B. Mises en formes du territoire éditorial : le dessin des frontières, le tracé des routes

Ainsi que nous avons pu le constater lors de notre étude sur le dispositif, la consultation nécessite un affichage sur écran de documents souvent qualifiés de virtuels ou d’immatériels alors qu’il s’agit de les définir à partir de leur mobilité spécifique : une articulation de temps et de mouvement comme le rappellent Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier514. Comment dès lors, intégrer ces dimensions traditionnellement plus proches du flux que de l’édition dans un travail centré sur des questions de formes ? En accord avec Bernard Lamizet, nous estimons qu’il est fondamental d’aborder les questions d’itinéraires, de parcours, de navigation dans le cadre d’une étude des formes des documents multimédias.

‘« Dans le champ de la communication multimédiatée, le concept de forme est la condensation, à un certain moment de la consultation d’un programme d’information, d’un certain nombre de traits distinctifs structurés et déplacés dans des parcours stratégiques du sujet de la communication. On peut, dans ces conditions, définir le concept de forme dans la communication multimédiatée comme un lieu, et non comme un objet. [...] La dialectique entre forme et information se structure, enfin, dans le processus même de la navigation de l’utilisateur. »515

Il faudrait bien sûr, rappeler ici les puissantes métaphores autour de la notion d’espace qui viennent nourrir la mythologie du réseau Internet516 dont Philippe Breton révèle les dimensions « cultuelles »517. Ainsi, les termes de navigation et d’exploration invitent à penser le mouvement, celui d’internaute rappelle clairement ceux d’astronautes et cosmonautes, sans oublier les plus récents comme la notion de portail qui nous ramène à des considérations plus terrestres et propriétaires et bien sûr l’incontournable terme de site qui exprime à lui tout seul un espace territorialisé et repéré.

Les questions de navigation peuvent être abordées de diverses manières. Fidèle à nos choix initiaux, nous resterons centrée sur les sites de notre corpus, considérant qu’une étude de leurs propositions de parcours de lecture ou de consultation nous permet de compléter et clore (provisoirement) cette études des formes de la presse en ligne. Reprenant les conclusions de Franck Rebillard sur l’hypertextualité considérée comme un « dispositif central de la presse sur cédérom et sur le Web »518 dans le cadre d’une étude sur la presse spécialisée sur le multimédia, nous faisons le choix d’appréhender les questions de territoire éditorial et de navigation à partir des indices laissés à la surface de ce qui s’affiche à l’écran, à partir donc des liens activables. Il s’agit par conséquent d’appréhender l’hypertextualité comme un maillage stratégique, comme une activité de programmation, de construction qui délimite et structure le territoire éditorial. Il nous appartient donc de qualifier ce territoire ainsi que les parcours programmés. Doit-on considérer les journaux en ligne comme des espaces structurés en rhizome pour reprendre la terminologie de Gilles Deleuze et Félix Guattari519, infiniment ramifiés et labyrinthiques ou plus rationnellement, comme une arborescence maîtrisée et hiérarchisée ? La consultation est-elle un parcours effectué en aveugle dans les profondeurs du réseau, ou bien de façon plus transversale dans un espace ouvert ?

Pour répondre à ces questions, nous avons travaillé sur trois sites du corpus, étudiant les liens inscrits en page d’accueil, les pages auxquelles ils renvoient et, de façon plus ponctuelle, quelques pages n’ayant aucun lien direct avec la page d’accueil.. Il s’agit des sites de USA Today, El País et Libération. Nos compétences langagières ont naturellement écarté certains sites : le repérage de la distribution des contenus rend en effet, nécessaire la compréhension des données proposées dans chacune des pages consultées. Nous avons limité le nombre des sites, considérant que si les résultats se répètent et confirment les constats et intuitions précédemment énoncés, il y a tout lieu de conclure à l’existence d’une forme quasi normalisée ou en voie de normalisation, sachant que les sites choisis sont considérés comme des références, comme des modèles par les professionnels du secteur. Les pages d’accueil de ces sites proposent respectivement 164, 151 et 69 liens activables. Chaque page a été enregistrée, répertoriée (numérotée et nommée), chaque contenu décrit. À partir de ces données, nous avons cherché à appréhender les frontières du territoire éditorial par-delà la façade de la page d’accueil et à comprendre quels parcours sont envisagés et prévus par les éditeurs.

Deux questions ont principalement guidé notre travail et correspondent aux deux volets de cette étude de l’hypertextualité des site de presse.

Premièrement, les sites de presse sont-ils des territoires ouverts, proposant notamment des accès aux sources ainsi qu’à des données complémentaires ? Bref, l’énonciateur ouvre-t-il les frontières de son territoire éditorial ou préfère-t-il conserver la parole en dehors d’accords commerciaux rémunérateurs ? Adoptant une perspective axée sur les usages, la question peut aussi se décliner en termes de liberté ou de captivité pour l’internaute.

Deuxièmement, puisque l’hypertextualité se construit, se programme, l’analyse doit révéler l’existence de circuits obéissant à diverses stratégies. Les sites sont-ils aussi ramifiés que la page d’accueil le laisse supposer ? Quelles sont les logiques qui expliquent la structuration des sites et les parcours rendus possible par les éditeurs ? De quelle marge de manoeuvre dispose réellement l’internaute ?

La réponse à ces questions doit nous conduire, enfin, à préciser la distribution des rôles envisagée par les éditeurs : quels rôles et quelles fonctions veut assumer la presse en ligne et quels sont ceux qu’elle attribue aux internautes qui consultent les sites ?

Notes
514.

JEANNERET Yves, SOUCHIER Emmanuël, « Pour une poétique de “l’écrit d’écran” », op. cit., p. 99

515.

LAMIZET Bernard, “Les défilés de la communication multimédiatée”, in LANCIEN Thierry (coord.) Cahiers du français contemporain, n°6, ENS Éditions, mai 2000, p. 21-22

516.

Cette mythologie accompagne le développement du réseau dès ses débuts. Son introduction en France voit le déferlement d’articles et d’émissions de vulgarisation, qui dans leur souci de simplifier, d’illustrer et de dramatiser pour retenir l’attention contribuent très largement à l’imprégnation des métaphores issues des univers de la science-fiction et de la bande-dessinée. Notre travail de recherche (pour l’obtention d’une maîtrise en sciences de l’information et de la communication) effectué en 1995-1996 en témoigne de façon très claire.

517.

BRETON Philippe, Le culte de l’Internet, op. cit.

518.

REBILLARD Franck, « L’hypertextualité, dispositif central de la presse sur cédérom et sur le Web. Le cas des publications consacrées au thème du multimédia », in LANCIEN Thierry (coord.) Cahiers du français contemporain, n°6, ENS Éditions, mai 2000, p. 41-53

519.

DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix, Mille Plateaux, op. cit.