Singulière destinée que celle de l’image médiatique de Bobin entre 1985 et 2000, qui après quelques années d’ascension rapide, se dévalorise brutalement. L’auteur passe ainsi du poète « égal au plus grands » (Comte-Sponville) à l’écrivain « à la mode » : ‘« la lessive sans phosphate est à la mode, Christian Bobin aussi’ 117». Retracer les temps forts de l’histoire de la réception par la critique littéraire de l’oeuvre de Bobin présente un double intérêt.
Premièrement, dans le cadre du projet général d’étude d’expériences de lecture par un public socialement différencié, il semble pertinent d’effectuer un détour auprès de celles des lectores.118Une des hypothèses de la théorie de la réception consiste à dire que les connaissances de l’oeuvre ou l’auteur précèdent et orientent chez le lecteur son activité de réception. Il est en effet bien rare que celui-ci entre dans un texte sans avoir une idée minimale et préalable de ce qu’il va lire. Ces éléments d’information permettant d’anticiper ce qui va être lu proviennent de sources diverses : certains sont contenus dans le livre (paratexte), d’autres relèvent de discours portés sur le texte. Entre le conseil d’ami et le mot du libraire figure également l’article de critique littéraire. Il s’agit donc de reconstruire l’ensemble des prises de positions développées par la critique, afin de les comparer aux discours de réception recueillis au moyen d’entretiens. Cela permet ensuite de comparer ces réceptions officielles, avec les discours de lecteurs non lectores de manière à observer s’ils suivent fidèlement les tendances de la critique littéraire ou bien s’en écartent.
Secondement, un regard sur l’évolution de la réception médiatique de la production de Bobin laisse transparaître des querelles et retournements de positions : celles-ci rendent compte en toile de fond, d’une tension au sein du champ littéraire concernant la légitimité d’une oeuvre en cours d’élaboration. Objet de lutte, l’appartenance à la chose littéraire prend diverses figures selon que l’auteur occupe une position dans le sous-champ de production restreinte ou dans le sous-champ de grande production. Le basculement de Bobin du premier sous-champ au second constitue un moment privilégié pour observer la réaction de la critique face à cette transgression des frontières. Relever les arguments présentés par les journalistes pour justifier les tons ironiques ou acerbes pris à partir des années 1994, permet d’expliciter la mécanique de l’attribution du label d’oeuvre littéraire. Vont donc être étudiées les logiques de classement et de déclassement opérant dans le champ de la critique. A l’instar de l’étude proposée par Isabelle Charpentier119 pour la réception du texte controversé d’Annie Ernaux Passion simple, il s’agit donc de dégager les enjeux souterrains des appellations en gardant à l’esprit que le choix les termes de poète ou d’écrivain n’implique pas les mêmes anticipations de réception pour les lecteurs 120.
Deux temps sont repérables dans la construction de l’image médiatique de Bobin. Le découpage de 1985 à 1993 indique une première période durant laquelle les articles sont plutôt élogieux. Cela correspond à l’époque où l’écrivain appartient au sous-champ de production restreinte. A partir de 1994, le ton se durcit et les critiques deviennent péjoratives. Bobin évolue alors dans le sous-champ de grande production. Comment expliquer le basculement de la critique vers des positions de dénigrement de son oeuvre? Est-ce seulement en raison du succès énorme rencontré par l’auteur à partir des années quatre-vingt-dix qu’il convient aux médias de prendre une attitude distanciée ?
Pour les journalistes développant un ton critique, il est évident que le seul contenu des textes justifie leur propos. Pour l’analyste armé de la théorie des champs, l’évidence s’estompe rapidement : la qualité littéraire des textes n’est pas affaire que de leurs seuls attributs intrinsèques, mais s’élabore lors d’un procès complexe mobilisant une pluralité d’instances. Ainsi les éditeurs, en acceptant ou refusant des manuscrits sont parmi les premiers à juger de la possible appartenance des textes à la chose littéraire ; la critique également, qui se voit investie de la mission de préserver le label de littérature ou de poésie. L’hypothèse que nous souhaitons démontrer consiste à envisager le basculement de Bobin du sous-champ de production restreinte au sous-champ de grande production comme la cause principale du renversement de ton pris par la critique.
Les arguments avancés par les journalistes pour convaincre, tout d’abord de la légitimité puis de l’indignité littéraire des textes de Bobin sont ainsi entendus comme autant d’indices représentatifs du mode de fonctionnement du champ de la critique. Il s’agit donc dans cette analyse de respecter l’ordre chronologique des parutions, afin de reconstruire l’historique de la réception médiatique de l’oeuvre de Bobin en focalisant l’attention sur le changement de ton remarqué à partir de l’année 1994. La première partie s’intéresse plus spécialement à la période allant de 1985 à 1993, et vise à étudier un ensemble d’éléments : l’image publique de Bobin, les qualificatifs relatifs au style d’écriture, les thèmes répertoriés par les journalistes, accompagnés de leurs commentaires. La seconde partie s’engage sur la période suivante, et souhaite rendre compte du durcissement des positions des journalistes, en relevant la logique argumentative et les justifications employées pour légitimer le retournement d’opinion.
Pour mener cette analyse, nous avons étudié un peu plus de cent cinquante articles, qui sont en grande partie issus du service d’archives de la maison Gallimard121. Nous avons également recueilli par nos propres moyens (en utilisant les index de certains quotidiens ou magazines littéraires) des articles portant sur les titres publiés avant l’entrée de Bobin à Gallimard, et ceux publiés dans d’autres maisons d’édition. C’est en tout environ sept cent articles que nous avons répertoriés pour la période allant de 1985 à 2000 : aux neuf classeurs constitués par le service d’archives de Gallimard, se sont ajoutés une cinquantaine d’articles trouvés par nos soins. Si une lecture exhaustive de tous ces articles a été effectuée, nous avons procédé à une sélection pour l’analyse de contenu, en choisissant de ne pas nous focaliser sur un ouvrage en particulier. Notre souci a été de balayer l’ensemble des discours de réception par la critique littéraire pour la période allant de 1985 à 2000. La répartition des articles lus a alors été la suivante :
Titres et année de parution | Nombre d’articles trouvés (presse nationale et étrangère) | Nombre d’articles étudiés |
Titres publiés entre 1985 et 1989 | Environ 6 | 6 |
La Part Manquante, Gallimard, 1989 | Environ 20 | 16 |
La Femme à venir, Gallimard, 1990 | Environ 30 | 23 |
Une Petite robe de fête, Gallimard, 1991 L’Autre visage, Lettres vives, 1991 La Merveille et l’obscur, Parole d’Aube, 1991 |
Environ 50 | 10 |
Le Très-Bas, Gallimard, 1992 Isabelle Bruges, Le Temps qu’il fait, 1992 Un livre inutile, Fata Morgana, 1992 |
Environ 206 | 30 |
L’Inespérée, Gallimard, 1994 L’Epuisement, Le Temps qu’il fait, 1994 |
Environ 200 | 30 |
La Folle Allure, Gallimard, 1995 | Environ 95 | 15 |
La Plus que vive, Gallimard, 1996 | Environ 50 | 11 |
Autoportrait au radiateur, 1997 | Environ 50 | 11 |
Geai, Gallimard, 1998 | Environ 40 | 15 |
Total | 750 | 167 |
Le Canard enchaîné, 13.04.94
Terme employé par P. Bourdieu : « [...] je voudrais rappeler l’opposition médiévale qui me paraît très pertinente entre l’auctor et le lector. L’auctor est ce qui produit lui-même et dont la production est autorisée par l’auctoritas, celle de l’auctor, le fils de ses oeuvres, célèbre par ses oeuvres. Le lector est quelqu’un de très différent, c’est quelqu’un dont la production consiste à parler des oeuvres des autres. Cette division, qui correspond à celle de l’écrivain et du critique, est fondamentale dans la division du travail intellectuel. », , « La lecture : une pratique culturelle, débat entre Pierre Bourdieu et Roger Chartier », R. Chartier, Pratiques de la lecture, op. cit., p. 268
Isabelle Charpentier, « De corps à corps. Réception croisée d’Annie Ernaux », Politix, 1994, pp. 45 - 75
G. Molinié, A. Viala, Approches de la réception. Sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, Paris, PUF, 1993.
Dont nous remercions la disponibilité durant le temps que nous avons passé dans les locaux pour les besoins de l’étude.