b) Mixité temporelle, du temps réel à l’archive : la nature des informations sur les sites web de la presse quotidienne

Nous avons choisi de repérer la présence de quelques marqueurs temporels pour comprendre les rapports des éditions en ligne des quotidiens imprimés avec les informations conjuguées au passé comme au présent. Sur toutes les pages d’accueil du corpus nous avons noté l’affichage :

En premier lieu, nous remarquons que tous les journaux du corpus datent quotidiennement leur page d’accueil à l’exception du Républicain Lorrain ce qui n’a rien de surprenant puisque nous avons déjà noté que la page d’accueil de cette édition en ligne n’est pas construite autour de la notion d’information d’actualité. Dans ce cas précis, la page d’accueil affiche non seulement une mise en forme invariable mais des contenus qui semblent l’être aussi puisque seules apparaissent des rubriques sans repères temporels, sans qu’il semble y avoir de limites à leur validité. Autre cas un peu exceptionnel : la page d’accueil du site du journal chilien La Tercera, affiche bien une date correspondant à la dernière actualisation du site mais celle-ci remonte à quatre jours avant la constitution du corpus. Paradoxalement, ce site donne divers signes d’un traitement quotidien, voire même en « temps réel » de l’information (un nom de site qui revendique une périodicité quotidienne « diario La Tercera », une page d’accueil qui propose un bulletin météo, une rubrique intitulée « dernière heure » composée de brèves dont l’heure de la mise en ligne est notée, un appel à consulter les nouvelles du jour...) ; il est pourtant actualisé sur un rythme hebdomadaire... Tout se passe comme si ce quotidien de la presse imprimée se donnait l’image d’un journal en ligne à la pointe de l’actualité mais qui, en réalité, se trouve dans l’incapacité d’entretenir son site quotidiennement...

En ce qui concerne l’inscription de l’heure, elle constitue généralement le signe d’une actualisation régulière des contenus tout au long de la journée. La précision des heures de mises en ligne est effectivement associée, le plus souvent, à une mention qui intègre la notion d’actualisation. Pourtant, le terme d’actualisation ne suffit pas à prouver le fréquent renouvellement des informations ; il peut s’agir d’une forme de retour à une périodicité quotidienne comme l’indique clairement des mentions du type : « ce site est actualisé tous les jours à 8h00 » (voir le site du South China Morning Post) ou à 16h00 dans le cas du site de NRC Handelblad.

Quelques sites horodatent les informations de dernières minutes annoncées en page d’accueil ce qui tend à créer un effet de flux même discret (voir notamment les sites de La Stampa, de Dagens Nyheter, et du Jerusalem Post). La majorité des éditeurs ne procèdent pas ainsi, préférant indiquer à côté de la date du jour, l’heure à laquelle la dernière intervention sur les contenus a eu lieu, sans autres précisions. De fait, les sites qui ne donnent aucune indication horaire de quelque façon que ce soit représentent près de 60% du corpus (59,65%). Ils affichent clairement une périodicité quotidienne héritée de l’édition imprimée, ce qui témoigne des ambitions limitées des éditeurs pour qui le site constitue simplement une diffusion supplémentaire du fonds informationnel du journal papier. Il demeure que plus de la moitié des journaux de notre corpus (63,16%), et la majorité des journaux français ne donnent aucune précision quant à l’actualisation de leur contenu sur la page d’accueil.

L’inscription de l’heure s’apparente parfois à une horloge qui fonctionne en continu sans aucun rapport avec la vie du site. Son affichage peut produire un effet d’instantanéité alors qu’il ne concerne que l’heure de la consultation (voir par exemple la page d’accueil du site Die Burger).

Quelques concepteurs de sites précisent le fuseau horaire du territoire depuis lequel ils s’expriment, ce qui témoigne d’une attention toute particulière portée aux connexions lointaines. En effet, si l’heure est déjà une façon de rattacher l’émetteur au lieu depuis lequel il s’exprime, la mention du fuseau horaire amplifie l’effet de territorialisation. Il n’est pas étonnant que cette précision demeure le fait de quelques sites des Etats-Unis d’Amérique, pays dans lequel la question des fuseaux horaires se pose inévitablement. Plus remarquable, l’attention portée à ce type de détail par le site du The Daily Star, journal libanais qui s’adresse explicitement à la diaspora libanaise.

Sans tirer de conclusions trop hâtives de cette observation, nous pouvons toutefois affirmer que les tirades sur l’actualité en temps réel désormais à la portée des journaux de la presse imprimée ne semblent pas trouver d’écho auprès de nombreux producteurs de sites d’informations. Donner des précisions horaires reste un signe de performance qui ne semble pas à la portée du plus grand nombre en ce printemps 2000...

Un détail a attiré notre attention : la présence sur certains sites d’un numéro d’édition, repère hérité de l’imprimé qui peut paraître pour le moins anachronique... Pour quelques journaux, cette précision représente un moyen supplémentaire d’affirmer le lien fort qui les lie à l’édition imprimée puisque le numéro porté sur le site correspond à celui du journal papier du jour... (voir les pages d’accueil de Fraternité Matin, The Times, Liberté, El Khabar...) D’autres journaux ont fait le choix de numéroter leur édition sur le réseau, comme pour afficher une certaine ancienneté, un savoir faire (voir notamment les sites des journaux suivants : The Daily Telegraph, Clarin, El País)... Peut-être aussi pour se donner des repères, se créer une histoire... C’est d’autant plus surprenant que les éditions en ligne ne semblent pas constituer des objets autonomes, distincts comme le sont les différents numéros d’un titre imprimé. Les éditions en ligne paraissent exister de façon éphémère avant d’être rapidement réorganisées et traitées sous forme d’archives gérées par une base de données. La preuve en est que les journaux dans leur immense majorité, n’archivent pas leur éditions en ligne mises en forme... à l’exception notable du San Francisco Chronicle qui permet l’accès à toutes les éditions quotidienne du site, permettant de remonter jusqu’au 1er janvier 1995 et du Jerusalem Post qui fait de même sur une année seulement.

En dernier lieu, l’observation systématique des pages d’accueil du corpus révèle que près de 40% d’entre elles ne proposent pas d’accès aux archives. (Nous réservons notre appréciation concernant les deux sites suédois et norvégien du corpus pour lesquels il nous est difficile d’affirmer avec certitude l’absence ou la présence d’accès aux archives). Les archives peuvent aussi être intégrées à des dossiers thématiques (voir le site de l’Irish Times). Sans s’afficher comme une rubrique ou un service à part entière, les archives sont proposées d’autant plus volontiers, en complément d’un article ou dans le cadre d’un dossier, que le site n’envisage pas de les faire payer. Par exemple, la page d’accueil de Libération n’annonce pas clairement de rubrique intitulée « archive » (le petit moteur de recherche en tête de page n’est pas nécessairement très explicite à cet égard), mais le site offre dans le cadre de nombreuses rubriques une rétrospective des articles parus et diffusés sur le Web.

Quand la consultation des archives est payante, le prix fixé pour accéder à un article en texte intégral n’est qu’exceptionnellement mentionné en page d’accueil (sauf sur le site du Jerusalem Post ; notons au passage que leurs archives sont désormais gratuites). Il faut s’engager plus avant dans la recherche pour découvrir les tarifs pratiqués. Sans entrer dans le détail de chacune des offres, on peut cependant remarquer que la plupart des éditeurs encouragent le paiement de forfaits, le prix unitaire apparaissant par comparaison tout à fait prohibitif : ainsi, sur le site du Chicago Tribune, le prix unitaire est de 2.95 dollars américains et sur Le Monde, il est demandé 2 euros pour un article en texte intégral et 1 euro supplémentaire pour frais bancaires à chaque transaction...

Tous les sites qui proposent des archives le font à partir de moteurs de recherche. Les fonctionnalités du dispositif, stockage, recherche et actualisation automatiques etc., sont donc parfaitement exploitées. L’archive induit une logique documentaire avec des opérations d’indexation, de référencement, de sélection, ce qui fait dire à Roselyne Ringoot que « la transformation du texte journalistique en document est radicalisée »510.

En dehors d’un éventuel manque de moyens (tout à la fois compétences mais aussi moyens économiques) ou de problèmes juridiques (l’archive est au coeur des conflits qui opposent les journalistes et les éditeurs ; la question étant de savoir si la consultation des archives constitue une nouvelle publication du texte, auquel cas celle-ci est soumise au règlement des droits d’auteur), l’absence d’accès aux archives sur de nombreux sites reste plutôt surprenante. Cependant, il faut noter que le rythme hebdomadaire, proposé à travers magazines et dossiers permet la lecture d’articles datant parfois d’une semaine et plus encore. Sans être véritablement de l’archive, la présence de ces textes relativement anciens parfois renforcent la mixité temporelle à la surface des sites de la presse quotidienne : brèves horodatées, actualité quotidienne, rubriques et magazines hebdomadaires, textes archivés sur plusieurs années... Toutes ces temporalités se mêlent au sein des sites du corpus, associant le durable et le fugace, transformant l’éphémère en pérenne par l’accès possibles aux archives...

En conclusion, les éditions en ligne proposent une information hybride mêlant diverses temporalités. Entre le stock (l’archive) et le flux (l’information continue), le journal semble surtout se situer dans la permanence511. Permanence des informations qui jamais ne se périment, intégrant les archives qui constituent la mémoire du journal ; permanence encore de leur disponibilité puisqu’elles sont accessibles en tout point de globe et à tout instant.

Avant de poursuivre notre étude concernant le journal en ligne envisagé comme un espace éditorial à définir, à circonscrire et au sein duquel la circulation et les parcours possibles sont à organiser de façon stratégique, nous souhaitons faire une brève mise au point concernant non plus les constructions temporelles mais les représentations du territoire dans les sites de la presse quotidienne. Considérant qu’un média se définit notamment par l’agencement d’un espace-temps qui lui est propre, sachant que l’espace (notion physique mais aussi et surtout symbolique) est tout autant le territoire auquel le média se réfère que le territoire éditorial, nous avions envisagé, à la suite des questions de temporalités, d’aborder celles qui concernent les références au territoire. Nous avons donc essayé de réfléchir aux représentations du territoire sur les sites de journaux du corpus. Pour diverses raisons que nous exposons ci-après, il apparaît que l’analyse formelle des pages d’accueil ne permet pas d’aborder de façon satisfaisante la construction des représentations du territoire dans les sites du corpus. En réalité, le problème auquel nous avons été confrontée (et qui n’est pas spécifique à l’information en ligne) concerne la nécessaire connaissance d’un territoire pour que la reconnaissance puisse avoir lieu, pour que l’inscription territoriale du titre de presse prenne sens. Il est donc impensable d’envisager l’analyse des représentations du territoire de régions que nous ne connaissons pas.

Dans le cas du journal papier, le premier signe visuel de son inscription territoriale est lié à sa présence physique, repérable, répétée et reconnaissable dans le paysage local (en kiosque, au café, dans les mains de ceux qui l’achètent, le promènent ostensiblement et le lisent). C’est pourquoi, il est probable que « la mise en ligne du journal qui correspond à une forme de dématérialisation. Sa circulation à travers les réseaux estompe son inscription dans un territoire »512. Mais alors, comment interpréter les nombreuses créations de sites de ville, exercice auquel se prêtent aussi les journaux imprimés ?

S’agissant du contenu maintenant, il faut s’interroger sur la capacité des images publiées par les journaux à montrer et dire le territoire dans la mesure où nous considérons que la trace indicielle d’une réalité physique ne signifie rien en soi. Dans le cas de la presse par exemple où la photographie se veut illustration, exposition de lieux ou de personnes, on est contraint de reconnaître que ces images n’ont que peu de sens si l’on est étranger au territoire concerné, si notre système de références et nos connaissances ne nous permettent pas de les interpréter. L’ajout d’éléments textuels divers (titre, légende, article ou nom du journal, souvent un toponyme) est absolument nécessaire sans qu’il soit jamais possible de faire l’économie de la capacité de reconnaissance et d’interprétation par le lecteur des formes qui lui sont ainsi proposées. Finalement, les images pas plus que les mots ne peuvent signifier le local sans une connaissance préalable du lecteur ; la reconnaissance venant dans un second temps. Par-delà la question des images et des formes, cette nécessité impérative de connaissance, de lien préalable pour appréhender le territoire et plus particulièrement le local se perçoit tout particulièrement à travers l’intérêt que suscite par exemple la rubrique nécrologique des journaux locaux.

Compte tenu de ces quelques réflexions, nous avons conclu que seules, des approches collectives ou fonctionnant à partir de la mise en commun des travaux de différents chercheurs sur des lieux bien connus d’eux-mêmes peuvent permettre d’aborder de façon satisfaisante, (y compris de manière transversale) les problématiques du traitement du territoire par les journaux en ligne513.

Nous poursuivons donc notre étude autour d’un territoire envisagé comme l’espace de l’expression éditoriale.

Notes
509.

Toutes les données de l’observation relatives à cette étude de la mixité temporelle sur les sites de la presse quotidienne sont consultables en annexe 17.

510.

RINGOOT Roselyne, « Les constructions temporelles sur l’Internet local », op. cit.

511.

C’est d’ailleurs à partir de la notion de permanence que le Nouvel Observateur définit son édition en ligne. En page d’accueil comme sur les feuillets imprimés, le site est annoncé comme “le journal permanent du Nouvel Observateur”. http://www.nouvelobs.fr

512.

UTARD Jean-Michel, « Les frontières de l’hypertexte. Textualisation de la PQR en ligne et figures d’énonciation », Media local.net ?, RINGOOT R., RUELLAN D., THIERRY D., (coord. par), à paraître au printemps 2002.

513.

C’est d’ailleurs cette approche qui a été retenue par le programme de recherche de l’ONTICM piloté par l’IUT de Lannion sur l’information locale à l’heure d’Internet.