Les bons et les mauvais écrivains

Dans un entretien accordé à la revue Esprit110 en 1994, Bobin développe sa vision de la littérature. Cela permet de prendre la mesure de ce en quoi consiste pour l’auteur la vraie et la bonne littérature, par rapport à la mauvaise en fonction de critères qu’il est intéressant de relever. Se dresse également à cette occasion une cartographie des vrais écrivains par rapport aux autres :

‘« L’esthétisme ne m’intéresse pas. Dans la poésie magnifique de Char, à côté de passages qui ont la fraîcheur vivante de l’aubépine qu’on trouve dans les livres des troubadours, je sens une volonté épouvantable d’éternité qui taille l’écriture dans le marbre, qui écrit dans la pierre de Carrare. Chaque éclat voudrait monter au ciel... Cette volonté de gagner à chaque fois me semble assez stérile. Mon goût, c’est d’aller dans la parole, dans l’amour, dans la pensée, avec le tout de soi, avec les parts bêtes, odieuses. Il faut venir avec tout ça pour avoir, par moment, des courts-circuits, des lueurs. Il faut que le flux vienne, la masse non maîtrisable. L’esthétisme, c’est une volonté qui se veut sans arrêt sur elle-même. Marguerite Yourcenar est un exemple caricatural de ce point de vue-là : je sens un écrivain qui se construit de part en part. Même sur les photos, je la vois statufiée en elle-même : le fichu, l’exil, tout est parfait. [...] Mais je peux me tromper. Par exemple, je n’arrive pas à lire Belle du seigneur. Je sens que ce livre est truqué. Je le cite, parce qu’il est présenté comme un des phares de la littérature sur l’amour. Même si celui qui veut la manier veut tromper ou se tromper lui-même - ce qui est la manière de se placer dans une manière d’image fausse, stérilisée de soi-même : l’écriture le dit.
Le contraire de cette position fausse, c’est Duras. [...]. Voilà une des chaînes possibles des morts aux vivants : Bellet, Sullivan, Clavel, Bernanos, Bloy, Péguy, et une des voies possibles du communisme vivant d’écrire. Leur point commun, au-delà de leurs divergences qui sont grandes et qu’il ne faut surtout pas réduire, c’est leur manière d’être devant la parole, devant le monde et devant l’autre. C’est une même et unique manière d’être : seul devant l’autre, donc avec l’autre, seul ; seul devant la parole, donc avec la parole vive, vivante, risquée et seul devant le monde donc avec tout le monde, profondément en communion de désaccord avec le monde.
J’aime aussi leur colère et c’est pourquoi une autre branche de ce même arbre unit Thomas Bernhard et Antonin Artaud.
» 111

L’emploi du verbe « mentir » doit être retenu. Il rend compte d’une volonté de distinguer dans la littérature ce qui relève de l’authenticité, de la justesse, de ce qui n’est que construction artificielle, volontairement tournée vers un désir « d’éternité » (que Bobin appelle « l’esthétisme »). En distinguant les auteurs « vrais », « authentiques » des seuls « écrivains », il pare ceux qui lui permettent d’éprouver des émotions, de toute une série d’attributs (l’authenticité, la justesse). Ces qualités ou attributs ne se réfèrent pas aux seuls textes de ces auteurs, mais d’une part englobent également les individus en se rapportent aux vies de ces derniers, et d’autre part renvoient à l’émotion perçue comme l’expérience souveraine, incontournable et décisive. Ainsi, la justesse, l’authenticité des auteurs sont les preuves de textes littéraires, poétiques, ou mystiques dégageant une force et une émotion « sincère ». Cette manière de répertorier les bons et les mauvais auteurs en deux catégories se référant soit à « la parole vive », soit à « l’esthétisme » rend compte chez Bobin d’une volonté de relier les textes aux individus, et de réduire la « vraie » littérature ou la poésie à un registre spécifique dans lequel règne l’adéquation entre ce que l’on vit et ce que l’on écrit. Les bons auteurs, selon Bobin ne sont donc pas ceux qui sont capables d’écrire les histoires les plus originales ou d’avoir une grande maîtrise de la langue écrite, mais ceux qui sont vrais et authentiques dans leurs écrits, en tant qu’ils reflètent au plus juste les préoccupations de leur vie. C’est un domaine tout à fait particulier de la littérature qui se trouve ici défini.

Les auteurs qui présentent ces caractéristiques sont, au regard de cette citation, plutôt de tradition chrétienne. Ainsi Bernanos, Bloy, Sullivan, Claudel peuvent être rattachés au courant des écrivains chrétiens. A la lecture des nombreux indices d’intertextualités, éparpillé dans l’oeuvre de Bobin, on peut compléter cette liste d’auteurs mystiques, généralement chrétiens : Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Marguerite Porete, Simone Weil figurent ainsi en bonne place et semblent incarner au plus fin cette adéquation attendue entre les écrits et la vie, source garantie d’émotion.

On peut faire le même constat avec les auteurs mystique et le rapport à l’Eglise de Bobin que celui établit pour son rapport à l’Ecole. Tandis qu’une soumission à la norme légitime dominante lui fait apprécier des auteurs légitimes dans le champ littéraire ou de la mystique, un rejet des formes institutionnelles s’observe. S’il est croyant, Bobin se déclare non pratiquant et lance quelques piques à l’Eglise vue comme une institution finalement éloignée des véritables questions religieuses :

‘« Les prêtres vous rappellent bien le dimanche que vous avez une âme. Du haut de leur chaire ils vous lancent sur le crâne des paroles dures comme des pierres. On les écoute les yeux baissés, tassé sur son banc, piteux. On laisse passer l’orage. »112
Notes
110.

Guy Coq, Jean-Pierre Vidal, « La parole vive », Esprit, Mars 1994, pp. 68 à 73

111.

Guy Coq, Jean-Pierre Vidal, « La parole vive », Esprit, op. cit., pp. 68 à 73

112.

Christian Bobin, Le Très-Bas, Gallimard, 1992, p. 42 - 43