Un poète

Le premier élément pertinent à relever concerne la désignation de Bobin au moment de son entrée dans le champ littéraire. C’est en tant que poète, et dans les rubriques « écrits intimes » que les journalistes évoquent l’individu et situent leurs critiques. Ainsi Bernard Delvaille dans Le Magazine littéraire n’hésite pas à dire que « ‘Christian Bobin [...] paraît être l’un des poètes les plus marquants qui aient été révélés depuis quelques années’ »122. De même, André Comte-Sponville dans Libération en 1987 résume ’Christian Bobin, poète »123.

Dès les premiers articles, les journalistes portent des remarques élogieuses. Bobin est d’évidence un poète et il s’agit soit de montrer en quoi ses textes ressortissent de ce genre littéraire (en démontrant l’adéquation entre l’attitude de Bobin avec les valeurs de la poésie), soit de donner envie au lecteur de le découvrir en utilisant le procédé rhétorique de la paraphrase. Deux types d’articles se partagent le sujet : les articles explicatifs, qui évoquent le style et les thèmes des textes de l’écrivain, et qui visent également à prouver qu’il appartient à la catégorie des poètes ; et les articles paraphrasant l’écrivain. Les seconds sont beaucoup plus hermétiques. Ils ne décrivent pas le contenu des ouvrages présentés, mais tentent de faire pénétrer le lecteur dans l’univers stylistique, sémantique et rhétorique de l’écrivain.

Pour justifier le qualificatif de poète endossé par Bobin, les journalistes optent d’une manière générale pour la même stratégie. La dévoiler conduit à repérer le mode de fonctionnement de l’attribution du label de poète dans le champ littéraire. Ainsi, analyser l’argumentation déployée par les journalistes revient à cerner dans leurs discours une série de traits pertinents concernant la mise en scène de l’auteur, sa thématique, sa stylistique, le genre littéraire plus particulièrement représentatif de l’oeuvre et les maisons d’édition.

Ces indicateurs fonctionnent diversement, selon que Bobin n’est qu’au commencement de sa carrière ou bien installé dans le champ littéraire. Tant qu’il n’est pas connu, les journalistes focalisent leur attention sur le style, la thématique et les maisons d’édition. Leur travail consiste à relater, peut-être faute d’indications biographiques plus précises, leurs impressions de lecture, leurs analyses stylistiques et thématiques et les écrivains auxquels Bobin semble s’apparenter. A partir du moment où la notoriété de Bobin s’affirme, les journalistes disposent d’une quantité plus importante d’indications biographiques. Ils peuvent donc dans leurs articles informer le lecteur sur certains points relatifs à la vie de l’écrivain. Ces éléments biographiques sont peu nombreux et concernent essentiellement trois thèmes : les études faites par Bobin, son origine provinciale et l’organisation de ses journées. Emerge alors l’image d’un auteur fortement impliqué dans son activité d’écriture, n’hésitant pas à avouer apprécier l’absence d’obligations et d’occupations quotidiennes. Ce thème est d’ailleurs repris dans un grand nombre d’articles. Par exemple, pour Télérama, Catherine Portevin indique dans sa titraille : « ‘Il vit seul à ne rien faire. C’est-à-dire lire, lire et écrire.’ »124 Plus loin, elle augmente son portrait d’indications allant dans le même sens :

‘« Il a dû gagner par-ci par-là quelque argent pour subsister, et depuis deux ans, c’est le bonheur. Il vit seul « à ne rien faire », avec les 3500 F mensuels de ses droits d’auteur : dormir beaucoup, se promener souvent, accueillir les enfants-amis, lire lire lire, écrire. C’est tout et ça lui suffit : ‘Tout est partout où on est ‘. Depuis 40 ans, il n’a presque jamais quitté le Creusot, où il est né. Il ne voyage pas, n’a pris l’avion qu’une seule fois, vient de temps en temps à Paris. ‘Il y a besoin de si peu pour écrire. Il n’y a besoin que d’une vie pauvre, si pauvre que personne n’en veut’ (Une petite robe de fête). [...]. Christian Bobin ne conjugue pas le verbe avoir : avoir un travail, une culture, une femme, des enfants, un rôle, de l’argent. Non, hors de toutes ces institutions qu’il exècre, il lui faut la volupté du dépouillement. Et ‘chanter’, pour faire sortir le monde de la pauvre alternative qu’il propose aujourd’hui entre le ‘n’espérez rien’ et le ‘jouissez de tout’. » 125

Isabelle Martin pour la Gazette de Genève présente le même portrait :

‘« Qui est Christian Bobin ? Un passant, un poète né au Creusot en 1951, où il vit toujours. Et que fait-il ? Rien. Il se promène, il lit, il écrit des sortes de lettres ou de courts récits. » 126

Il est tout à fait intéressant de remarquer la façon dont les éléments biographiques sont intégrés dans le discours et le rôle qu’ils y jouent : ils se trouvent mêlés à l’argumentation visant à démontrer l’appartenance de Bobin à la catégorie des poètes ou des écrivains (à partir des années 1990). La liaison entre la vie réelle de l’écrivain et le contenu de ses textes est en effet un thème présent dans tous les articles à partir de la fin des années quatre-vingt. Quelle peut-être la raison de cette prégnance dans les discours journalistiques ?

Le mélange d’indications biographiques avec la dimension philosophique et éthique des textes est tout d’abord une pratique mise en place par l’auteur lui-même : en effet, dans les textes de Bobin figure un ethos en lien avec des logiques d’action pour la vie quotidienne (ce thème est analysé dans les trois prochains chapitres). De ce fait, le contenu de son discours s’ancre dans la vie ordinaire, qui correspond essentiellement à celle de l’écrivain. Ainsi, les journalistes, en associant constamment des indications biographiques avec le contenu philosophique, éthique des textes ne font tout d’abord que suivre le chemin tracé par l’écrivain lui-même. Parfois, il suffit simplement au journaliste de reprendre une citation de l’écrivain pour atteindre son effet :

‘« Tout petit, Christian Bobin a voulu être comédien. Il a suivi des études de philosophie, il a travaillé dans une bibliothèque puis dans un organisme culturel où il s’occupait de la préparation matérielle de colloques. Aujourd’hui, il ne serait pas loin de penser que gagner sa vie, c’est la perdre : ‘le travail, la fureur imbécile du travail, des carrières et des guerres’, non merci. ‘Soit l’argent, soit le chant. Soit le monde, soit l’amour. On ne peut servir les deux à la fois.’ L’écrivain, pour lui, ‘c’est celui qui ne gagne aucune place - pas même la dernière’. »127 ’

Néanmoins, si la posture prise par Bobin concernant l’implication et l’imbrication de sa vie avec son activité d’écriture est si rapidement et unanimement repérée par les journalistes, cela vient de ce qu’elle constitue une manière d’être écrivain existant dans le champ littéraire. Nous postulons qu’il s’agit d’un modèle fonctionnant comme un type-idéal, structurant le discours et l’image d’une partie des écrivains appartenant au sous-champ de production restreinte. Cette littérature se veut « authentique », prône une adéquation entre la vie et l’écriture. Dans cette posture, un des gages de littérarité provient de la manière dont l’écrivain s’adonne à l’écriture : elle n’est certainement pas un jeu, et conditionne toute son existence, c’est-à-dire autant ses occupations ordinaires que ses sources de revenu. Ecrire n’est pas tant un métier qu’un état, qu’il soit temporaire ou permanent. Dans l’article intitulé « Les façons d’ « être » écrivain », N. Heinich analyse la difficulté des écrivains à s’auto-désigner en raison du régime de singularité de ce métier : il s’agit davantage d’une vocation que d’une profession ordinaire128. Il faut à ce propos constater que tous les écrivains ne présentent pas leur activité comme une vocation (Bobin ne parle pas non plus de vocation), et que ce vocable est peut-être à rapporter à une certaine manière d’envisager cette activité qui puise sa pertinence au regard des positions occupées dans le champ littéraire (ou artistique).

Rentrer dans cette catégorie d’écrivains implique alors une série de qualificatifs attribués à la fois aux textes et à leurs auteurs. Parmi les qualificatifs des textes se trouve l’idée d’une authenticité, d’une justesse, d’une émotion. Parmi ceux de l’auteur s’élabore l’image d’un individu désintéressé par la carrière, le profit, la réussite économique, désargenté, écrivant sous le fait d’une impulsion vitale, manifestant dans sa vie et son oeuvre une sincérité parfaite. Cette posture d’écrivain qui renvoie aux auteurs occupant une position dans le sous-champ de production restreinte, est adoptée de manière exemplaire par Bobin. Une extension de l’étude à l’ensemble formé par ses pairs mettrait sans doute en valeur les mêmes caractéristiques. On a affaire dans ce cas à une sorte de posture-type, appropriable par divers écrivains appartenant au sous-champ de production restreinte.

Ainsi, l’image de Bobin construite par les médias et celle que l’auteur propose dans ses textes coïncident-elles pendant la première période, en raison de l’usage d’un référent commun que ni les médias ni l’écrivain n’ont eu besoin d’inventer et se bornent à utiliser. Ces images présentent un poète tout entier absorbé par l’écriture, vivant chichement, et ayant renoncé à toute activité lucrative. Le degré d’engagement dans la littérature, y compris dans ses formes les plus extrêmes, reste donc un puissant marqueur d’attributs littéraires pour un écrivain. Et la légitimité de ses propos passe par cette soumission à la posture adéquate.

Notes
122.

Bernard Delvaille, ’De Ruteboeuf à Bobin’, Le Magazine littéraire, n°236, décembre 1986

123.

André Comte-Sponville, ’Christian Bobin, poète’, Libération, 5/05/1987

124.

Catherine Portevin, « Christian Bobin », Télérama, n° 2196, février 1992

125.

Catherine Portevin, « Christian Bobin », Télérama, n° 2196, février 1992

126.

Isabelle Martin, « Bobin l’enchanteur », Gazette de Genève, 17-18 octobre 1992

127.

Isabelle Martin, ’Bobin l’enchanteur’, Gazette de Genève, 17-18 octobre 1992

128.

« Les réponses fort complexes de la plupart des écrivains ainsi interrogés suggèrent à quel point le rapport à l’activité peut faire problème lorsque celle-ci s’inscrit non dans le régime de l’emploi, du métier, ou de la profession, mais dans celui de la vocation. » Nathalie Heinich, « Les façons d’ « être » écrivain, Revue Française de Sociologie, p. 501