Concernant les manières dont Bobin introduit des éléments d’intertextualité dans ses textes, on observe un écart par rapport à l’analyse de texte traditionnelle. Tout semble présenter un auteur reconnaissant et s’appuyant sur la culture légitime scolairement distribuée, mais hérétique quant à sa façon de lire : citant un écrivain, Bobin se défend d’entrer dans l’explication de texte. Il propose deux rapports à l’oeuvre le portant soit à insérer une courte citation afin d’éclairer une idée, une image qu’il est en train de développer, soit à citer un auteur et éventuellement quelques phrases, pour en relater l’effet produit lors de la lecture. Mais dans les deux cas le contenu du message de l’écrivain cité n’est ni explicité ni discuté. Ce n’est pas dans le registre d’explication littéraire, pourtant enseignée par l’Ecole108 que se place Bobin. Et lorsqu’il s’agit d’énoncer l’émotion éprouvée à la lecture d’une oeuvre une constante se dégage de la manière dont Bobin se met en scène en tant que lecteur : son message consiste à déculpabiliser le lecteur qui ne comprendrait pas ce qu’il lit, pour favoriser le seul surgissement d’émotions. Ce faisant, une dédramatisation de l’acte de lecture est effectué où il est constamment et clairement dit au lecteur qu’il faut lire selon son goût et ne pas s’inquiéter de l’appréhension du contenu. Cette attitude peut aller jusqu’à la remise en cause de la légitimité de l’auteur considéré, si Bobin s’est ennuyé lors de la lecture de ses textes ou n’en a rien retenu. Une manière de lire particulière s’offre donc aux lecteurs de Bobin, qui les invite à prendre pour étalon de mesure leur sensibilité plutôt que leur raison ou la légitimité établie des classiques. L’écrivain semble donc excuser par avance la méconnaissance de ses lecteurs en leur donnant des arguments pour ne pas tomber dans le piège de la légitimité culturelle. Mais à y regarder de plus près, ses arguments ne sont pas aussi univoques qu’ils n’y paraissent et la manière dont Bobin parle de ses « ratages » en lecture ne rompt pas complètement avec les valeurs et pratiques dominantes. Ainsi dans Les livres de leur vie, il relate pour Bruno de Cessole, « deux échecs en lecture » :
‘« Oui, oui, j’ai des échecs graves, c’est presque une maladie parce que je vais citer là deux noms dont je sais qu’ils sont grands ! [...] Je pense à Baudelaire et je pense à Flaubert. Et puis, des gens que j’aime aiment ces deux-là. Je suis donc en état d’échec, j’ai juste une vague idée des raisons de cet échec. Elles sont d’ordre différent : Baudelaire..., étrangement, je dirais que c’est son goût de la loi que je n’aime pas. Il y a bien évidement l’interdit, le péché et toutes ces choses claires-obscures chez lui, mais elles me semblent n’aller qu’avec la loi. Je ne sais pas comment dire ça ! Il y a une part vénéneuse, je risque ce commentaire, complaisamment vénéneuse chez lui qui me laisse de marbre. Flaubert, c’est autre chose ! Ce n’est pas que je n’arrive pas à le lire ; bien-sûr, j’ai lu Madame Bovary, j’ai lu les grands romans de Flaubert, ses lettres aussi, mais ce sont des lectures qui n’entrent pas dans ma vie, elles restent à la porte. Il y a quelque chose que je n’aime pas du tout chez cet homme-là, une manière de se camper sur terre et de camper la littérature sur terre qui ne me plaît pas du tout. C’est quelqu’un qui dit sans arrêt, il le dit en jurant, il le dit même quand il se tait, il le dit partout, de façon taciturne, ou en grommelant, que l’art est au-dessus de la vie. Il semble être honnête en disant ça... l’art comme substitut de la vie, c’est une chose que je ne puis accepter... non, je ne peux pas... Je ne peux pas. [...] Je ne sais pas faire mienne cette conception idolâtre de l’écriture et de la littérature, même si je vis de beaucoup de livres. » 109 ’La manière dont le thème de l’échec à la lecture est traité est intéressante à relever. Si dans un premier temps l’écrivain semble transgresser une règle tacite en avouant ne pas arriver à lire les deux « grands » de la littérature que sont Flaubert et Baudelaire (ce qui pourrait immédiatement le faire passer pour inculte ou insensible à la belle littérature), l’explication de ce jugement reprend une série d’arguments qui exemptent Bobin de l’illégitimité culturelle. Ce n’est pas en raison d’une incompréhension des textes de Flaubert et de Baudelaire que l’écrivain émet des réserves à leur sujet, mais en fonction d’un jugement de goût défavorable : il ne les « aime pas ». Il n’apprécie ni la lecture de Flaubert, ni celle de Baudelaire pour des raisons d’opposition à un thème récurrent chez le second, à une manière de considérer la littérature chez le premier. Dans les deux cas, Bobin est à même d’argumenter sérieusement, et d’entrer dans des points assez précis de débats sur les conceptions de la littérature. Ce faisant, il présente l’image implicite d’un lecteur fin connaisseur de leurs oeuvres, au point qu’il puisse justifier d’une opinion allant à l’encontre de celle communément admise. Le défaut de légitimité qui aurait pu atteindre Bobin au départ, lorsqu’il commence par avouer un « échec » à lire certains auteurs légitimes se transforme donc par la suite du texte : l’explication qui est donnée montre un écrivain érudit et capable de placer le débat au niveau de la critique littéraire. L’effet est donc l’inverse de celui qu’on aurait pu craindre, et Bobin se tire de cette question en renforçant sa légitimité et en préservant son image de lecteur cultivé.
On relève également une ambiguïté dans le message. Flaubert et Baudelaire sont répudiés de la bibliothèque idéale de Bobin parce qu’il « n’aime pas » leurs écrits. Placer le jugement sur le registre de l’amour invite à considérer que la manière de lire de l’écrivain fait de l’émotion l’étalon de mesure des oeuvres littéraires. Seulement, la suite de l’explication renverse cette position : c’est la conception de la littérature chez Flaubert qui indispose Bobin. On est passé du registre de l’émotion à celui de la raison, de l’affinité élective pour une oeuvre littéraire à son explication au moyen d’outils de critique littéraire. Bobin ne reste donc pas constamment dans le seul registre de l’émotion pour choisir ses auteurs favoris mais bascule, sans même en avoir conscience dans l’activité d’interprétation des textes au moyen d’outils de la critique littéraire, activité qu’il ne cesse de fustiger constamment par ailleurs.
Voir à ce sujet, le chapitre V intitulé « L’expérience ordinaire et la réflexivité »
Bruno de Cessole, Les Livres de leur vie, entretien avec Christian Bobin, Centre Georges Pompidou, 1994, pp. 3 - 4