II. L’hypertextualité pour maîtriser la circulation sur le territoire éditorial

Derrière la question de la circulation, de la navigation ou des parcours de consultation, se trouve la question sous-jacente de l’organisation des contenus, de la structuration du territoire éditorial. Plusieurs fois évoquée dans ce travail, l’opposition entre une pensée du réseau proliférant, infiniment ramifié grâce à d’innombrables connexions intuitives avec la pensée d’un réseau plus organisé, plus hiérarchique et structuré en arborescence apparaît de nouveau en toile de fond... Par-delà les perspectives très vastes qui s’intéressent aux réseaux d’une façon générale, ces questions concernent, bien entendu, les hyperdocuments que sont les journaux en ligne. Reprenant nos conclusions au sujet du dispositif, l’hypothèse d’une organisation en abîme correspondrait parfaitement au mode de gestion des données par les systèmes d’exploitation informatiques (bureau, dossiers, sous-dossiers, fichiers). Elle pourrait fort bien aussi, constituer un des héritages de la presse imprimée dont le mode de présentation des informations au sein du journal se structure autour d’une organisation hiérarchisée et en abîme avec les différents niveaux de rubriques ou de titres. Enfin, cette hypothèse d’une organisation des contenus en abîme ne serait pas sans rappeler celle des systèmes documentaires usant notamment de la classification décimale de Dewey (CDD). Cette classification hiérarchique, fondée sur une notation décimale, permet d’organiser, d’ordonner des documents de nature hétérogène autorisant l’inclusion du particulier dans le général. Part ailleurs, notre étude de la forme ayant révélée l’omniprésence des nombreux menus et l’orientation du journal en ligne vers une structure automatisée proche d’une base de données documentaire invitent à penser que la presse sur le Web organise strictement ses contenus et que les sites ne sont pas conçus pour le vagabondage et les parcours « déambulatoires »524... Cette hypothèse reste, bien entendu, à confirmer par une étude qui implique d’aller au-delà de la page d’accueil organisée en apparence de façon si rigide et maîtrisée.

Pour réaliser cette étude, nous avons donc repris les trois sites qui ont servi de support à notre analyse des limites du territoire éditorial. À partir des liens activables, nous avons cherché à comprendre la gestion des accès à l’information, les guidages ou plutôt les téléguidages de la consultation.

Le premier constat qui émerge de cette étude concerne la redondance des liens en plusieurs points de la page d’accueil comme des pages « intérieures » des sites de presse observés. Considérant tout d’abord la page d’accueil, le fait de répertorier de façon systématique toutes les pages accessibles à partir des liens activables nous a permis de constater que près d’un tiers des liens sont doublés et conduisent à des pages identiques dans le cas du site d’El País (28%) et de celui d’USA Today, (27% si l’on ne prend pas en considération les liens accessibles à partir du menu déroulant). La proportion de liens doublés, triplés et même quintuplés augmente sur la page d’accueil du site de Libération atteignant les 43% (voir par exemple le lien n° 2 qui conduit sur la même page que les liens n° 25, 26, 28 et 47...).

Comme il nous a déjà été donné de le constater, les pages « intérieures », reliées ou non à la page d’accueil, sont relativement hétérogènes dans leur forme qu’il s’agisse d’apparence visuelle ou d’organisation des contenus. Travailler autour de perspectives quantitatives et de rapport de proportions apparaît donc beaucoup moins significatif. Nous nous contenterons d’évoquer à leur sujet quelques tendances notables pour lesquelles nous nous efforcerons de présenter quelques exemples.

Concernant tout d’abord les pages directement liées à la page d’accueil (que nous appelons parfois pages de niveau deux en référence à une structure arborescente dont l’existence reste à démontrer), il apparaît nettement qu’elles sont nombreuses à ne pas présenter de contenus réellement rédactionnels mais une fois encore, des listes, sortes de sous-menus des rubriques annoncées. Les articles sont très rarement accessibles dès le deuxième « clic »... Si cela peut sembler prévisible alors qu’on demande l’affichage d’une page correspondant à un lien intitulé « multimédia » ou « dossiers » par exemple, c’est plus inattendu quand le lien fait suite à quelques lignes décrivant brièvement la teneur d’un article. (Ainsi, les liens numérotés de 75 à 80 sur la page d’accueil du site d’USA Today renvoient à des pages souvent construites sous la forme de listes d’articles résumés. Il faut repérer les quelques lignes concernant l’article dont la lecture est souhaitée puis cliquer sur le lien « Full story » pour accéder au texte intégral). Alors même que l’on active un lien qui fait suite au descriptif d’un article, certains éditeurs ne veulent pas se priver de l’opportunité de présenter un sommaire concernant la rubrique au sein de laquelle s’insère l’article en question (Le site de Libération en fait un système de fonctionnement, cherchant à attirer le lecteur par une amorce d’information d’actualité pour ensuite lui imposer l’affichage d’un sommaire)... Nous retrouvons ainsi, l’importance déjà constatée à diverses reprises des multiples menus et de leur pouvoir de signifier la maîtrise de l’éditeur par une organisation extrêmement structurée et sous-divisée...

En second lieu, il apparaît que certains éditeurs font le choix de donner un accès direct depuis la page d’accueil à certaines pages placées à des niveaux relativement « reculés » de l’arborescence. C’est le décodage de l’adresse des fichiers concernés qui nous permet d’affirmer l’existence de cette pratique qui, par ailleurs, est essentiellement le fait du site du journal USA Today et, plus généralement de la plupart des sites qui présentent une page d’accueil affichant un nombre important de liens activables (Chicago Tribune, Jerusalem Post, etc...) Ainsi les pages sur les informations internationales (lien n° 13, http://usatoday.com/news/world/nw1.htm ), sur la politique (lien n° 14, http://usatoday.com/news/politics/polifront.htm ) constituent, en réalité, des sous-rubriques de la rubrique principale intitulée « news » (liens n° 4 et 158, http://usatoday.com/news/nfront.htm ).

La page concernant la campagne électorale (voir le lien n° 15, http://usatoday.com/news/politics/campfront.htm#topnav ) se situe à un niveau plus « reculé » encore, derrière la politique, elle-même considérée apparemment comme une sous-division des « news »...

La multiplicité des accès possibles à une même information est la conséquence logique de ce type de pratique. Cette redondance des parcours ne doit pas nous conduire à une conclusion hâtive sur la relative « pauvreté » de l’offre d’information mais bien plutôt nous inviter à souligner la complexité des réseaux de liens activables qui relient tous les fichiers entre eux. Le manque de visibilité lié au dispositif technique pousse donc les éditeurs à privilégier la répétition des liens et la multiplicité des itinéraires qu’ils supposent. Si les parcours de consultation sont multiples, les guidages induits par les liens semblent le plus souvent, chercher à rabattre les internautes sur les principaux axes de circulation par le rappel des menus de rubriques fondamentales.

Autre question envisagée lors de cette étude des parcours de consultation : les pages sont-elles toujours aussi ramifiées au fur et à mesure que l’on avance dans l’arborescence ou au contraire, le nombre de liens se réduit-il jusqu’à imposer une forme de « demi-tour » quand celles-ci s’avèrent être des impasses ? Existe-t-il donc des pages qui seraient des terminaisons, des fins de parcours ? Si tel est le cas, quelles possibilités sont offertes à l’internaute qui souhaite poursuivre son cheminement... En premier lieu il faut préciser que ces « terminaisons » possibles sont des pages qui présentent des articles ou à l’inverse, des informations éloignées de l’actualité, notamment des précisions sur le fonctionnement du site, sur les règles et engagements de l’éditeur et de l’internaute etc. Sur les sites étudiés, nous pouvons noter différents cas de figure.

Il est bien évident que les pages qui ne sont pas construites comme des sommaires présentent moins de liens que les accueils de rubriques accessibles dès les premiers niveaux de l’arborescence. Sur le site de Libération, la lecture de l’article concernant Lionel Jospin (annoncé en page d’accueil mais accessible seulement après deux opérations de sélection et de « commande ») peut être complétée avec la consultation de quatre articles présentés comme complémentaires. En clôture de page, des liens « article précédent », « article suivant », « lundi », « mardi » etc., « sommaire quotidien » et « Libération » permettent de consulter la liste des articles publiés dans la semaine ainsi que ceux du jour. Ce qui est plus surprenant, c’est l’offre de consultation des articles situés « avant » et « après » celui qui s’affiche à l’écran alors que ces notions ne sont pas particulièrement significatives dans un hypermédia structuré de façon non linéaire... Notons que l’article sur Lionel Jospin, annoncé en page d’accueil, accessible après un passage obligé par le sommaire des informations de la rubrique « quotidien » du jour, puis la sélection du lien placé en quarante-deuxième position selon notre décompte ne présente pas d’accès sur « l’extérieur » ; le retour sur la page d’accueil est matérialisé par le lien « Libération ».

Sur le site d’El País, pas de liens complémentaires à l’information qui s’affiche à l’écran, pas de liens sur l’extérieur, c’est la répétition des menus de rubriques qui permet à l’internaute de revenir sur les axes principaux de circulation... (voir par exemple, la composition de la page présentant un article, accessible à partir du lien n° 70 de la page d’accueil). Dans le cas d’une page située à la périphérie, comme le sont celles que nous avons logées dans la catégorie « extension » lors de notre étude du territoire éditorial, on notera que la co-présence des logotypes du site (El País Digital) et du supplément (El País des las Tentaciones) permet de retrouver les pages d’accueil du journal et de son sous-domaine en périphérie... (Voir les pages correspondant aux liens 92 et 93 du site El País Digital).

Dans le cas du site d’USA Today, l’affichage du texte intégral d’un article sera encadré par un menu de liens sur les diverses sous-rubriques de la rubrique principale. Plus concrètement, l’article traitant d’une question d’environnement (correspondant au lien n° 138 de la page d’accueil du site d’USA Today), placé dans la rubrique « santé », aura à gauche une liste de liens concernant la santé mais aussi un certain nombre d’autres liens affiliés à diverses rubriques proches comme celle de « life » ou « édition imprimée », etc. En clôture de pages, sont rappelées les rubriques essentielles du site, celles-là mêmes qui prennent place au niveau de l’en-tête de la page d’accueil... Une fois encore, notons qu’aucun passage sur « l’extérieur » du territoire éditorial n’est proposé à l’exception des encarts publicitaires disposés en divers endroits de la page.

De cette étude, il apparaît nettement que les éditeurs de la presse en ligne font le choix d’une structure arborescente de préférence à une organisation plus « intuitive »... Derrière l’apparente neutralité des menus et l’affichage ostensible d’un grand nombre de parcours possibles, une observation attentive révèle que beaucoup de liens sont dupliqués ; les listes de rubriques sont parfois reprises à l’identique en plusieurs lieux ... La redondance des menus et des liens contraint à une navigation plus circulaire, moins libre et ouverte sur l’extérieur que ce que les discours enthousiastes et prescripteurs tendent à faire croire.

La répétition et la multiplication des liens apparaissent comme une réponse des éditeurs aux spécificités du dispositif : c’est à la fois une tentative pour compenser le manque de visibilité, une façon d’exploiter les immenses capacités de stockage des réseaux informatiques tout en permettant une ré-exploitation d’un fonds informationnel déjà rentabilisé... Cette multiplication des liens qui a rendu impossible la réalisation de représentations graphiques de la navigation comme nous l’avions envisagé initialement contribue à entretenir une image extrêmement positive des sites de presse. L’entrelacs labyrinthique des liens activables constitue un réseau de connexions, de références, de données qui se donnent comme complémentaires et qui entretient l’idée d’un espace éditorial d’une grande richesse et au sein duquel l’internaute peut évoluer « librement »...

Notes
524.

CLEMENT Jean, « Du texte à l’hypertexte : vers une épistémologie de la discursivité hypertextuelle », op. cit..