Une thématique récurrente

Si l’on s’intéresse à présent aux discours tenus par les journalistes à propos de la thématique repérée à cette époque dans les textes de Bobin, il est frappant de constater que dès les premiers articles, les thèmes les plus représentatifs de l’oeuvre de l’écrivain sont mis au jour. Dès 1985, Pierre Drachline présente dans Le Monde, un jeune poète mobilisant le genre de la lettre littéraire :

‘« Les lettres que Christian Bobin a rassemblé dans Souveraineté du vide, ont pour destinataire le vent, l’oubli de soi, cette enfance dont il convient de ne pas guérir sous peine de perdre le fil de son amertume. ‘Les mots fleurissent et poussent dans tous les sens, de toutes espèces. Ils se multiplient et se ramifient comme un feuillage, comme une excroissance incontrôlée, incontrôlable de feuilles, de fruits. Ils viennent dans cet état actuel de détresse, dans cette chambre de malade que je vois emplie de pages de notes’. »129

Sont recensés par l’auteur les thèmes de la nature, de l’enfance, de la maladie et de l’oubli de soi. Dans le même article, une des propositions principales du contenu philosophique de l’oeuvre (à venir) de Bobin est déjà repérée : « ‘Christian Bobin [...] croit que la littérature est un antidote contre le désespoir.’ »

Bernard Delvaille, un an plus tard, précise à son tour ce que le lecteur trouvera dans les textes de Bobin. Il s’agit du goût de la lecture, la nostalgie de l’enfance et la certitude que « tout est là » :

‘« Christian Bobin évoquera encore l’enfant trop pâle qui ne va pas jouer dehors, qui plonge dans le livre et regarde cette corbeille de mots et de violettes fraîches sur le bord de la fenêtre. La torture intérieure est inévitable : ‘Pourquoi [sortir] puisque tout est là’, c’est-à-dire au bord de l’eau, sous les tilleuls, dans les nuages d’un soir. » 130 ’

Enfin, en 1987 Jean-Michel Maulpoix signe pour La Quinzaine littéraire un article présentant avec perspicacité et précision le double mouvement de la prose de Bobin. Intitulé « Le désastre et la merveille », l’article s’attache à présenter d’une part le désastre de la condition humaine, et d’autre part la possibilité d’une rédemption. Maulpoix commence par rappeler le propos tenu par Bobin dans ses premiers textes. Y figurent les thématiques de la maladie et de la souffrance :

‘« Déjà, Souveraineté du vide, publié chez Fata Morgana en 1985 réunissait trois lettres adressées à un lecteur hypothétique, inconnu, lointain. Ces trois missives ne racontaient guère que l’extrême absence et solitude d’un homme malade de son âme et de son enfance, qui attend de vivre en écoutant de la musique, en feuilletant des livres et en écrivant un peu, scrutant avidement cette vacance intime qui le fait souffrir sans brusquerie et presque avec douceur. »131 ’

Puis le critique présente le thème majeur des deux livres dont il a à faire la recension :

‘« Christian Bobin développe sa propre méditation : il explore les arrières-plans du réel et de la parole, il tente de mettre à nu le coeur lyrique et désastreux de l’humaine condition, pour accéder à l’impensable, à l’indicible où s’alimente et défaille toute écriture de poésie. [...]. Et il parvient alors à cette formule : ‘Ecrire, une élégance dans le désastre’. »132

Le critique voit donc une continuité entre les différents ouvrages de l’auteur : les thèmes déjà présents dans les premiers textes sont poursuivis et approfondis dans les suivants. L’unité de l’oeuvre en train de s’élaborer n’est donc pas une question, mais une certitude. Ainsi désastre, souffrance, et maladie se font écho pour qualifier « l’humaine condition ». En axant principalement sa présentation des textes de Bobin sur cette thématique, Maulpoix élève les propos de l’auteur vers des sujets nobles, prestigieux et grave, dont la légitimité est aussi forte dans les domaines de la poésie que de la philosophie.

La référence aux préoccupations existentielles et philosophiques constamment proposée par Bobin dans ses textes, contribue à leur apporter une forte légitimité dans le champ littéraire. Placer d’emblée ses écrits dans ce registre inscrit de fait l’écrivain dans une tradition littéraire légitime, qui explique l’usage par les journalistes du terme de poète. Cela permet peut-être également d’offrir à ses textes une dimension anhistorique en investissant des thématiques considérées comme centrales à toute société humaine et à chaque époque. La mise en valeur de cette thématique par le critique contribue donc à construire l’image d’un poète ancré dans une tradition intellectuelle particulièrement légitime.

En lecteur attentif des textes de Bobin, Maulpoix désigne un second ensemble de thèmes ayant cette fois-ci trait à la rédemption. Le critique relève la double dimension du message de l’écrivain : après la définition de la condition humaine, un dépassement de la souffrance est offert par Bobin. Ainsi, désastre et merveille sont-ils perçus comme étroitement corrélés :

‘« Mais Christian Bobin affirme aussi bien que ‘le merveilleux est la racine de l’espoir’ et c’est sans doute dans la conjonction très étroite du sentiment de la merveille et du sentiment du désastre – l’un n’étant que le revers de l’autre- qu’il faut percevoir le sens ultime de cette démarche. Son écriture en porte témoignage : elle se délivre peu à peu du fragmentaire pour bientôt s’amplifier lyriquement et devenir le lieu où fusionnent ces postulations contraires. » 133 ’

Le critique insiste donc sur la double dimension du message, envisageant l’une et l’autre des deux thématiques comme reliées entre elles. Précisant ce que Bobin entend par Le Huitième jour de la semaine, Maulpoix utilise un terme sur lequel nous allons nous attarder dans le troisième chapitre. Il s’agit de la résignation :

‘« Le huitième jour de la semaine est un jour paradoxal, un jour au-delà de la vie même, le jour par excellence de l’écriture, celui où il ne s’agit plus ni de faire, ni de se reposer, mais d’évoquer, de méditer, de se résigner, de s’éblouir encore. C’est le jour le plus solitaire, où sont fêtées les noces du désastre et de la merveille. »134

En germe réside ainsi déjà, entre 1985 et 1987, la plupart des ingrédients de l’ethos développé par Bobin par la suite. La présentation du critique, qui centre son regard sur les thèmes récurrents d’une oeuvre naissante permet de constater la stabilité du discours de l’écrivain tout au long de sa carrière. Assez distinctement présents dès les premiers textes publiés, ces thèmes ne feront que s’étoffer et se répéter de livres en livres.

Notes
129.

Pierre Drachline, « L’amour des mots de Christian Bobin », Le Monde, 3 mai 1985

130.

Bernard Delvaille, « De Ruteboeuf à Bobin », Le Magazine littéraire, n° 236, décembre 1986

131.

Jean-Michel Maulpoix, ’Le désastre et la merveille’, La Quinzaine littéraire, 15 janvier 1987

132.

Jean-Michel Maulpoix, ’Le désastre et la merveille’, La Quinzaine littéraire, 15 janvier 1987

133.

Jean-Michel Maulpoix, ’Le désastre et la merveille’, La Quinzaine littéraire, 15 janvier 1987

134.

Jean-Michel Maulpoix, ’Le désastre et la merveille’, La Quinzaine littéraire, 15 janvier 1987