Toujours dans la logique de la mystique contemplative, les débuts déclarés dans l’écriture reflètent le dénigrement de l’action au profit de l’attente et de la contemplation. Contrairement à certains auteurs qui peuvent dater le moment où s’amorce le projet d’une ambition littéraire, il ne précise jamais quand il a commencé d’écrire ou même quand la volonté d’exercer cette activité s’est manifestée à lui. Celle-ci n’apparaît pas être la résultante d’un besoin impérieux ou d’une nécessité. De fait, la version de Bobin concernant sa préhistoire littéraire ne consiste pas en un choix raisonné ou impulsif qui aurait provoqué une discontinuité dans l’ordre de ses activités quotidienne. Au contraire, l’écriture se transforme en l’inverse d’une décision volontaire :
‘« Dans mon cas, c’est comme si l’écriture n’était liée qu’à la publication. Or bien évidemment, elle existait avant. J’ai commencé par des récits. Et j’ai continué comme ça. C’était une façon de ne pas remplir les devoirs de ma vie tels qu’on me les présentait : travail, maison, famille, marié, enfants, tout ça. Je croyais qu’il n’y avait qu’une seule voie obligée et je ne m’y sentais pas bien, je ne la sentais pas. » 79 ’Plus précisément, l’écriture devient la manifestation d’une volonté de ne pas être volontaire dans ses choix de vie. D’un texte à l’autre, les arguments se font écho pour présenter l’écrivain dans cette volonté de refuser le chemin que la société semblait avoir tracé pour lui :
‘« Je ne me souviens pas d’avoir jamais voulu telle ou telle vie. Je n’ai depuis l’enfance employé mes forces qu’à refuser ce qu’on me proposait, au nom d’une chose dont j’ignorais ce qu’elle était - et je l’ignore encore. Ma présence dans cette ville [Le Creusot] est le produit de ces refus accumulés, mais je ne saurais dire qu’elle résulte d’un choix. » 80 ’Ainsi, la façon dont Bobin relate ou plutôt ne relate pas les temps du démarrage dans l’écriture indique une attitude particulière de sa part, qui opère un retournement dans les manières habituelles de considérer et de valoriser les tendances volontaristes des individus. L’important, selon lui, et qui explique sa venue dans le monde de la littérature, est d’être volontaire dans son refus de l’être. Se démarquer d’une attitude volontariste, tournée vers un projet qui rationalise tous les actes à effectuer en vue de l’atteindre, marque une posture que l’emploi du type du mystique contemplatif permet d’éclairer. Il n’y a pas de contradiction entre la manière dont Bobin envisage les différents travaux alimentaires qu’il a dû effectuer lorsqu’il n’était pas encore publié, avec ce qu’il relate de sa façon d’être entré dans le champ littéraire : dans les deux cas l’action, l’effort rationnellement constitué fait défaut et se pare d’attributs négatifs.
Pour tenir cette position, l’auteur doit ne pas avoir à l’esprit tout ce qui concerne les actes qu’il faut mettre en place (volontairement) afin de transformer un texte en une publication. Car avec ce genre d’explication, rien ne justifie qu’il n’en soit pas resté à une pratique d’écriture en amateur. Il y a donc une distorsion entre ce qui est proclamé et ce qui a sans doute dû réellement se passer, nécessitant une attitude consciemment orientée vers le but précis de publications de textes dans certaines maisons d’édition. Il est toutefois à noter que ces thèmes des temps du démarrage et des premières publications ne sont en général que rarement abordés avec les auteurs (qu’ils s’inscrivent ou non dans la logique de la mystique contemplative), aidant par là-même à l’élaboration du mythe du créateur génial trouvant naturellement le chemin qui mène de l’écriture de textes à leur publication.
Un regard sur sa bibliographie laisse tout de même entrevoir quelques éléments permettant de tracer les contours du démarrage d’une carrière singulière et de construire la position occupée par l’écrivain à ses débuts. Par exemple, il est à relever que les premiers textes de Bobin ont été publiés dans de petites maisons d’édition, plutôt confidentielles, plutôt tournées vers la poésie intimiste, et de diffusion restreinte. Le tableau des deux pages suivantes récapitule les titres publiés par Bobin selon les différentes maisons d’édition, par ordre chronologique des premières publications de textes de Bobin (de 1977 à décembre 2000). Dans la première colonne sont fournies les informations suivantes : nom de la maison d’édition, nombre de titres de livres de Bobin publiés par celle-ci, et année de la première publication d’un texte de l’écrivain ; dans la seconde colonne, on trouve une recension des titres proposés par ces maisons d’édition (par ordre chronologique) ; dans la troisième colonne sont récapitulés les genres littéraires des textes de Bobin publiés dans ces maisons d’édition. Plusieurs genres sont classiques (romans, poésie en vers ou en prose, le journal, la lettre, les textes d’accompagnement de photographies ou de lithographies), d’autres ont été construits pour les textes de Bobin. Ainsi, la nouvelle ou l’essai poétique correspondent à des textes de facture particulière, où quelques thèmes sont récurrents d’une page à l’autre, sans s’insérer dans un cadre narratif précis, sans qu’il n’y ait de séparation en chapitre, voire sans qu’il n’y ait de liens entre un paragraphe et le suivant. Cette désignation est proposée non seulement par nous, mais se retrouve également dans quelques commentaires de critiques littéraires (voir la troisième section de ce chapitre) ou par des lecteurs (voir la deuxième partie de la thèse).
Nom des maisons d’édition | Titres publiés | Genres |
Editions Brandes 4 titres Date d’entrée : 1977 |
Lettre pourpre, 1977 Le Feu des chambres,1977 Le Baiser de marbre noir, 1984 Roi, dame, valet, 1987 |
Nouvelle poétique : 4 titres |
Fata Morgana81
7 titres date d’entrée : 1985 |
Souveraineté du vide, 1985 L’Homme du désastre, 1986 Lettres d’or, 1987 Eloge du rien, 1990 La Vie passante, 1990 Le Colporteur, 1990 Un livre inutile, 1992 |
- Lettre poétique : 3 titres Poème en prose ou en en vers : 2 titres Essai poétique : 2 |
Lettres Vives82
5 titres Date d’entrée : 1986 |
Le Huitième jour de la semaine, 1986 L’Enchantement simple, 1986 L’Autre visage, 1991 L’Eloignement du monde, 1993 Mozart et la pluie, 1997 |
- Nouvelles ou essais poétiques : 5 titres |
Gallimard83
10 titres Date d’entrée : 1989 |
La Part manquante, 1989 La Femme à venir, 1990 Une petite robe de fête, 1991 Le Très-Bas, 1992 L’Inespérée, 1994 La Folle Allure, 1995 Donne-moi quelque chose qui ne meure pas, 1996 La Plus que vive, 1996 Autoportrait au radiateur, 1997 Geai, 1998 |
Nouvelles ou essais poétiques : 3 titres -Roman : 3 titres - Commentaire de photographies (avec E. Boubbat) : 1 titre - Journal : 1 titre - Biographie romancée : 2 titres |
Parole d’Aube84
1 titre ; Date d’entrée : 1991 |
La Merveille et l’obscur, 1991 | Recueil d’entretiens avec l’auteur |
Le Temps qu’il fait85
10 titres Date d’entrée : 1992 |
Isabelle Bruges (repris par Gallimard), 1992 Quelques jours avec elles, 1994 L’Epuisement, 1994 L’Homme qui marche, 1995 Une Conférence d’Hélène Cassicadou, 1996 Clémence Grenouille, 1996 Gaël Premier, roi d’abimmmmmme et de Mornelonge, 1996 Le Jour où Franklin mangea le soleil, 1996 L’Equilibriste, 1998 La Présence pure, 1999 |
- Roman : 2 titres - Commentaire de lithographies : 1 titre - nouvelle ou essai poétique et mystique : 4 titre - littérature pour enfant (contes) : 4 titres |
Théodore Balmoral 1 titre ; Date d’entrée : 1994 |
Coeur de neige, 1994 | Conte : 1 titre |
Le Mercure de France86
1 titre ; Date d’entrée : 1999 |
Tout le monde est occupé, 1999 | Roman : 1 titre |
Entretien avec Charles Juliet, « Plumes d’anges », L’Autre journal, n° 2, 1993, p. 28
C.Bobin, L’Eloignement du monde, Lettres Vives, 1993, pp. 41 - 42
Maison créée en 1966, 350 titres au catalogue. Président : Bruno Roy. « Editeur de littérature générale (essais, poésie récits) et d’art [...] », Selon Jean-Luc Delblat, Le Guide LIRE de l’écrivain, l’Archipel, 1998, p. 45
Directeur de la collection Entre 4 Yeux, Michel Camus
Maison créée en 1911, 20 000 titres au catalogue. PDG : Antoine Gallimard. « Un des plus grands et des plus anciens éditeurs littéraires ». Selon Jean-Luc Delblat, Le Guide LIRE de l’écrivain, op. cit., p. 50
Maison lyonnaise fondée en 1989-90, arrêtée en 1999. Directeur : Thierry Renard. Editeur de recueils d’entretiens, de magazine littéraire...
Maison créée en 1981, 230 titres au catalogue, « Editeur de littérature générale (essais, poésie, romans, récits, contes, nouvelles, pamphlets, biographies), philosophie (essais), documents (aphorismes, correspondances), beaux-livres [...] » Selon Jean-Luc Delblat, Le Guide LIRE de l’écrivain, op. cit., p. 96
Maison créée en 1894, 1300 titres au catalogue. « Un des plus anciens éditeurs littéraires généralistes. [...] Appartient au groupe Gallimard. Selon Jean-Luc Delblat, Le Guide LIRE de l’écrivain, op. cit., p. 72