Dans quelle mesure le pari d’une science des oeuvres littéraires a-t-il été tenu au cours du vingtième siècle ? Il faut au moins remonter à Lanson1 pour que l’idée d’interpréter le texte littéraire comme le résultat d’une configuration historique et sociale, voie le jour. Selon Antoine Compagnon2, cité par Emmanuel Fraisse, forger des outils d’analyse littéraire est une question de survie pour la littérature au sein de l’Université.
‘« Les années 1880 correspondent en France à la véritable fondation de l’Université au sens moderne du terme. Dès lors la critique des professionnels devient la critique universitaire : commentaire explicatif, elle s’adresse à ces futurs professionnels de la critique que sont les étudiants destinés à devenir professeurs à leur tour. Issue de l’histoire littéraire, elle est logiquement conduite à s’intéresser à l’oeuvre comme reflet d’une société passée, à l’auteur comme individualité plongée dans les particularités et les contradictions de cette société. »3 ’Et si la littérature gagne sa place dans l’Université naissante de la fin du XIXème siècle, c’est essentiellement en s’historicisant4. Emerge alors une question qui aura une fortune conséquente au cours du XXème siècle, à savoir celle des liens entre la littérature et la société ou le réel. Elle constitue en effet un défi soulevé par différentes disciplines relevant des sciences humaines d’inspiration marxiste à l’origine, dont les réponses apportées varient en fonction des cadres théoriques mobilisés. Deux approches majeures pour penser la science des oeuvres se dégagent, mettant soit en avant, soit en creux cette interrogation. Celle qui est historiquement première s’intéresse exclusivement aux oeuvres littéraires du point de vue de leur genèse tandis que la seconde, sous le nom d’esthétique de la réception, problématise les rapports entre les oeuvres et leurs publics. Cette recherche, qui porte sur les expériences de réception de lecteurs socialement différenciés des textes de l’écrivain français contemporain Christian Bobin, propose une tentative de synthèse des deux approches, le point de convergence résidant selon nous, justement autour de cette question des liens entre la littérature et le social.
Pour Lucien Goldmann, tenant du structuralisme génétique et dont les travaux relèvent de la première approche, « ‘toute grande oeuvre littéraire ou artistique est l’expression d’une vision du monde. Celle-ci est un phénomène de conscience collective qui atteint son maximum de clarté conceptuelle ou sensible dans la conscience du penseur ou du poète. Ces derniers l’expriment à leur tour dans l’oeuvre qu’étudie l’historien en se servant de l’instrument conceptuel qui est la vision du monde [...].5 ’ »
La vision du monde consiste en un schéma général lié à une classe sociale, exprimé au moyen d’une oeuvre grâce au génie d’un écrivain. Il revient à l’analyste de tenter de faire le lien entre cette vision du monde et le groupe social auquel elle appartient. Une méthode en trois temps est alors proposée, qui doit permettre la mise en évidence de cette vision du monde. Ainsi que le résume Alain Viala, il s’agit de ‘« repérer le groupe social auquel appartient un écrivain et d’où émane une oeuvre ; établir la vision du monde de ce groupe ; analyser comment l’oeuvre considérée exprime cette vision du monde ’ 6». La création n’est alors que le fait d’un artiste qui exprime une réalité collective et sociale. Et l’on est obligé, dans ce cadre d’analyse de penser l’oeuvre uniquement dans son rapport avec une classe sociale particulière.
Dans la lignée d’une réflexion centrée sur la science de la littérature, il faut également citer l’analyse de l’oeuvre flaubertienne, L’Education sentimentale telle qu’elle est proposée par Pierre Bourdieu dans Les Règles de l’art. Celle-ci constitue une manière de présenter et mettre en oeuvre la théorie des champs. Envisagée du point de vue des conditions de leur genèse, la science des oeuvres littéraires a donc progressé en s’armant d’outils d’analyse tels que la théorie des champs, dont on mesure d’autant mieux l’utilité qu’on en constate également les limites. Si l’analyse en terme de champ permet de penser relationnellement l’oeuvre et l’auteur en les rattachant à l’ensemble des productions d’une époque et d’un espace donné, celle-ci ne permet finalement pas de dire grand chose de l’oeuvre en elle-même, ni de ses publics. Car c’est en effet au moyen de la loi d’homologie que P. Bourdieu entend analyser les productions littéraires :
‘« La science de l’oeuvre d’art a donc pour objet propre la relation entre deux structures, la structure des relations objectives entre les positions dans le champ de production (et entre les producteurs qui les occupent) et la structure des relations objectives entre les prises de position dans l’espace des oeuvres. Armée de l’hypothèse de l’homologie entre les deux structures, la recherche peut, en instaurant un va-et-vient entre les deux espaces et entre les informations identiques qui s’y trouvent proposées sous des apparences différentes, cumuler l’information que livrent à la fois les oeuvres lues dans leurs interrelations et les propriétés des agents, ou de leurs positions, elles aussi appréhendées dans leurs relations objectives : telle stratégie stylistique peut ainsi fournir le point de départ d’une recherche sur la trajectoire de son auteur et telle information biographique inciter à lire autrement telle particularité formelle de l’oeuvre ou telle propriété de sa structure. »7 ’Une hypothèse fondamentale pour penser la science des oeuvres réside donc dans la loi d’homologie qui permet de basculer des genres et styles littéraires aux caractéristiques sociales des auteurs. Dans Les Règles de l’art, elle est employée pour justifier le fait qu’une analyse des champs ouvre la voie à une analyse des oeuvres en postulant un lien entre la forme de l’oeuvre et la position de l’auteur dans le champ littéraire :
‘« [...] on peut poser l’hypothèse (confirmée par l’analyse empirique) d’une homologie entre l’espace des oeuvres définies dans leur contenu proprement symbolique, et en particulier dans leur forme et l’espace des positions dans le champ de production : par exemple, le vers libre se définit contre l’alexandrin et tout ce qu’il implique esthétiquement, mais aussi socialement et même politiquement ; en effet, du fait du jeu des homologies entre le champ littéraire et le champ du pouvoir ou le champ social dans son ensemble, la plupart des stratégies littéraires sont surdéterminées et nombre des ’choix’ sont des coups doubles, à la fois esthétiques et politiques, internes et externes. » 8 ’A ce sujet, nous rejoignons la critique émise par Jean-Louis Fabiani lorsqu’il dit que « ‘l’homologie des deux structures est la condition nécessaire et suffisante de la science des oeuvres, mais c’est au prix de la réduction de l’oeuvre au statut de support expressif de la position d’un auteur’ » 9 et qu’il ajoute qu’ « ‘on peut redouter la pauvreté de ce schème explicatif dans la mesure où, en dépit de son raffinement apparent, il se contente de mettre en rapport une forme symbolique avec un ensemble de caractéristiques sociales (même si celles-ci ne sont pas définies à partir de la structure sociale mais à partir de la position dans le champ).’ 10 » Car cela revient à accorder aux caractéristiques sociales des auteurs une place centrale dans l’analyse non seulement du champ littéraire, mais également des oeuvres. Dans le même sens, il apparaît important pour Clara Lévy, dans son étude sur les écrivains juifs contemporains, de remettre à sa juste place le pouvoir explicatif donné à ces caractéristiques sociales : « ‘il semble pourtant que ce genre d’étude [en terme de champ], à force de mettre l’accent sur les modes de fonctionnement du champ littéraire, ait finalement également contribué à réaffirmer l’importance - indiscutable et indiscutée dès lors qu’elle n’est pas considérée comme exclusive – des facteurs strictement sociaux sur les trajectoires biographiques et littéraires des écrivains étudiés. De plus, ces analyses présentent l’inconvénient de négliger quelque peu les textes littéraires eux-mêmes, tant la perspective adoptée amène la réflexion à se centrer sur les conditions sociales de production de ces textes.11 ’ »
En s’attachant à la mise au jour de la formule génératrice d’une oeuvre littéraire, le sociologue a donc affiné les outils d’une sociologie des oeuvres du point de vue de leur genèse, sans pour autant se donner véritablement les moyens de rentrer dans les textes afin de les étudier.
Du côté de l’analyse des publics, c’est la théorie de l’information qui est mobilisée : les publics sont en effet pensés comme dépositaires de « codes culturels » relevant de leur appartenance sociale et qui conditionnent leur compréhension de l’oeuvre. Chaque individu est vu comme possédant « ‘une capacité définie et limitée d’appréhension de l’information proposée par l’oeuvre, capacité qui est fonction de la connaissance globale (elle-même fonction de son éducation et de son milieu) qu’il possède du code générique du type de message considéré, soit la peinture dans son ensemble, soit la peinture de telle époque, de telle école ou de tel auteur. Lorsque le message excède les possibilités d’appréhension du spectateur, celui-ci n’en saisit pas l’intention et se désintéresse de ce qui lui paraît comme bariolage sans rime ni raison, comme jeu de tâches de couleurs sans nécessité. Autrement dit, placé devant un message trop riche pour lui, ou comme dit la théorie de l’information ‘submergeant’, il se sent ‘noyé’ et ne s’attarde pas.’ »12
Nous sommes alors en présence d’un vide théorique, qui empêche de rendre compte des formes d’expérience de lecture inopinées, illégitimes ou déviantes par rapport aux discours officiels. En effet, pour des publics illégitimes, inhabituels ou non contemporains des oeuvres, rien d’autre qu’une sensation d’être « noyé » n’est prévue par la théorie. Ce qui n’est pas sans poser problème lorsqu’on se donne justement pour objectif d’analyser la réception d’une oeuvre par un public socialement différencié constitué de lecteurs professionnels ou faisant autorité mais également de lecteurs moins légitimes.
Deux ensembles de critiques sont donc à adresser aux théoriciens de la genèse des oeuvres : les outils nécessaires à l’analyse des oeuvres en propre font défaut aux théories et les oeuvres ne sont jamais envisagées du point de vue de leur polysémie13; les publics sont pensés comme de simples réceptacles du message artistique, ce qui fait que toutes les expériences de lecture illégitimes, non professionnelles débordent de ce cadre d’analyse.
Changer de vocabulaire et évoquer la réception plutôt que la consommation permet de faire avancer le débat par l’introduction d’un nouvel élément en la personne du lecteur. Il s’agit donc de prendre pour point de départ non plus le texte seul, mais celui-ci dans sa relation dialectique avec le lecteur. Alors que les approches allant de la philologie à l’herméneutique en passant par le structuralisme s’intéressaient uniquement au texte, un déplacement de la problématique place peu à peu l’activité lectrice au coeur des recherches. Cette opération constitue une rupture épistémologique instaurée initialement par des théoriciens de la réception tels que H.R. Jauss et W. Iser, dès les années 1960. C’est en effet à partir des travaux de l’école de Constance en Allemagne qu’émergent les premières formulations visant à considérer l’acte de lecture comme le moment d’une rencontre entre un texte aux propositions sémantiques variées et plus ou moins bornées, et un lectorat à l’horizon d’attente (Jauss) culturellement défini et changeant d’une époque à l’autre. S’élabore également la notion de lecteur implicite (Iser) qui envisage de retrouver dans le texte l’image du lecteur auquel l’auteur le destine14.
C’est également de cette orientation que relèvent les travaux de Roger Chartier. Historien du livre et de la lecture sous l’ancien régime, il présente un ensemble de propositions théoriques servant à rendre compte du rapport noué entre un lecteur et un texte en dissociant le sens construit par un lecteur du (ou des) sens voulu(s) par un auteur et des éditeurs pour un texte. Deux hypothèses sont à énoncer. La première porte sur la polysémie des oeuvres et c’est là que réside la plus radicale rupture avec les études relevant de la genèse des oeuvres :
‘« Les oeuvres - même les plus grandes, surtout les plus grandes - n’ont pas de sens stable, universel, figé. Elles sont investies de significations plurielles et mobiles qui se construisent dans la rencontre entre une proposition et une réception. Les sens attribués à leurs formes et à leurs motifs dépendent des compétences ou des attentes des différents publics qui s’en emparent. »15 ’La seconde précise que le sens du texte naît d’une dialectique entre imposition et appropriation.
‘« Toujours, le livre vise à instaurer un ordre, que ce soit l’ordre de son déchiffrement, l’ordre dans lequel il doit être compris, ou bien l’ordre voulu par l’autorité qui l’a commandé ou permis. Cependant cet ordre, aux multiples figures, n’a pas la toute-puissance d’annuler la liberté des lecteurs. Même bornée par les compétences et les conventions, cette liberté sait comment détourner et reformuler les significations qui devraient la réduire. Cette dialectique entre l’imposition et l’appropriation, entre les contraintes transgressées et les libertés bridées, n’est pas le même partout, toujours et pour tous. » 16 ’L’imposition provient de l’ordre du texte et du livre, ce dernier étant en effet un ensemble signifiant constitué de codes servant au lecteur à baliser sa lecture et orienter sa réception. Il s’agit d’un objet qui renferme pour une part son mode d’utilisation (des fonctions de la lecture aux postures de lecteur) et la signification du texte puisque « ‘Manuscrits ou imprimés, les livres sont des objets dont les formes commandent, sinon l’imposition du sens des textes qu’ils portent, du moins les usages qui peuvent les investir et les appropriations dont ils sont susceptibles.’ »17
Il résulte de cette question relative aux modalités de construction du sens des textes un changement du point de vue de la méthode utilisée. R. Chartier invite en effet à rompre avec les traditionnels questionnements sociologiques, qui ont l’inconvénient d’associer un peu rapidement des classes sociales avec des pratiques et des objets particuliers. Le plan d’étude préconisé nécessite au contraire de partir des objets et des pratiques pour remonter aux individus. L’idée ainsi défendue inverse le mode habituel de construction d’enquêtes et exige de focaliser l’attention sur un objet ou une pratique afin d’observer les appropriations diversement distribuées dans l’espace social. Pour guider cette démarche un postulat est émis, qui consiste à dire qu’on ne peut deviner l’appropriation qui sera faite d’un objet (culturel, le livre, dans ce cas) au seul regard des caractéristiques macro-sociologiques d’individus regroupés en classes, aussi fines et détaillées soient-elles :
‘« Les partages culturels ne s’ordonnent pas obligatoirement selon une grille unique de découpage du social, supposée commander l’inégale présence des objets comme les différences des conduites. La perspective doit être renversée et dessiner, d’abord, les aires sociales où circulent chaque corpus de textes et chaque genre d’imprimés. Partir ainsi des objets, et non des classes ou des groupes, amène à considérer que l’histoire socio-culturelle à la française a trop longtemps vécu sur une conception mutilée du social. Privilégiant le seul classement socio-professionnel, elle a oublié que d’autres principes de différenciation, eux aussi pleinement sociaux, pouvaient rendre raison, avec plus de pertinence, des écarts culturels. Il en va ainsi des appartenances à un sexe ou à une génération, des adhésions religieuses, des solidarités communautaires, des traditions éducatives ou corporatives, etc. »18 ’Le projet général de notre recherche s’inscrit dans la lignée des propositions nées des travaux des théoriciens de la réception. Il s’agit d’étudier les expériences de réception par public socialement différencié de l’oeuvre d’un écrivain, Christian Bobin. Celui-ci est un auteur français contemporain dont le premier texte publié dans une petite maison d’édition19 date de 1977, et dont on dénombre, à partir des années quatre-vingt-dix plusieurs dizaines de milliers de lecteurs. Bobin publie ses textes chez Gallimard depuis 1989, et ceux-ci figurent régulièrement au box-office des meilleures ventes de la semaine ou de l’année dans les classements effectués par des professionnels de la presse (Livre-hebdo, les sélections RTL-Lire...). Auteur au genre « inclassable » selon les termes de nombreux commentateurs professionnels, il est celui dont le succès aussi magistral que « miraculeux » étonne, ainsi que l’énonce Michel Camus20, lors de l’émission A voix nue sur France Culture, en juin 1994 :
‘« Depuis dix ans qu’il publie, et il a publié en dix ans une vingtaine d’oeuvres et d’opuscules, Christian Bobin est devenu récemment, avec le succès de son livre Le Très-Bas, un auteur que les uns portent aux nues, que les autres jalousent, et dénigrent férocement. Un poète qui, retiré et quasiment cloîtré dans sa ville natale, il est né au Creusot, en 1951, éveille de loin de violents sentiments d’amour ou de haine. Christian Bobin n’est ni romancier, ni poète d’avant garde, c’est un écrivain intimiste, habité par une vision poétique de la vie. Son art d’écrire est intimement lié à son art de vivre. Son oeuvre est de nature confidentielle, oui c’est ça, comme s’il nous parlait d’âme à âme, dans le secret des coeurs. D’autres écrivains-poètes qui l’ont précédé comme Henri Calais ou Georges Peros furent méconnus de leur vivant. Proches d’eux, par le sens intime d’une même démarche solitaire et monacale, étrangères aux écoles et chapelles à la mode, Christian Bobin aurait pu connaître le même sort. Qu’il ait aujourd’hui des dizaines de milliers de lecteurs semble tenir du miracle. Sans doute, répond-il sans le savoir à une attente des hommes et des femmes qui le lisent, à une attente née de leur insatisfaction vitale, de leur soif de lumière dans les ténèbres de leur existence. Chez beaucoup d’entre eux, la lecture de Christian Bobin se résume en deux mots, en deux mots venant du coeur : “il m’a aidé à vivre”. »’Partant du constat d’une série d’impossibilités tant à définir le genre de la production littéraire de Bobin qu’à expliquer sa popularité importante, Michel Camus dresse pourtant un portrait plutôt précis, orienté vers la présentation d’un « écrivain intimiste » dont l’oeuvre est « de nature confidentielle ». Le commentateur relève également que la démarche de Bobin est « ‘solitaire et monacale, étrangère aux écoles et chapelles à la mode’ », ce qui lui donne toutes les chances de pouvoir durer au-delà de ce que durent les modes, c’est-à-dire une ou deux saisons. Enfin, Michel Camus apporte quelques précisions sur les raisons de ce succès : d’une « ‘attente née de leur insatisfaction vitale, de leur soif de lumière dans les ténèbres de leur existence’ » naît un sentiment de gratitude envers un auteur qui « a aidé à vivre ».
C’est le thème d’une lecture « qui aide à vivre » qui nous a particulièrement intriguée et intéressée au moment du choix d’un auteur et d’une oeuvre pour une recherche centrée sur l’expérience de réception. Car de multiples questions apparaissaient : en quoi et de quelle manière des lectures peuvent-elles produire le sentiment d’une aide chez un lecteur ? ; de quelle sorte d’aide s’agit-il ? ; est-ce le cas pour les lecteurs dont nous souhaitions recueillir les expériences de réception au moyen d’entretien ? Cette entrée dans les textes de Bobin nous semblait réactiver d’une façon inédite la question des liens entre littérature et réel.
Bobin a de plus, et nous aurons l’occasion de nous y attarder, un discours si ouvertement anti-universitaire sous la forme d’une réactualisation de la querelle entre émotion et raison au profit de la première, qu’il apparaissait d’autant plus tentant de confronter ses écrits à la rigueur d’un cadre d’analyse scientifique sous couvert de deux interrogations. Celle tout d’abord des théories, méthodes et outils d’investigation d’un objet ouvertement irréductible à l’objectivation sociologique, et celle ensuite des formes d’expérience de réception qu’un tel discours pouvait susciter chez les lecteurs. A l’aube du vingt-et-unième siècle, en quoi et de quelles manières des prises de positions anti-intellectuelles peuvent-elles trouver écho auprès de lecteurs ? Et d’ailleurs est-ce cette dimension des écrits de Bobin que les lecteurs relèvent et apprécient ? Sous cet ensemble de questionnements auxquels s’adjoignait notre expérience de lectrice étonnée par cette prose, nous avons alors mené cette recherche dont la particularité réside dans son double objet : les productions littéraires de Bobin d’une part ; les récits de lecture d’autre part.
L’objectif d’une mise en évidence d’appropriations variées des textes de Bobin selon des lecteurs socialement différenciés invite à reprendre les propositions principales des théories de la réception : concernant la polysémie des textes de Bobin ; les effets de sens résultants des effets de forme ; et la construction du sens d’une oeuvre dans une dialectique entre imposition et appropriation. La méthodologie consistant à partir d’un objet (l’ensemble des textes de Bobin) pour remonter aux expériences de réception par des lecteurs socialement différenciés est également mise en pratique.
La mobilisation des théories de la réception s’accompagne néanmoins dans cette recherche, de l’ambition d’investir la problématique des liens entre littérature et société (ou réel). L’arrivée dans les théories d’un lecteur aux expériences sociales et lectorales diverses dont il est postulé un effet lors de l’appropriation des textes constitue selon nous une approche permettant de penser ces liens entre littérature et réel, autrement dit la rencontre entre le « monde du lecteur » et le « monde du texte »21. Ce lien se décline doublement : au regard des oeuvres littéraires où se pose la question de savoir en quoi le texte littéraire dit quelque chose du monde social (le reflète, le crée, le renforce ou le transforme...) ; également du côté du lecteur, dont il est postulé que c’est avec son expérience sociale qu’il construit sa réception. Si les théoriciens de la réception n’ont pas négligé cette question, force est de constater qu’elle a été utilisée lors des analyses des oeuvres essentiellement à partir des points de vue textuels, voire uniquement formels. Il s’agissait de mettre en évidence les variations de publics résultants des variations de formes, dans une dialectique visant à voir le texte comme le résultat du travail non seulement de l’auteur, mais également des éditeurs. Le social qu’il fallait retrouver dans les textes correspond alors davantage aux représentations des auteurs et éditeurs qu’à celui des lecteurs des oeuvres. Une illustration en est l’analyse du corpus de la Bibliothèque Bleue par R. Chartier. Les transformations des textes (dans la lettre comme dans la forme) que l’on observe sont le fait de choix éditoriaux effectués en fonction de stratégies commerciales, par rapport à des connaissances pratiques de la part des éditeurs, et de leurs anticipations des attentes et compétences des publics visés. La conséquence en est que, sauf lorsque des écrits ont été produits sur ces lectures (le cas du meunier Menocchio en est un exemple22) et qui sont pour les moins exceptionnels, les expériences de réception échappent au regard de l’historien. L’avantage du sociologue est alors de pouvoir recueillir au moyen d’entretien des récits de réception, et d’avoir ainsi l’occasion de mener une double analyse : des textes d’une part, en essayant de mettre en évidence leurs injonctions dans leur dimension sociale, des expériences de réception d’autre part, en s’attachant à reconstruire le travail d’appropriation effectué par des lecteurs socialement différenciés.
Le présent projet d’étudier les réceptions des textes de Bobin consiste donc à mettre en application une partie du programme défini par R. Chartier et D.F. MacKenzie, et à éprouver le degré de variabilité des expériences d’appropriation. L’inventivité postulée au coeur de l’activité lectrice est donc soumise à la question : sommes-nous avec des lecteurs, véritablement en présence de voyageurs « braconnant à travers les champs qu’ils n’ont pas écrits, ravissant les biens d’Egypte pour en jouir »23 pour reprendre les termes de Michel de Certeau ? Car s’il semble judicieux de remettre en cause « l’assimilation de la lecture à une passivité »24 cela ne consiste pas pour autant à postuler que le lecteur « ‘invente dans les textes autre chose que ce qui était leur ‘intention’ ’». Pour de Certeau, le lecteur a sur les textes un pouvoir souverain : « ‘il les détache de leur origine (perdue ou accessoire). Il en combine les fragments et il crée de l’in-su dans l’espace qu’organise leur capacité à permettre une pluralité indéfinie de significations’. »25 . Le point de débat que nous souhaitons soulever concerne précisément ces notions de liberté et de pluralité indéfinie de significations. Si l’on pose que le texte imprime son ordre et que le lecteur navigue entre imposition et appropriation, il convient cependant de statuer sur le degré d’inventivité propre à chaque lecteur. Avoir affaire à des individus lecteurs, qui sont également acteurs chargés d’histoire, rencontrés à un moment particulier dans leur trajectoire, dépositaires d’expériences sociales, conduit à s’interroger sur les conditions sociales prédisposant ou non à l’inventivité dans son sens large. Et s’il semble pertinent de relever que « ‘les professionnels et clercs socialement autorisés’ »26 à énoncer le sens d’un texte ne sont pas les seuls à produire du sens, en revanche la question se pose de l’inégale distribution de la compétence à l’inventivité selon les groupes sociaux. Peut-être doit-on envisager qu’il y a des lecteurs dont les compétences les portent à se rallier au sens légitime d’un texte (ce qui présuppose qu’ils en ont pris connaissance), là où d’autres divergent fortement par rapport à ce sens. Et les caractéristiques sociales de ces types de lecteurs ne sont sans doute pas indifférentes à ces procès de construction du sens des textes. Pour de Certeau, cette hypothèse n’est ni complètement absente ni présente dans son propos, même si « l’information » du texte vient essentiellement des élites et clercs autorisés :
‘« La lecture se situerait donc à la conjonction d’une stratification sociale (des rapports de classe) et d’opérations poétiques (construction du texte par son pratiquant) : une hiérarchisation sociale travaille à conformer le lecteur à ‘l’information’ distribuée par une élite (ou demi-élite) ; les opérations lisantes rusent avec la première en insinuant leur inventivité dans les failles d’une orthodoxie culturelle. » 27 ’Sans doute qu’imposition et appropriation jouent diversement selon les caractéristiques sociales et compétences lectorales des individus. Il s’agit alors de se doter de théories et outils permettant une analyse des formes d’expériences de réception des textes de Bobin en essayant de voir comment pour les deux objets, les liens entre littérature et social s’articulent.
Goldmann avait proposé la notion de vision du monde, pensant qu’elle pourrait lier le social et le littéraire. Mais celle-ci ne fonctionne qu’au prix des postulats de la cohérence de l’oeuvre, et de l’homologie structurale entre une oeuvre et la classe sociale d’appartenance de l’écrivain au moyen du concept de vision du monde :
‘ « Une vision du monde, c’est précisément cet ensemble d’aspirations, de sentiments, d’idées qui réunit les membres d’un groupe (le plus souvent, d’une classe sociale) et les oppose aux autres groupes. » 28 ’La manière retenue ici pour investir la problématique de la littérature et du réel consiste à mobilise un outil conceptuel présenté par deux sociologues américains, Peter Berger et Thomas Luckmann. Il s’agit de la notion d’univers symbolique, qui correspond à un niveau de légitimation des institutions. La production littéraire de Bobin est envisagée comme un univers symbolique dont on aura d’une part à mettre en évidence les principales caractéristiques et d’autre part à observer les résultats de la confrontation avec le monde des lecteurs.
Pour Berger et Luckmann la possibilité de fabriquer des institutions est biologique chez l’homme, quelque soit les formes d’institution auxquelles les sociétés aboutissent : « ‘L’institutionnalisation se manifeste chaque fois que des classes d’acteurs effectuent une typification réciproque d’actions habituelles. En d’autres termes, chacune de ces typifications est une institution’ . 29 » C’est donc de la routinisation de certains gestes, comportements, que naissent les institutions. Celles-ci vont alors contrôler la conduite humaine en donnant sens aux activités dans une double dimension, c’est-à-dire qu’elles apportent à la fois une signification et une direction à celles-ci :
‘« Les institutions, par le simple fait de leur existence, contrôlent la conduite humaine en établissant des modèles prédéfinis de conduite, et ainsi la canalisant dans une direction bien précise au détriment de beaucoup d’autres directions qui seraient théoriquement possibles. »30 ’Les institutions ont besoin de supports de légitimation pour s’imposer aux individus au cours de la socialisation. Berger et Luckmann dénombrent quatre niveaux de légitimation qui sont : préthéorique, préthéorique plus formalisé, théorique et les univers symboliques :
‘« La légitimation explique l’ordre institutionnel en accordant une validité cognitive à ses significations objectivées. La légitimation justifie l’ordre institutionnel en offrant une dignité normative à ses impératifs pratiques. Il est important de comprendre que la légitimation possède une dimension à la fois cognitive et normative. »31 ’Les fonctions « cognitive et normative » des univers symboliques nous intéresse plus particulièrement, parce qu’il s’agit d’une dimension de la littérature que nous souhaitons développer pour les textes de Bobin. Peut-être que ce qui se joue lors du travail d’appropriation pour les lecteurs consiste-t-il justement en une confrontation de normes, de schèmes d’interprétation et de perception du monde ? Les lecteurs effectuent sans doute (et pas uniquement, il ne s’agit pas de réduire l’expérience de réception à la seule confrontation de normes et schèmes d’interprétation et de perception), un va-et-vient entre l’oeuvre et leur univers symbolique ordinaire (que Bakhtine nomme l’idéologie du quotidien32).
Dans la théorie de Berger et Luckmann, les univers symboliques constituent le quatrième niveau de légitimation des institutions. Il s’agit d’univers à l’intérieur desquels les différents éléments (la biographie individuelle, l’histoire collective d’une société) prennent sens. « ‘L’univers symbolique est conçu comme la matrice de toutes les significations socialement objectivées et subjectivement réelles. La société toute entière et la biographie complète de l’individu sont considérées comme des évènements prenant place à l’intérieur de cet univers’.33 » L’univers symbolique d’une société est continuellement menacé par la présence de réalités qui n’ont aucun sens en ses termes, du fait de la relative précarité des constructions sociales. Il existe alors des machineries conceptuelles de conservation des univers, c’est-à-dire des outils permettant la conservation, la transmission des univers symboliques d’une génération à un autre. Selon Jauss, qui a appliqué cette notion d’univers lors d’une analyse de poèmes lyriques, il faut considérer que la littérature joue un rôle dans cette opération d’énonciation, de conservation et de transmission des normes de comportement : « ‘Car c’est là l’une des contributions, les plus importantes, quoique encore bien peu étudiée, que l’expérience esthétique apporte à la praxis sociale : faire parler les institutions muettes qui régissent la société, porter au niveau de la formulation thématique les normes qui font la preuve de leur valeur, transmettre et justifier celles qui sont déjà traditionnelles – mais aussi faire apparaître le caractère problématique de la contrainte exercée par le monde institutionnel, éclairer les rôles que jouent les acteurs sociaux, susciter le consensus sur les nouvelles normes en formation et lutter ainsi contre les risques de la réification et de l’aliénation par l’idéologie’ 34 ». Toujours selon Jauss, il s’agit même pour la sociologie de la connaissance d’apprécier « ‘à sa juste valeur le rôle que remplit l’expérience esthétique dans la constitution de la réalité sociale’.35 »
Il est enfin une particularité des sociétés modernes, qui nous intéresse plus précisément. Cela concerne leur pluralisme : plusieurs univers symboliques partiels peuvent se côtoyer au sein d’une même société. « ‘Il est important de conserver en tête le fait que la plupart des sociétés modernes sont pluralistes. Cela signifie qu’elles possèdent un univers de connaissances partagé, pré-donné en tant que tel, et différents univers partiels coexistants dans un état de mutuelle accommodation. Ces derniers remplissent probablement certaines fonctions idéologiques, mais les conflits directs entre idéologies ont été remplacés par des niveaux divers de tolérance et même de coopération’ ».36 Cette condition permet de rendre compte de la coexistence d’idéologies, de normes de comportement et de schèmes cognitifs variés, antagoniques, ou tout simplement sans lien les uns avec les autres, sans que cela mène les sociétés (ou les individus) à des situations de crise et à des transformations radicales des institutions.
Nous posons que certaines productions littéraires peuvent s’envisager ainsi que des univers symboliques partiels, reproduisant à une moindre échelle les caractéristiques mises en évidences par Berger et Luckmann pour des univers symboliques plus importants. C’est dans cette optique que nous souhaitons étudier la production littéraire de Bobin et que nous espérons faire avancer la question des liens entre littérature et société.
Utiliser le terme d’univers symbolique partiel plutôt que celui de vision du monde présente l’intérêt de ne pas postuler d’homologie entre un groupe social et une oeuvre. Du point de vue de la réception, la différence est importante puisqu’elle va dans le sens voulu par la méthode retenue (partir des objets pour remonter aux pratiques et aux individus) qui préconise justement de casser les associations rapides entre groupes sociaux, pratiques et produits culturels. La notion d’univers symbolique, telle que nous la reconstruisons, regroupe les champs sémantiques37, les normes de comportement, les schèmes de perception et d’interprétation, l’ethos d’une oeuvre littéraire sans les rattacher d’emblée à des groupes sociaux particuliers. Nous précisons toutefois que les liens entre des prises de position et des positions ne sont pas complètement niés dans ce travail. Il ne s’agit ni de rompre complètement, ni de remettre en cause les principaux résultats des analyses en terme de champ. Ceux-ci sont au contraire intégrés à l’analyse, notamment pour ce qui concerne les principales caractéristiques du champ littéraire (les découpages en deux sous-champs, avec le sous-champ de grande production, le sous-champ de production restreinte, et à l’intérieur de ceux-ci, des pôles tels que la littérature d’avant-garde, la littérature bourgeoise...). Cette structuration du champ littéraire est à envisager comme une grille de lecture du réel, dont le mode de construction statistique permet une objectivation et la reconstruction de l’espace des positions. Ce qui en revanche n’est pas retenu, c’est l’association quasi-mécanique effectuée par P. Bourdieu entre l’espace des prises de position et l’espace des positions. Au moyen de la notion d’univers symbolique, nous espérons construire un outil d’analyse qui laisse une plus grande place à l’indétermination a priori de la forme et du fond des oeuvres littéraires.
Un autre avantage de la notion d’univers symbolique sur celle de vision du monde est que la première ne nécessite pas l’utilisation du postulat de cohérence de l’oeuvre. Cette obligation de cohérence constitue d’ailleurs une critique adressée au structuralisme génétique, soulignée par A. Viala :
‘« Si le concept de vision du monde est solide, il suppose que toute l’oeuvre d’un écrivain soit marquée par cette vision du monde et Goldmann lui-même dit bien qu’il faut raisonner sur des ‘totalités » : or, dans l’oeuvre de Racine, il ne prend en compte que les tragédies, et encore pas toutes, alors que cet auteur a écrit quantité d’autres choses (que l’histoire littéraire a pris l’habitude de négliger plus ou moins, mais une étude scientifique doit sortir des travers de la tradition)[...]38 » ’Avec la notion d’univers symbolique, point n’est besoin de considérer qu’une oeuvre littéraire est cohérente pour mettre en place une analyse de ses champs sémantiques, normes de comportement, schèmes de perception et d’interprétation. On peut même essayer d’observer dans quelle mesure ces éléments sont dans un rapport de cohérence selon les genres et formes de production littéraire d’un même auteur. Ainsi, cela signifie de poser la question, pour l’ensemble de la production littéraire de Bobin, de savoir si les champs sémantiques, normes de comportements et schèmes de perception et d’interprétation relevé dans les romans sont identiques, différents ou en opposition avec ceux observés dans les textes relevant d’autres genres littéraires (les poèmes, les nouvelles, les essais, les lettres...).
« La douceur du foyer » est une étude de la poésie lyrique pour les années 1856 - 1857 en France effectuée par Jauss, qui constitue un exemple tout à fait intéressant d’utilisation de ces outils d’analyse. L’objectif de Jauss est justement la mise en évidence des « fonctions communicationnelles » de la littérature : « ‘[...] Savoir si – et comment – il est possible de découvrir des aspects communicationnels dans la fonction de représentation du lyrisme. Poser cette question, c’est évoquer en même temps un problème qui concerne aussi bien la sociologie, à laquelle la praxis esthétique peut fournir pour le résoudre un apport sans doute irremplaçable : le problème de la formation et de la légitimation des normes sociales’ 39». Il questionne la possibilité des poèmes lyriques d’être à la fois transmetteur de normes et outils de connaissances sur le monde social. La base théorique est celle de la construction sociale de la réalité par Berger et Luckmann40. Les notions essentiellement mobilisées sont celles « d’univers particuliers » constituant des « enclaves de sens » à l’intérieur desquels des paradigmes tels que la « douceur du foyer » offrent aux lecteurs des normes comportementales et des outils de connaissances du monde social :
‘ « Le rôle particulier qui revient, dans l’activité communicationnelle de la société, à l’expérience esthétique peut donc s’articuler en trois fonctions distinctes : préformation des comportements ou transmission de la norme ; motivation ou création de la norme ; transformation ou rupture de la norme. »41 ’La traduction française des notions « univers particuliers » et « enclaves de sens » a retenu le terme d’univers symbolique et c’est dans ce sens que nous souhaitons l’employer ici. Rapportée à l’expérience de réception des textes de Bobin, cela signifie que nous l’envisageons comme les moments d’une confrontation entre des univers symboliques partiels (le monde du texte et monde du lecteur selon Ricoeur), ce qui induit deux objets de recherche : l’oeuvre de Bobin (c’est-à-dire l’ensemble de sa production littéraire de 1977 à 2000), et les discours de réception par un lectorat socialement différencié. Cela signifie également deux hypothèses rattachées à chacun de ces objets.
Nous posons que l’oeuvre littéraire de Bobin peut être vue comme un univers symbolique partiel (au sens de Berger et Luckmann). Cet univers symbolique est constitué d’un ethos (une éthique sous forme pratique), de normes de comportement (ensemble de valeurs hiérarchisée de la conduite humaine), de schèmes d’interprétation et de perception du monde social (d’un ou plusieurs champs sémantiques regroupés autour d’un paradigme, pour reprendre le vocabulaire de Jauss). L’univers symbolique des textes de Bobin emprunte ses caractéristiques principales au type wébérien du mystique contemplatif42.
La seconde hypothèse porte cette fois-ci sur l’activité lectorale : le partage entre des modes d’appropriation des textes (éthiques ou esthétiques), qui correspond à des compétences scolairement acquises (et donc des niveaux de diplômes et des groupes aux caractéristiques socioprofessionnelles distinctes) ne saurait rendre compte seul des expériences de lecture faites avec les textes de Bobin. L’expérience de réception est plutôt vue comme un ensemble d’éléments en interaction dont il est difficile a priori de déterminer la nature et la forme (expérience heureuse, malheureuse...) à la seule vue des caractéristiques socioprofessionnelles des lecteurs.
Il n’y a, de plus, pas de coupure radicale entre l’expérience ordinaire et l’activité lectrice. Lorsqu’un individu lit, et s’approprie un texte (réagit, juge, donne du sens...), ce n’est pas en opérant une coupure radicale avec ses schèmes de perception et d’interprétation ordinairement mis en oeuvre. Même lorsqu’on est en présence d’un lecteur disposant de compétences à la mise en oeuvre d’un mode d’appropriation esthétique des textes, cela ne signifie pas qu’il faille postuler un partage radical entre le monde des textes, qui est celui dans lequel il puiserait le sens de ce qu’il lit, et l’expérience ordinaire dans laquelle prennent place son ethos, et ses schèmes de perception et d’interprétation ordinaires. C’est en les confrontant avec l’univers symbolique des textes de Bobin qu’il construit en partie son expérience de réception.
Pour rendre compte des expériences de réception faites avec les textes de Bobin par un public socialement différencié, nous avons choisi d’investir conjointement trois terrains. Le premier est constitué de l’oeuvre de l’écrivain, c’est-à-dire de l’ensemble des textes publiés (sous diverses formes telles que le livre, l’article de journal, de revue littéraire...), des déclarations lors d’émissions radiophoniques ou télévisuelles. L’objectif est la mise en évidence d’un univers symbolique partiel et des injonctions des textes susceptibles de borner la réception des lecteurs. Les moyens mobilisés sont des outils de l’analyse littéraire (étude stylistique, rhétorique, thématique, des effets de sens possibles résultant des formes des supports physiques des textes...).
Le second terrain concerne la réception par la critique littéraire de l’oeuvre de Bobin en tant qu’indicateur des positions dans le champ littéraire de l’écrivain entre 1985 et 2000. Une analyse en terme de champ est ainsi effectuée, en reprenant les théories et outils développés par P. Bourdieu. La reconstruction de la position (ou des positions) de Bobin dans le champ littéraire français contemporain se veut une introduction à l’analyse des expériences de réception : nous pensons en effet que celles-ci sont à considérer comme des injonctions pouvant introduire des effets de sens lors de la réception des textes de l’écrivain (les articles de critique littéraire disent peut-être au lecteur ce qu’il faut retenir des textes, dans quels genres les classer ; ils donnent également des indications sur leur plus ou moins grande légitimité dans le champ littéraire...).
Le troisième terrain est constitué par cinquante récits de réception fournis par des enquêtés socialement diversifiés. Ces récits de réception des textes de Bobin et les pratiques lectorales d’une manière générale des enquêtés ont été recueillis au moyen de deux entretiens par individu placés à un an d’intervalle chacun.
L’originalité, mais peut-être également la difficulté d’une telle étude tient dans la volonté de s’intéresser conjointement à trois terrains qui pourraient justifier chacun une recherche et qui mobilisent des outils d’analyse relativement différents. Quels sont en effet les liens entre une analyse interne de l’oeuvre et la position d’un écrivain dans le champ littéraire et comment passer de l’une à l’autre autrement qu’en postulant une homologie structurale ? De quelle manière lier expérience esthétique et expérience pratique chez les lecteurs ou autrement dit, comment étudier concrètement les moments de rencontre entre le monde du texte et celui du lecteur, là où les recherches sur le premier aboutissent essentiellement à des propositions théoriques non testées empiriquement et qu’il est dit du second « ‘qu’aucune étude sociologique n’a vraiment montré ce que font, aujourd’hui, les lecteurs ‘non-populaires’ de leurs lectures ’ 43» ? Car, si l’on pose que l’étude d’expériences de réception gagne à être envisagée par ces trois entrées, ce n’est qu’en les faisant tenir ensemble : de l’oeuvre étudiée selon l’angle de l’univers symbolique partiel et des injonctions des textes ; de la position dans le champ littéraire, reconstruite au moyen d’un certain nombre d’indices (volume du public, fréquence des publications, types de maison d’édition, discours de réception par la critique littéraire) ; des expériences d’un lectorat reconstituées au moyen d’entretiens. Nous espérons toutefois le pari gagnant et que l’éclairage mutuel des informations relevées dans les trois terrains au moyen d’outils théoriques et méthodologiques propres à chacun constitue une manière inédite et performante d’envisager la rencontre entre un produit culturel et son public.
Dans la première partie, nous visons la mise au jour des éléments relevant de l’imposition des textes, en posant la question de ce qui peut informer un lecteur. Sont ainsi présentées l’analyse des textes de Bobin ainsi que la reconstruction de sa position dans le champ littéraire. Dans la seconde, nous nous intéressons aux expériences d’appropriation effectuées par une cinquantaine de lecteurs des textes de Bobin.
Gustave Lanson (1857 – 1934)
Antoine Compagnon, La Troisième République des lettres, Paris, Seuil, 1983
Emmanuel Fraisse, « Le livre, la lecture et le lecteur dans la critique littéraire en France (1880 – 1980) », Anne Marie Chartier, Jean Hébrard, Discours sur la lecture (1880 – 2000), Fayard, p. 562
« l’histoire littéraire est une riposte face aux menaces pesant à la fin du XIXème siècle sur les études littéraires en général. [...] Le salut des études littéraires passe par leur historicisation, gage d’une base scientifique. La critique littéraire sera historique, ou les lettres devront disparaître de l’enseignement universitaire rénové. » Emmanuel Fraisse, « Le livre, la lecture et le lecteur dans la critique littéraire en France (1880 – 1980) », Anne Marie Chartier, Jean Hébrard, Discours sur la lecture (1880 – 2000), op.cit., p. 564
Lucien Goldmann, Le Dieu caché, Paris, Gallimard, 1959, p. 28
Georges Molinié, Alain Viala, Approches de la réception, sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, Paris, PUF, p. 167
P. Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, p. 325
Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 289
Jean-Louis Fabiani, « Sur quelques progrès récents de la sociologie des oeuvres », Genèse n° 11, mars 1993, p. 148 - 167, p. 159
Jean-Louis Fabiani, « Sur quelques progrès récents de la sociologie des oeuvres », op. cit, p. 160
Clara Lévi, Les écrivains juifs contemporains de langue française. Déclinaisons identitaires et modes d’expression littéraire, Thèse pour le doctorat de sociologie, sous la direction de Dominique Schnapper, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1997, p. 7
Pierre Bourdieu, Alain Darbel, L’Amour de l’art, Paris, Editions de Minuit, 1969, p. 71
Ainsi qu’a pu le souligner Alain Viala, les travaux de Goldmann correspondent à une sociologie de la genèse des oeuvres qui ne questionne pas leur éventuelle polysémie : « Goldmann désignait sa méthode comme un ‘ structuralisme génétique’, ce qui dit assez clairement qu’il cherchait à interpréter des structures textuelles en fonction d’une hypothèse sur leur genèse, mais qu’il ne plaçait pas dans sa problématique l’interrogation sur la réception. », Georges Molinié, Alain Viala, Approches de la réception, sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, op. cit., p. 172
H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978 ; H. R. Jauss, Pour une herméneutique littéraire, Gallimard, 1982 ; W. Iser, L’acte de lecture, Bruxelles, Mardaga, 1976, et la présentation de ces courants par Alain Viala, Approches de la réception, sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, avec Georges Molinié, op.cit., 1993, notamment p. 159 à 183.
R. Chartier, L’Ordre des livres, Lecteurs, auteurs, bibliothèques en Europe entre XIV° et XVIII° siècle, Aix en Provence, Alinéa, 1992, p. 9
R. Chartier, L’Ordre des livres, op. cit., p. 8
R. Chartier, L’Ordre des livres, op. cit., p. 8
Roger Chartier, L’ordre des livres, op. cit., p. 18 - 19
Il s’agit des éditions Brandes
Michel Camus est directeur de la collection Entre 4 yeux, aux éditions Lettres Vives
P. Ricoeur, « Monde du texte et monde du lecteur », Temps et récits. 3. Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, pp. 284 - 329
Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers, l’univers d’un meunier du XVI° siècle, Paris, Flammarion, 1980
Michel de Certeau, « Lire : un braconnage », L’invention du quotidien, Folio, Essais, Gallimard, 1990, Paris, p. 251
Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, op. cit., p. 245
Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, op. cit., p. 245
Michel de Certeau, L’invention du quotidien, op. cit., p. 248
Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, op. cit., p. 249
Lucien Goldmann, Le Dieu caché, op. cit., p. 26
Peter Berger, Thomas Luckmann, La Construction sociale de la réalité, Armand Colin, 1996, p. 78
Peter Berger, Thomas Luckmann, La Construction sociale de la réalité, op. cit., p. 79
Peter Berger, Thomas Luckmann, La Construction sociale de la réalité, op. cit., p. 129
Bakhtine, Le Marxisme et la philosophie du langage, Editions de Minuit, 1977
Peter Berger, Thomas Luckmann, La Construction sociale de la réalité, op. cit., p. 133
Jauss, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 295
Jauss, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 295
Peter Berger, Thomas Luckmann, La Construction sociale de la réalité, op. cit., p. 170
Il s’agit d’un terme employé par Jauss dans son étude de la poésie lyrique : « L’apport original de l’attitude esthétique est de faire apparaître clairement la délimitation des champs sémantiques, qui restait latente dans la réalité de la praxis quotidienne, de faire accéder ces champs sémantiques au plan de la formulation en tant qu’univers particuliers se suffisant à eux-mêmes, et de leur y donner la forme la plus achevée d’une perfection qui fera d’eux des modèles. », Jauss, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 306 – 307.
Molinié, Viala, Approches de la réception, op. cit., p. 169
Jauss, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 289
« La sociologie de la connaissance pose en principe que nous vivons la réalité du monde quotidien en la découpant en ‘régions de sens délimitées’, qui sont autant d’ ‘enclaves dans la réalité suprême’ ; les frontières en sont marquées par des ‘modalités de signification et d’expérience rigoureusement circonscrites’. Pour nous représenter comme tel cet horizon qui englobe le monde quotidien et rend possible la communication entre ses ‘enclaves de sens’, il nous faut donc déjà faire un effort de conscience, nous arracher à l’attitude qui nous oriente naturellement vers un univers particulier d’activité professionnelle, ludique, religieuse, etc. Nous pouvons le faire à l’occasion du passage d’une ‘enclave’ dans une autre, ou bien lorsque nous sommes interpellés par une affaire d’intérêt politique (en écoutant les nouvelles par exemple), ou encore en remettant en question, d’une façon générale, la légitimité et la vision propres à ces ‘enclaves de sens’. Comment les univers particuliers constituant notre réalité quotidienne se délimitent les uns les autres, c’est ce qu’a déjà démontré notre étude du paradigme ‘la douceur du foyer’. » , Jauss, Pour une esthétique de la réception, op. cit., pp. 304 - 305
Jauss, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 286
la présentation du type idéal du mystique contemplatif est effectuée en introduction à la première partie de la thèse
Bernard Lahire, La Raison des plus faibles, Lille, PU Lille, 1993, p. 101. Formulée en 1993, cette remarque garde son actualité en 2000.