CONCLUSION GÉNÉRALE

Au terme de cette étude et avant d’en rappeler les principaux résultats nous devons mentionner quelques-unes de ses limites et questions restées en suspens.

En premier lieu, les résultats sont évidemment limités par les perspectives propres de la recherche. Le choix des concepts fondamentaux (le dispositif, la forme signifiante et l’énonciation éditoriale), de la méthodologie (étude sémiologique du dispositif et d’un corpus particulier, constitué en fonction des objectifs de la recherche) conduit « naturellement » à des résultats qui mériteraient d’être complétés par des études engagées à partir d’autres approches disciplinaires, modèles théoriques ou démarches. Nous considérons cette recherche comme une contribution à un ensemble plus vaste de travaux sur le journal en ligne et l’évolution des médias d’une façon générale. C’est d’ailleurs probablement une des richesses majeures des Sciences de l’Information et de la Communication (mais aussi une des principales difficultés) que la pluralité des regards, des approches et des méthodes qu’elles autorisent.

En second lieu, il nous faut admettre avoir eu quelques difficultés en rapport avec la nouveauté du sujet choisi. Avertie des risques que l’on court à penser le nouveau à partir de références issues du passé, nous avouons volontiers ne pas connaître de solutions réellement satisfaisantes pour les éviter. Nous avons simplement fait le choix de refuser les systèmes d’explication préconçus pour préférer une posture de recherche qui admet l’inquiétante instabilité liée au risque permanent de remise en question, qui admet de n’être pas entièrement préprogrammée. Par ailleurs, nous pensons, que de la même façon qu’il n’existe pas d’objets en totale rupture avec le passé, la définition de concepts antérieurs à la recherche et les travaux qui l’ont précédée restent opérationnels pour aborder ces phénomènes émergents qui portent toujours la trace du passé. Il demeure néanmoins qu’entre le refus d’adopter sans réserve le vocabulaire des métaphores à succès et notre réticence vis-à-vis de nombreux néologismes dont la définition ne semble concerner que leurs auteurs, la voie est singulièrement étroite pour définir ce qui, justement, « émerge ».

Enfin, il s’agit de garder à l’esprit que ce travail s’est intéressé à ce qui, nécessairement, ne constitue qu’une étape de l’histoire de la presse en ligne. Même si les évolutions à venir de la presse sur le Web infirment certains de nos résultats, les changements ne sont jamais aussi brutaux qu’on veut bien nous le dire et notre travail, loin de prétendre avoir fait le tour de la question, constitue seulement l’amorce d’une recherche à poursuivre. Dans le cadre des réponses que nous apportons à nos hypothèses de départ, nous relevons d’ailleurs certaines questions restées sans réponses et que nous envisageons d’intégrer à nos perspectives de recherches dans un futur proche. Pour l’heure, nous nous contentons de présenter les réponses apportées par la recherche aux hypothèses initiales

  1. Ainsi, nous affirmions dans notre introduction qu’avec la presse en ligne, le poids de la médiation technique s’accroît ou se déplace, imposant de façon nouvelle, une charge importante en matière d’équipements et de compétences à celui qui consulte.
    À la suite de notre étude du dispositif nous avons en effet constaté un transfert de charges de l’éditeur vers le « récepteur ». Qu’il s’agisse d’équipement, de savoir-faire opératoire ou de pilotage de la consultation, le récepteur gagne en responsabilité. Il doit non seulement faire l’effort financier de l’équipement et des connexions, mais il doit surtout apprendre à évoluer dans un univers complexe au sein duquel la technique est omniprésente.

  2. Nous avons aussi émis l’hypothèse qu’un des problèmes majeurs du dispositif de la presse en ligne concerne le manque de visibilité dont souffre notamment le produit éditorial, c’est-à-dire le journal en ligne lui-même.
    En effet, le produit d’information sur le Web est “dématérialisé” par rapport au journal imprimé (ce qui n’est pas synonyme d’absence de matérialité). Son inscription physique dans l’environnement quotidien est moins évidente, moins visible. Par ailleurs, l’accès au produit éditorial nécessite un équipement relativement important, onéreux, encore rarement mobile, et plus de compétences que la prise en main du journal ou l’allumage du poste de télévision. Ce qui fait des sites d’informations d’actualité sur le Web, des produits éditoriaux moins accessibles, moins vus et moins visibles que leurs équivalents sur des supports plus « traditionnels ». De plus, le journal en ligne ne s’impose pas à la vue de son public potentiel, l’affichage ne se fait que si l’usager en fait la demande ; il ne le voit jamais comme un “tout”. En dernier lieu, il faut aussi considérer l’abondance de l’offre sur Internet qui rend plus aléatoire l’attention portée à un produit en particulier.
    En réponse, les éditeurs de sites d’informations d’actualités générales s’inscrivent dans une filiation qui se repère, comme toute filiation, à partir des ressemblances visuelles et nominatives avec le média qui revendique la paternité du site. Les avantages de ce type de stratégie sont nombreux et limitent les inconvénients du manque de visibilité du produit éditorial. En effet, l’inscription dans une filiation offre d’emblée une certaine notoriété au site Web et un relais promotionnel à peu de frais. Elle permet de créer une attente qui doit compenser partiellement les difficultés d’accès au produit éditorial, générant des connexions au moins par curiosité dans un premier temps. Le site acquiert d’emblée une identité héritée qu’il lui appartiendra par la suite de développer de façon à gagner une autonomie relative, un positionnement spécifique qui seuls peuvent justifier l’existence et la pérennité du nouveau produit éditorial.
    • Le manque de visibilité se retrouve aussi au niveau des contenus qui se donnent à voir à la surface des écrans. Les conséquences attendues de ce manque de visibilité des contenus sont la décontextualisation des informations toujours plus fragmentées, la difficulté de repérage et la déperdition en termes de signification qui leur est nécessairement associée.
      En réponse, les éditeurs des journaux d’actualité générale en ligne s’efforcent de développer une rhétorique visuelle et une sémantique spatiale qui passent notamment par le marquage formel du territoire éditorial et une organisation de ce dernier extrêmement structurée, visuellement explicite et omniprésente. La maquette de la page d’accueil apparaît comme un cadre rigide au sein duquel doivent se loger des informations calibrées, souvent gérées de façon automatique. Le traitement par les sites de presse des attentats qui ont endeuillés les Etats-Unis en septembre 2001 confirme nos résultats. Les sites qui ont voulu faire entrer l’événement dans les espaces pré-calibrés en page d’accueil ont à ce point écrasé et nivelé l’information qu’elle a pris l’apparence d’une mauvaise farce du fait de la disproportion entre l’importance de l’événement et la place qui lui était accordée. Certains sites (émanant le plus souvent de quotidiens nationaux) ont fait disparaître leur page d’accueil, sous la pression conjuguée du nombre des connexions et de la dimension exceptionnelle de l’événement, pour afficher une page simplement constituée d’un titre et d’un texte progressivement enrichis au fil des heures avec des images et des liens hypertextes sur des sources d’informations complémentaires. Dès le lendemain, la plupart des journaux en ligne avaient retrouvé une apparence presque “normale”, laissant le soin aux éditions imprimées de dire, ou plutôt de crier l’événement.
      De la maquette, les éditeurs attendent qu’elle marque, dessine et organise le territoire énonciatif. Il s’agit d’un véritable programme d’identité visuelle qui doit articuler la présence d’un logotype, une signalétique claire qui contribue à définir les frontières et les parcours possibles au sein de l’espace éditorial. L’éditeur se sert de la maquette comme d’un outil de repérage et de contextualisation des discours mis à la disposition de son public. Elle nous semble aussi constituer un moyen important pour renforcer et prolonger le lien qui l’unit à ce dernier. Ainsi, la maquette crée un lien énonciatif entre les pages par une ressemblance formelle, elle a notamment pour mission de signifier en permanence l’identité de l’émetteur. Elle doit favoriser la poursuite de la consultation par le rappel permanent des principales rubriques du journal ; elle permet parfois (mais encore trop rarement) de comprendre le statut de l’information en indiquant sa situation dans l’organisation globale du site.

  3. Notre travail confirme que le dispositif engendre un rapport paradoxal au produit éditorial. Le journal en ligne impose une distance avec les informations affichées tout en créant pourtant une forme de fascination, mais celle-ci est dirigée vers le dispositif lui-même. Ainsi, le dispositif impose une certaine configuration des produits éditoriaux quels qu’ils soient : il importe notamment que l’usager trouve une interface graphique lui permettant certaines manipulations, de faire des choix et piloter sa consultation.
    Il apparaît que les éditeurs de sites d’informations d’actualité générale se conforment aux prescriptions du dispositif en matière de navigation et de manipulation multipliant les offres de parcours au sein des sites. Les éditeurs de presse proposent cependant un produit aux formes spécifiques correspondant à la conception qu’ils ont de l’offre qu’ils pensent devoir développer compte tenu de leur métier et de leur analyse stratégique du marché de l’information en ligne. C’est ainsi que les éditeurs de presse choisissent de privilégier la quantité, quantité qu’ils concentrent tout particulièrement sur la page d’accueil. Ce faisant, ils amplifient encore le phénomène de distanciation ; l’absence de contrastes, de variations importantes de la typographie (gros titres) et d’images fortes en grand format évacue l’émotion que suscite habituellement le travail éditorial de la mise en valeur de l’événement.

  4. Nous avons émis l’hypothèse que la multimodalité est en réalité plus interdite que permise par le dispositif du fait de l’interdépendance des différents constituants du réseau qui dissuade toutes les velléités d’innovations ou de performances techniques. Différents paramètres, comme les taux de transferts sur le réseau Internet, l’équipement des usagers et leurs compétences en informatique constituent autant de risques d’échecs de la consultation.
    De fait, la multimodalité, très peu développée sur les sites de notre corpus n’a donc pu être observée. Nous ne pouvons donc répondre à cette hypothèse que par une nouvelle hypothèse que nous émettons à partir de déductions liées à notre étude du dispositif et de nos connaissances des pratiques en vigueur. Il nous semble donc, (cela demanderait à être confirmé par une étude rigoureuse auprès des professionnels) que les éditeurs de la presse d’actualité générale en ligne, considérant que leur objectif demeure de toucher le plus grand nombre, ne développent pas ou peu le potentiel multimédia du journal électronique. En effet, le nombre limité de personnes pouvant accéder à des produits réellement multimédias sur le Web limite singulièrement son intérêt surtout quand sa mise en oeuvre nécessite de nouveaux équipements et nouvelles compétences au sein des entreprises de presse. L’alternative à l’achat de matériel, l’embauche de personnel compétent ou la formation de « salariés maison » consiste à nouer des partenariats avec des éditeurs qui maîtrisent la production audiovisuelle. En dehors de quelques grands groupes de communication ayant développé des stratégies d’intégration horizontale, il n’est pas évident que ces collaborations se développent facilement.

  5. Notre hypothèse concernant l’interactivité, envisagée dans sa dimension de contact, a aussi été laissée de côté car elle se situe à la marge de la problématique de la forme à laquelle nous avons consacré notre étude de corpus. Cette forme de communication, exploitée essentiellement dans les forums, les listes de diffusion et la messagerie électronique constitue la fonction la plus utilisée sur le réseau Internet et devrait probablement jouer un rôle primordial dans le développement de la presse en ligne si l’on en juge par le nombre des réactions recueillies sur les forums des journaux en ligne au lendemain des attentats qui ont touché les Etats-Unis le 11 septembre 2001. Il s’agit à nouveau d’un chantier prometteur pour la recherche.

  6. Nous avons affirmé aussi que l’hypertexualité est particulière en ce sens qu’elle est indissociable du Web, véritable matérialisation de la ramification des documents sur le réseau. Par-delà son statut de constituant nécessaire du produit éditorial sur le Web, les liens hypertextes sont des éléments signifiants parce que structurants et manifestant des intentions, des choix, des stratégies qui en tant que tels participent de la définition identitaire de chaque journal en ligne.À partir de l’usage que font les éditeurs de l’hypertextualité nous pensons pouvoir distinguer plusieurs fonctions de cette dimension spécifique dans le cadre des journaux en ligne :
    • En premier lieu, l’hypertextualité contribue à la structuration et à l’organisation des informations. La presse en ligne utilise le plus souvent les liens hypertextes non dans une perspective d’enrichissement (établir des correspondances, des connexions, des résonances avec d’autres sources, d’autres textes...) mais plutôt pour construire une arborescence, forme héritée du bureau électronique (bureau, dossier, sous-dossiers, fichiers etc...).

    • Les liens hypertextes constituent des marqueurs des choix éditoriaux des journaux en ligne. Les liens manifestent les partenariats, la sous-traitance mais aussi la stratégie en matière de gestion des connexions. En effet, la programmation des parcours de lecture possibles nous renseigne sur les intentions des éditeurs. Notre hypothèse est qu’ils cherchent à retenir leurs visiteurs en limitant le nombre de liens offrant un accès sur d’autres sites.

    • Les éditeurs exploitent les liens hypertextes parce que leur seule présence véhicule un discours sur le monde, constitue une promesse d’accès instantané au savoir... Les liens hypertextes contribuent à donner une image positive au journal. Leur accumulation est une promesse de richesse de contenus, le journal en ligne se donne ainsi des airs d’encyclopédie ou de centre de documentation mais la navigation s’avère plus circulaire qu’on ne l’imagine de prime abord ...

  7. Enfin, notre dernière hypothèse s’intéressait aux capacités du dispositif d’abolir certaines contraintes de la presse quotidienne imprimée concernant principalement la diffusion des journaux et la périodicité quotidienne de parution.

Pour les raisons déjà évoquées, les rapports qu’entretiennent les éditions en ligne des quotidiens avec le territoire n’ont pas été étudiés. Concernant la question des temporalités du journal sur le Web, nous avons noté que co-existent trois registres principaux : l’éphémère d’une actualité renouvelée tout au long de la journée ou par défaut, une fois par jour ; la permanence d’informations qui persistent à l’écran, que l’on recycle sous forme de dossiers thématiques ; le stockage des articles (les textes mais pas les images) mis à disposition sous forme d’archives dans une base de données. L’étude des temporalités confirme que le journal sur le Web se présente avant tout comme une offre, une mise à disposition d’informations de natures diverses qui voudrait concerner le public le plus large possible. Le journal en ligne ne va pas à l’encontre du paradigme des médias de masse, mais il contribue à en déplacer certaines de ces dimensions. La notion de « one to one » est une formule marketing qui cache une gestion de la quantité extrêmement rationalisée et automatisée ; pour les éditeurs de la presse en ligne s’il s’agit de développer l’offre à destinations de certaines cibles particulières, il faut, paradoxalement n’en exclure aucune...

Alors que la société ne cesse de toujours plus normaliser, calibrer, rationaliser, les risques d’accroissement des inégalités qu’ont attribue volontiers (de façon intéressée) aux problèmes de sous-équipement sont probablement plus liées aux compétences des individus qui les manipulent, à la capacité d’en user sans se laisser abuser, à celle aussi de résister au rouleau compresseur des automatismes, au leurre des machines intelligentes... Comme nous l’écrivions dans la conclusion de la deuxième partie de cette étude, le dispositif, sans être neutre, tout à la fois contraint, interdit, contrôle, autorise, co-produit et signe. Il nous appartient donc, avec discernement et sans nier les intérêts des nouvelles technologies, de résister aux pressions de la mise en conformité systématique et d’en tirer le meilleur parti.