La reconstruction du réseau relationnel professionnel d’un écrivain est une étape délicate et improbable du point de vue de son exhaustivité. S’en tenir aux déclarations de l’auteur laisse échapper tous ceux qui n’ont pas de raison d’être cité, soit par manque de légitimité, soit par oubli. L’analyste est donc obligé d’en rester aux déclarations officielles qui sous-estiment le réseau relationnel réel et existant. Cette remarque fonctionne également dans l’autre sens : les auteurs ayant de bonnes raisons de se présenter comme fervent lecteur, admirateur anonyme ou ami de Bobin le font en fonction de stratégies qui n’invitent jamais à l’impartialité. Aussi, c’est dans un contexte d’informations finalement sous-représentatives du réseau réel que l’étude développe le thème du cercle des pairs de Bobin. N’ont été retenues ici que les déclarations officielles de liens de nature diverse (lecteur, amis) avec l’auteur. Les autres formes de proximités, comme les emprunts thématiques, stylistiques, les sources inspiratrices, n’ont pu être relevées car n’étant pratiquement jamais déclarées, elles sont difficiles à établir. A la page suivante est présenté le tableau du cercle des pairs.
nom, prénom | date de naissance | Date entrée | études, diplômes | genre littéraire, maison ed. | |
1 | John Berger | 1926, Londres | 1968 (trad. française) | Il vit depuis les années 1970 dans un village de Savoie. Romancier engagé, scénariste, critique d’art. | roman, essais Maspero, Champ Vallon - obtient le Booker Prize en 1977, pour G. collaborateur au Monde diplomatique |
2 | Pierre Bergounioux | Brives | Années 80 | Professeur de Lettres | Verdier, Gallimard, Fata Morgana, Lettres Vives, Théodore Balmoral |
3 | Nella Bielski | Entre 39 et 45, en Russie | Années 80 | vit en France depuis 1962, actrice Les Gauloises bleues | Romans : Deux oranges pour le fils d’Alexandre Lévy ; Si belles et fraîches étaient les roses (Folio) |
3 | Judith Brouste | Bordeaux (années 50) | 1979 | autodidacte | romans, entretiens, Seuil |
1 | Michel Camus | 1929, Belgique | co-dirige une maison d’édition Lettres Vives | poésie, Lettres Vives, Théodore Balmoral | |
1,2 | André Comte Sponville | Années 50 | Années 80 - 90 | agrégé de philosophie, ENS, maître de conférence à Paris I | Essais de philosophie. Est publié aux PUF |
1 | André Dhôtel | Né à Attigny (Ardennes) en 1900 Mort en 1991 |
1930 (entrée à Gallimard) | professeur de philosophie | A reçu plusieurs prix littéraires : Le prix Fémina en 1955 ; Le Grand prix de littérature de l’Académie Française en 1974 ; Le Grand Prix national des Lettres en 1975 Publié chez Gallimard |
2 | Sylvie Germain | 1954, Chateauroux | Vers 1980 | docteur et agrégée de philosophie | romans, nouvelles, Gallimard, nrf |
2 | Charles Juliet | 1934, province | vers 1978 | Enfance paysanne (enfant de troupe) ; baccalauréat ;début études de médecine | romans, poésie, nouvelles, POL, Fata Morgana |
2 | Françoise Lefèvre | Années 50 | vers 1974 | ’ouvreuse’, autodidacte | romans, Pauvert, Actes Sud Reçoit le Grand prix des lectrices Elle en 1974 ; le Goncourt des lycéen en 1990 |
3 | Yvon le Men | Né en 1953 en Bretagne | Vers 1974 | cantonnier | Poésie. Est publié aux éditions Gallimard, Flammarion, Rougerie, l’Harmattan |
2 | Jean-Michel Maulpoix | vers 1950 | 1978 | thèse de littérature, professeur de littérature à l’Université Nanterre | poésie, essais, Mercure de France |
2 | Pierre Michon |
1945, Creuse | 1980-84 | études littéraires, divers petits boulots, clochardisation | romans, Gallimard, Verdier, Fata Morgana |
2 | Daniel Pennac | 1944 au Maroc | Début année 1980 | Maîtrise de Lettres, enseignant en Français | romans, littérature jeunesse, Gallimard, Grasset 1990 : Prix du livre Inter pour La petite marchande de prose, Gallimard |
1 | Jean-Pierre Richard | 1922 | Années 50 | Etudes de littérature, professeur d’Université | Gallimard, Fata Morgana, Le Seuil, critique littéraire |
groupe 1 : les anciens aidant Bobin ;
groupe 2 : les pairs (et concurrents) ;
groupe 3 : les nouveaux entrants aidés par Bobin
Trois sous-ensembles dans le réseau des pairs s’observent selon les effets de la notoriété des écrivains sur l’image publique de Bobin. Il y a tout d’abord l’ensemble formé par les écrivains nés avant Bobin, et ayant une place établie dans le champ littéraire au moment où l’auteur démarre sa carrière (entre 1978 et 1985) : John Berger, Michel Camus, Jean-Pierre Richard. Pour ce premier cercle nous émettons l’hypothèse qu’entre un nouvel entrant tel que Bobin et des auteurs déjà établis, des liens d’entraide, d’accession à une certaine reconnaissance ou tout au moins visibilité ont pu exister. Ainsi, Michel Camus, co-directeur de la maison d’édition Lettres Vives, peut avoir été à un moment donné un appui certain pour Bobin, en acceptant de publier ses textes dans sa maison d’édition. Ainsi, Jean-Pierre Richard, en incluant dans un de ses livres113 un essai littéraire sur l’oeuvre de Bobin, a eu des chances de contribuer à la légitimer. La connaissance d’auteurs déjà en place dans le champ littéraire donne des indications sur les relations d’entraide se nouant entre jeunes et anciens auteurs et ayant pu tenir un rôle à certains moments de la carrière de l’écrivain.
Le second cercle correspond aux auteurs proches de Bobin à la fois par leur âge, leur date d’entrée dans le champ littéraire, et la forme de leur carrière. Là se trouvent véritablement les pairs, à la fois concurrents et premiers lecteurs, dont certains n’hésitent pas à recommander la lecture de Bobin dans leurs articles de presse ou émissions télévisuelles ou radiophoniques. Ainsi Daniel Pennac à Bouillon de Culture, ou encore Françoise Lefèvre lors d’une conférence à Bron.114 Un regard attentif sur les composantes socio-économiques de cette population montre de fortes similitudes entre tous ces écrivains, pour lesquels nous proposons le terme d’enseignant-écrivain.
Le troisième cercle est formé d’auteurs nouveaux entrants dans le champ littéraire (Yvon Le Men, Judith Brouste, Nella Bielski), pour lesquels Bobin joue un rôle certain dans l’aide au démarrage, soit en les citant dans différentes revues ou articles, soit en leur accordant des entretiens, en préfaçant leurs ouvrages... Une fois encore, le réseau d’entraide est repérable, dans l’autre sens cette fois-ci.
Concernant les niveaux socioprofessionnels des écrivains pairs de Bobin, issus des trois cercles, une relative homogénéité s’observe. Ceux-ci sont soit enseignants, ce qui correspond à la profession à laquelle Bobin aurait pu prétendre à l’issue de ses études de philosophiques, soit des personnes d’origines modestes, et n’exerçant pas un métier lié au champ littéraire (Yvon Le Men, fils de cantonnier, vivant de ses poèmes, Françoise Lefèvre, « ouvreuse »). Ne sont pas ici représentés les journalistes-écrivains, les auteurs à fort succès commercial (sous-champ de grande production), les auteurs issus de familles d’écrivains, les académiciens et membres de jurys de prix littéraires, autrement dit tous ceux qui ont une position dominante dans le sous-champ de grande production. Ainsi, les enseignants-écrivains, plutôt que les journalistes-écrivains figurent parmi les pairs déclarés de Bobin. Les affinités littéraires déclarées par Bobin le portent ainsi à ne citer que des auteurs aussi peu pourvus de légitimité que lui, et dont les carrières sont en train de se construire à peu près au même moment et en passant par les mêmes instances (mêmes revues littéraires, mêmes petits éditeurs puis une maison d’édition plus importante, telle que Gallimard). Tous sont en effet passés par des petites maisons d’édition, certains y restent, d’autres entrent progressivement dans les grandes (mais peu y arrivent). Ils se retrouvent également côte à côte dans des revues telles que la NRF (Sylvie Germain, Pierre Michon), et Théodore Balmoral (Pierre Michon), Verdier (Pierre Michon, Charles Juliet, Pierre Bergounioux). Les formes littéraires prisées par les pairs sont le roman, la poésie, et l’essai, tout comme elles le sont également pour Bobin (voir tableau des pairs, dernière colonne).
Au regard des formes de la carrière de Bobin à ses débuts, rien ne la distingue de celle de ses pairs tant qu’il publie dans de petites maisons d’éditions des textes à forte connotation poétique, ou jugés comme tel par les critiques littéraires : il est d’ailleurs présenté comme un poète dans Le Magazine littéraire, La Quinzaine littéraire jusqu’en 1990, ainsi que nous le verrons dans la section suivante. Il commence à se différencier de ses pairs à partir du moment où Gallimard publie non plus seulement de courts textes dans la NRF, mais des ouvrages entiers, dès 1989. Un public grandissant accueille ses livres à partir des années quatre-vingt-dix. Bobin n’est plus dès lors, un auteur confidentiel : de poète « intimiste »115 il devient peu à peu écrivain pour les journalistes. Au regard de sa trajectoire, le succès qu’il remporte a de quoi étonner : entré dans le champ littéraire par la petite porte, il aurait très bien pu, comme beaucoup de ses pairs, rester un auteur confidentiel d’écrits intimistes et peu abordables pour le grand public. Cet étonnement est exprimé par Michel Camus lors de la présentation de Bobin qu’il propose lors d’une série d’entretien avec lui sur France-Culture « ‘D’autres écrivains-poètes qui l’ont précédé comme Henri Calais ou Georges Peros furent méconnus de leur vivant. Proches d’eux, par le sens intime d’une même démarche solitaire et monacale, étrangère aux écoles et chapelles à la mode, Christian Bobin aurait pu connaître le même sort’. » 116
La forme d’une carrière pour un écrivain doté du capital relationnel (quasi-nul) tel que Bobin ne le prédisposait pas à vivre un tel retournement favorable de sa position dans le champ. Fils de professeur en dessin industriel, il ne dispose pas au moment de démarrer une carrière littéraire d’un réseau relationnel important et stable. Ses pairs, étonnamment proches au regard d’un certain nombre de caractéristiques (même âges, dates d’entrées dans le champ, études universitaires de lettres ou de philosophies, tantôt enseignants, tantôt sans profession précise, n’ayant pas achevé leurs études, et une renommée discrète n’excédant pas le milieu confidentiel du sous-champ de production restreinte) ne sont pas ceux qui peuvent lui apporter un soutien conséquent au moment de son propre démarrage. Si l’on suit les principes de fonctionnement du champ littéraire tels qu’ils ont été posés par P. Bourdieu, on voit que Bobin appartient au début de sa carrière au sous-champ de production restreinte. Ce que l’on constate, c’est qu’il n’y reste pas et qu’à partir des années quatre-vingt-dix, il bascule progressivement dans le sous-champ de grande production (au regard des indicateurs que sont le volume du public et le type de maison d’édition le publiant). Se pose alors la question de la possible conversion du capital symbolique acquis dans un sous-champ vers un autre. Une possibilité de réponse est fournie par l’analyse chronologique de la réception par la critique littéraire, que nous abordons à présent.
Jean-Pierre Richard, Terrains de lecture, Paris, Gallimard, 1996
A l’occasion de la Fête du Livre de Bron 1997, où elle indiquait lors d’une conférence : « c’est un écrivain qu’il faut soutenir, surtout en ce moment, où il est attaqué de toute part. »
Pour reprendre le terme employé par Michel Camus en présentation d’une série d’entretiens avec Bobin sur France-Culture, dans l’émission « A voix nue », juin 1994
« A Voix nues » entretiens avec Christian Bobin, France-Culture, Juin 1994