Le premier constat qui s’impose au lecteur intéressé par le thème de la biographie de Bobin est la relative pauvreté d’informations dans ses productions littéraires, et dans les articles de presse le concernant. Si l’on s’appuie sur les paragraphes de présentation figurant dans ses livres, on relève que l’écrivain est né en 1951 au Creusot, qu’il continue d’y vivre, et parfois qu’il a fait des études de philosophie. Date et lieu de naissance, lieu d’habitation et type d’études suivies sont là les seules informations que l’auteur et les éditeurs jugent pertinentes de mettre en évidence. Que ces indications soient aussi peu fournies que précises tient pour une part à la volonté de l’écrivain : on remarque qu’il n’est guère plus prolixe dans les interviews accordées à la radio ou dans la presse, là où il aurait pourtant tout loisir d’en dire davantage. Elles dévoilent de plus ce qui fait sens dans le champ littéraire. Plutôt qu’un souci de rigueur (concernant par exemple l’origine sociale ou le nombre d’années d’études...), il semble que les éléments cités portent davantage sur des principes larges de classification comme par exemple le fait d’avoir poursuivi ou pas, des études (et dans quelle branche) ; s’investir dans une profession se rapportant plus ou moins au monde de la littérature (être journaliste, éditeur...).
La Merveille et l’obscur 69, recueil d’entretiens avec Bobin publié chez Parole d’Aube 70 (petite maison d’édition lyonnaise fondée au début des années quatre-vingt-dix) permet de savoir que l’auteur naît dans une famille d’origine populaire : son grand-père paternel a été ouvrier en usine.71 On apprend également que la grand-mère maternelle de Bobin a été internée dans un asile pour malades mentaux. Si l’on arrive à connaître la profession de son père (professeur de dessin industriel en lycée technique)72, et de sa mère (« calqueuse 73»), on ne sait rien des diplômes possédés et des métiers exercés par son frère et sa soeur. Il n’est pas non plus possible de s’appuyer sur d’éventuelles émissions radiophoniques ou articles de presse pour tenter d’en savoir davantage : ce n’est qu’exceptionnellement qu’il est demandé à l’écrivain d’ancrer ses propos dans un cadre biographique précis. La scolarité de Bobin n’est pas non plus un sujet particulièrement développé dans ses textes, on ne sait s’il a été brillant ou mauvais élève. Toutefois, ses études universitaires sont l’occasion d’informations plus précises, non pas tant concernant leur durée ou les titres et niveaux obtenus, que l’effet produit sur l’étudiant en philosophie à l’Université de Dijon, qu’était alors le jeune Bobin :
‘« Ha la philosophie... Vous connaissez cette phrase de Rimbaud dans ‘Une saison en enfer’ : ‘j’étais dans son âme comme dans un palais qu’on a vidé pour ne pas voir une personne si peu noble que vous’. Et bien j’allais dans la parole philosophique comme dans ce palais désert -et nulle vraie présence dans les couloirs, et nulle image claire dans les miroirs. Quatre, cinq années dans les draps d’une parole fatiguée, rêche. Quatre, cinq années de mauvais sommeil. » 74 ’Et il en va de même pour toutes les menues anecdotes relatées par l’auteur : ce ne sont jamais des faits, des séries d’événements que l’on peut rapporter à une époque précise et agencer de façon minutieuse afin de constituer une biographie inscrite dans des repères temporels que Bobin propose, mais des manières d’avoir vécu des événements auxquels le lecteur n’a finalement que peu accès. Cette façon de procéder, qui consiste à ne retenir de l’événement que l’enseignement à en retirer, doit être gardée à l’esprit car nous faisons l’hypothèse qu’elle constitue un mode majeur d’expression littéraire de l’auteur, dont on aura pour tâche d’analyser les procédés rhétoriques et les effets de sens sur l’oeuvre.
Toujours avec un minimum de détails, on apprend que l’écrivain avant de démarrer une carrière littéraire, a exercé plusieurs emplois auxquels il n’accordait que peu d’importance. Ainsi, il a travaillé quelques temps dans un ‘« institut qui fonctionnait avec les grands musées du Creusot. Ça s’appelait ‘Milieux’ comme des milieux. Et ‘Techniques’ comme des techniques.’ » Sa tâche consistait à organiser sur un plan matériel les journées des participants venus assister à des colloques ou des conférences :
‘« Ca m’a amené à rencontrer des milieux d’industriels, de philosophes. Il y a des gens qui venaient de toute la France pour des séminaires. Et donc, il fallait prendre en charge leurs menus, des choses comme ça. Et c’est comme un rêve. Ça n’a pas plus de conséquence qu’un rêve. C’était la vie apparente, mais elle n’avait aucune conséquence. » 75 ’Un autre emploi l’a amené à s’occuper d’une petite fille, Hélène, que les lecteurs ont appris à connaître au fil des nombreux textes qui mentionnent les conversations, les jeux, les réflexions qu’inspire à l’écrivain cette activité de garde d’enfant :
‘« Quand je l’ai rencontrée elle avait quelques mois. J’avais alors beaucoup de loisirs, étant au chômage. Ses parents, des amis, m’ont proposé de la garder quelques heures par-ci, par-là. Et ces quelques heures sont immédiatement devenues l’éternité – l’éternité aimante, rieuse, légère. » 76 ’Toutes ces occupations se résument selon Bobin par la formule : ‘« je faisais n’importe quoi, je passais le temps : petits travaux, petites études’ » 77, qui révèle le peu d’implication de l’auteur envers ce qui ne constituait pas encore son activité principale.
Le fait de ne pas accorder de l’importance au travail, voire de le dénigrer rappelle une des caractéristiques du mystique contemplatif : il s’agit du rapport à l’action, et à l’insertion dans le monde, qui est vu dans la logique de la mystique contemplative comme un frein à l’obtention de l’état de grâce. Alors que pour l’ascète l’action est le moyen qui assure la grâce divine, en revanche, le mystique contemplatif la perçoit de manière négative : « ‘à l’opposé, pour le mystique contemplatif vivant dans le monde, l’action, et surtout l’action dans le monde, est purement en tant que telle une tentation, contre laquelle il doit affirmer son état de grâce.’ »78 Ainsi, Bobin, en relatant dans ses textes ses périodes d’activité professionnelles comme n’ayant pas plus de conséquence qu’un rêve s’inscrit dans la logique de la mystique contemplative.
Christian Bobin, La Merveille et l’obscur, Editions Parole d’Aube, 1991.
Pour une présentation des maisons d’édition publiant les textes de Bobin, voir la fin de cette section
C.Bobin, La Merveille et l’obscur, op. cit., pp. 9 à 12
C.Bobin, Autoportrait au radiateur, Gallimard, 1997
Rien de plus n’est précisé par l’auteur quant à la profession de sa mère
C.Bobin, La Merveille et l’obscur, op.cit., p. 25
C.Bobin, ’Plume d’anges. Entretiens avec Charles Juliet’, L’Autre journal, n°2, 1993, p. 29
C.Bobin, La Merveille et l’obscur, op. cit., p. 43
C.Bobin, Le Huitième jour de la semaine, Lettres Vives, 1986, p. 76
Max Weber, Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996, p. 202