- CHAPITRE I -Position de Bobin dans le champ littéraire français (1985 – 2000)

Publier dans de petites maisons d’éditions puis chez Gallimard, afficher quelques centaines de milliers d’exemplaires vendus pour chaque sortie d’ouvrage représentent des indicateurs d’une position dans le champ littéraire qu’il s’agit de s’attacher à reconstruire. Dans cette perspective, la théorie mobilisée est celle élaborée par Pierre Bourdieu, qui constitue une manière de mettre en oeuvre le mode de pensée relationnel. Dans Réponses, P. Bourdieu décrit les trois étapes menant à la réalisation de son programme de recherche :

‘« Une analyse en terme de champ implique trois moments nécessaires et connectés entre eux (1971a). Premièrement, on doit analyser la position du champ considéré par rapport au champ du pouvoir. On découvre ainsi que le champ littéraire, par exemple, est inclus dans le champ du pouvoir (1983c), où il occupe une position dominée. [...]. Deuxièmement, on doit établir la structure objective des relations entre les positions occupées par les agents ou les institutions qui sont en concurrence dans ce champ. Troisièmement, on doit analyser les habitus des agents, les différents systèmes de dispositions qu’ils ont acquis à travers l’intériorisation d’un type déterminé de conditions sociales et économiques et qui trouvent dans une trajectoire définie à l’intérieur du champ considéré une occasion plus ou moins favorable de s’actualiser. » 62 ’

Les milieux littéraires et plus généralement artistiques sont particulièrement propices à la mise en place d’une analyse en terme de champ. Louis Pinto, dans son ouvrage Pierre Bourdieu et la théorie du social explique que c’est largement à partir d’une analyse du champ littéraire que s’est élaborée cette notion.63 S’intéresser à la position de Bobin dans le champ littéraire français contemporain (1985 – 2000) permet donc de mobiliser des outils qui paraissent particulièrement adaptés à ce domaine d’activité. On verra qu’il n’en est pas pour autant exempt de questions, y compris méthodologiques.

Outre qu’elle introduit le mode de pensée relationnel, la théorie des champs offre une grille de lecture ordonnée d’un espace social. La principale particularité du champ littéraire réside dans son mode de fonctionnement, défini comme un monde économique renversé, où les agents ont intérêt au désintéressement :

‘« Véritable défi à toutes les formes d’économisme, l’ordre littéraire (etc.) qui s’est progressivement institué au terme d’un long et lent processus d’autonomisation se présente comme un monde économique renversé : ceux qui y entrent ont intérêt au désintéressement. »64 ’

Les travaux de P. Bourdieu présentent en effet un certain nombre de propositions concernant l’évolution et les états du champ littéraire, que nous réutiliserons ici, comme par exemple les principes d’autonomie et d’hétéronomie. Ceux-ci rendent compte de clivages à l’intérieur du champ. Conséquence de l’assujettissement du champ littéraire au champ du pouvoir, la lutte entre les deux tendances fait de l’hétéronomie un principe favorable à ceux qui dominent le champ littéraire de façon politique ou économique. En revanche, l’autonomie se définit par une opposition radicale aux valeurs du champ du pouvoir, les inversant même. Dans le premier se trouve le sous-champ de grande production, dans le second le sous-champ de production restreinte. A l’intérieur de chacun des deux sous-champs, un autre clivage s’observe entre d’une part dans le sous-champ de grande production, l’art bourgeois et l’art commercial, et d’autre part, dans le sous-champ de production restreinte entre les dominants (l’avant-garde consacrée) et les dominés (développant pour survivre des stratégies de subversion ou de retour aux valeurs). Chaque sous-champ lutte pour acquérir et conserver l’autonomie la plus grande. La lutte passe par la définition de l’oeuvre d’art, de l’artiste, de l’écrivain et du poète.65

Dans cette perspective, de nombreux indicateurs sont à retenir dans la reconstruction de la position de Bobin. Un premier indice réside dans le volume du public. Tandis qu’un public important est l’objectif avoué selon le principe de hiérarchisation externe, le succès est signe de compromission, de dévalorisation de l’oeuvre, de soumission à des impératifs d’ordre économique ou politique selon le principe de hiérarchisation interne. Mesurer l’importance du volume du public lecteur des oeuvres de Bobin, et son impact sur l’image de l’écrivain par la presse s’avèrent donc pertinents pour la reconstruction de sa position dans le champ littéraire. De plus, les lois de production des oeuvres diffèrent d’un sous champ à l’autre : les délais d’écriture sont plus longs dans le sous-champ de production restreinte, ce qui induit des publications moins fréquentes et peut-être moins cycliques que dans le sous-champ de grande production. Un regard sera donc porté sur les fréquences de parution et les types de maisons d’édition ayant publié les textes de Bobin depuis son entrée dans le champ littéraire (en 1985 - 1986). De même, le repérage les termes employés par la critique littéraire pour qualifier l’oeuvre de Bobin, ainsi que sa manière d’être écrivain66 constituent des indices d’une position dans le champ littéraire.

La mobilisation d’une partie de ce programme (la totalité étant difficilement envisageable dans un travail non uniquement centré sur le champ mais sur la réception littéraire) rend nécessaire le choix d’un matériau. Celui-ci est constitué :

  • d’une part de textes et d’émissions radiophoniques dans lesquels l’auteur a eu soit à relater des éléments d’ordre biographiques soit à mobiliser des références intertextuelles ;

  • d’autre part d’articles de critiques littéraires (relevant de la presse générale et de la presse spécialisée) pour la période allant de 1985 à 2000.

La conscience du caractère partiel de la démarche proposée ici qui réduit à deux types de matériau les possibilités de construire une position là où la théorie prévoit plutôt une combinaison d’informations issues de sources diverses, nous invite au préalable à indiquer précisément les attendus de l’analyse.

L’utilisation de textes ou discours à caractère biographique s’envisage dans la relation unissant les manières d’être écrivain avec la position occupée dans le champ littéraire. Ainsi que le montre une étude menée par François de Singly sur ‘« un cas de dédoublement littéraire ’», l’appartenance à un (ou plusieurs) sous-champs se matérialise par des façons de concevoir l’écriture et des procédés de fabrication des textes radicalement différents. L’auteur étudié, Jacques Laurent, occupe deux positions dans les deux sous-champs opposés : « ‘au champ de production restreinte correspond Jacques Laurent, au champ de grande production Cécil Saint-Laurent’ »67. L’analyse montre que les différentes positions occupées conduisent à des modes de production des textes également divergents :

‘« Les produits de l’écrivain sont fabriqués suivant deux procédés différents. Pour Jacques Laurent, peu de détails, le secret de la recette est gardé (ou mieux, il n’y a pas de recette), l’artiste ne peut énoncer rationnellement ce qui est de l’ordre de l’inspiration, de l’expression personnelle, de l’ ‘intuition’. Cécil Saint-Laurent est plus disert ; la conception de son travail est organisée : un plan précis où sont indiqués tous les mouvements des nombreux personnages. Pour la ‘fabrication’, on doit ‘observer strictement les règles du genre’, par exemple, ‘une tranche de pain, une tranche de jambon, une tranche politique, une tranche érotique’. On constate le même silence et les mêmes précisions quant au travail de préparation et d’imprégnation précédant l’écriture elle-même. Jacques Laurent se tait, Cécil Saint-Laurent expose avec détails les préliminaires de son oeuvre. Ces contrastes se redoublent aux autres niveaux de la production : celui des moyens de travail (contact immédiat, la plume ou le crayon à bille / la médiation par la dictée et l’usage de la machine à écrire), celui des lieux de production (le bistrot et le bruit ambiant / la chambre nue et la solitude), des temps de production (la fraîcheur de l’avant / l’après). La durée de fabrication varie de vingt ans pour Les bêtises à trois mois pour Caroline Chérie. Les produits sont signés différemment et distribués par des éditeurs occupant des positions opposées dans le champ de l’édition ». 68 ’

L’étude permet de montrer en quoi l’occupation de positions différentes (sous-champ de production restreinte et sous-champ de grande production) se matérialise par des procédés d’écriture particuliers. D’un point de vue méthodologique, cela signifie que toutes les informations relatives à la manière dont l’écrivain se présente, relate ses procédés de construction des textes sont à prendre comme autant d’indicateurs d’une position dans le champ littéraire. C’est pourquoi la première section de ce chapitre aborde le thème de la biographie (sociologiquement pertinente) de Bobin.

Les références intertextuelles permettent aux lecteurs (ceux qui mobilisent certaines compétences) d’identifier et de classer de la production littéraire d’un écrivain (surtout s’il s’agit d’un nouvel entrant) en le rapportant à une série de noms d’auteurs, voire à un courant littéraire. Dès lors, repérer comment Bobin use de ces références, en se demandant par exemple qui est cité et de quelle manière revient à les transformer en indicateurs d’une filiation littéraire revendiquée par l’écrivain. Il s’agit là d’indices sur la position briguée par Bobin dans le champ littéraire que nous étudierons dans la seconde section.

Les articles de critique littéraire sont enfin également à considérer comme matériau pertinent pour prendre la mesure d’une position. Par le choix des mots que font les journalistes (écrivain/poète), par les éléments biographiques, bibliographiques, stylistiques, thématiques, qu’ils soulignent, applaudissent ou dénigrent, s’appréhendent les procédés de classification d’une oeuvre et d’un auteur et de construction d’une position. C’est alors pour nous la possibilité d’engager une réflexion sur construction de la légitimité littéraire d’une oeuvre en cours d’élaboration. Les critiques littéraires sont en effet avec les éditeurs, ceux qui ont la tâche de définir ce qui relève ou non de la chose littéraire. Une partie du pensable, du recevable d’une époque se dévoile donc par le jeu des articles entre eux, même si leur pouvoir ne s’exerce qu’en aval, lorsque la publication a déjà autorisé l’entrée dans le champ littéraire d’un texte. Comment donc le label d’oeuvre littéraire s’accorde ou se refuse à un auteur, et quel est le rôle de la critique littéraire dans les étapes de sa construction ? Cette question sous-jacente se pose avec d’autant plus d’acuité que les discours de réception n’ont pas fait montre d’une unanimité constante au cours des divers moments de la carrière de Bobin. Si, entre 1985 et 1993, la critique, après avoir été particulièrement élogieuse dans les débuts, est relativement bienveillante, un retournement spectaculaire de situation s’observe en 1994 où fleurissent les écrits aux tons acerbes, ironiques ou distanciées. Il reviendra à la troisième section d’aborder le thème de la réception par la critique littéraire de la production de Bobin.

Notes
62.

Pierre Bourdieu, Réponses, Paris, Seuil, 1992, p.80

63.

« Etant donné que la théorie des champs a trouvé ses premières formulations dans le domaine littéraire et artistique, on peut présupposer que le champ littéraire avait des caractéristiques qui le prédisposaient à revêtir une valeur paradigmatique dans l’invention de nouveaux instruments. » L. Pinto, Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Paris, Albin Michel, 1998, p. 82 - 83

64.

Pierre Bourdieu, ’Le champ littéraire’, ARSS n° 89, septembre 1991, p. 6

65.

Pour une présentation détaillée du fonctionnement des champs, voir P.Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1992 ; P. Bourdieu, « Quelques propriétés des champs », Questions de sociologie, Paris, Editions de Minuit, 1984, p. 113 – 121 ; ... . Pour une application de la théorie dans des recherches, voir notamment N. Bandier, Sociologie du surréalisme 1924 – 1929, Paris, La Dispute, 1999 ; G. Sapiro, La Guerre des écrivains, Paris, Fayard, 1999 ; A. Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, Editions de Minuit, 1985.

66.

Nous préférons le terme de manière d’être écrivain à celui de « façon », proposé par Nathalie Heinich, parce que le second renvoie à une problématique de la désignation professionnelle de l’écrivain, ce qui n’est pas notre perspective ici. A ce sujet, voir Nathalie Heinich, « Les façons d’ « être » écrivain », Revue Française de Sociologie, XXXVI, 1995, pp. 499 – 524 ou encore Nathalie Heinich, Etre écrivain, Création et identité, Paris, La Découverte, 2000.

67.

François de Singly, « Un cas de dédoublement littéraire », ARSS n°6, 1976, p. 77

68.

François de Singly, « Un cas de dédoublement littéraire », op. cit., p. 78 - 79