Des filiations littéraires prestigieuses

Pendant la période de démarrage de la carrière de Bobin, les journalistes usent de références intertextuelles pour inscrire l’écrivain dans une tradition littéraire explicite. Cette pratique vise à rapporter les genres, thèmes et styles représentatifs des textes de Bobin à d’autres écrivains plus renommés. Elle cesse lorsque l’auteur est suffisamment familier dans le monde littéraire pour pouvoir se passer de ce genre de classement et d’aide à l’anticipation de réception : le lecteur qui ne connaîtrait pas encore ses productions est renvoyé aux premiers textes. L’autoréférence remplace ainsi peu à peu la mobilisation d’une culture littéraire au service de l’explication de texte et du positionnement de l’auteur dans le champ littéraire. Relever les noms d’écrivains cités par la critique permet de mettre au jour d’une part les codes de classement utilisés par les journalistes, et d’autre part le degré de légitimité accordé aux textes initiaux de Bobin.

Premier constat concernant ces références intertextuelles : on ne trouve pratiquement pas deux journalistes qui rapportent aux même écrivains la production de Bobin. Certains évoquent des noms célèbres de la littérature ou de la poésie, tel Jean-Michel Maulpoix citant Maurice Blanchot142 ou André Comte-Sponville affirmant :

‘« Il y a en lui du Rilke (celui des Cahiers de Malte Laurid Bridge), du Char (avec plus de simplicité vraie), du Julien Gracq. » 143 ’

Rilke, Char et Gracq font partie des références légitimes de la culture littéraire, et se rapportent plus précisément au domaine de la poésie. L’inférence produite par Comte-Sponville dans ce commentaire consiste donc à mettre l’accent sur la dimension poétique de la production de Bobin. C’est encore un coup de force visant à convaincre le lecteur que Bobin est bien un poète aux références et allures aussi prestigieuses que légitimes.

Certains journalistes optent pour une autre stratégie qui consiste à reprendre les noms d’écrivain cités par Bobin dans ses textes. Ainsi procède Pierre Bettencourt lorsqu’il relève les références à Artaud et à Maurice Scève 144. L’un de ces deux auteurs constitue la matière d’un ouvrage complet (il s’agit d’Artaud à qui Bobin dédit L’Homme du désastre). Dans ce cas, c’est l’auteur lui-même qui indique dans ses textes les filiations officielles. Les journalistes n’ont pas tant à proposer d’eux-mêmes des proximités qu’à avaliser celles offertes par l’auteur. L’attention que les journalistes portent à ces affinités littéraires montre combien le contrôle par l’auteur de la réception de ses textes et de son positionnement dans le champ littéraire est un enjeu de première importance. La reprise par P. Bettencourt des références intertextuelles explicites permet de constater que les objectifs sont atteints pour Bobin : il voit accolé à son patronyme les noms prestigieux d’écrivains consacrés.

Enfin, un dernier procédé consiste à proposer un rapprochement avec un courant littéraire. P. Bettencourt entraperçoit dans la prose de Bobin une filiation avec le romantisme : « le vague à l’âme du romantisme continue ici de couler ses ondes. » Dès ses premiers textes Bobin voit donc sa production rapportée à un courant littéraire clairement défini. La référence au romantisme n’est pas anodine ainsi que nous aurons l’occasion de le développer en conclusion de cette première partie.

En terme d’anticipation de réception pour les lecteurs, ces références intertextuelles sont précieuses. Elles invitent à penser que Bobin n’est pas un écrivain marginal, mais qu’il s’intègre dans une tradition identifiable et légitime. Pour les lecteurs de Bobin suivant l’actualité littéraire dans la presse, c’est une des manières de baliser par avance la lecture de ses textes. Nous verrons dans la seconde partie de la thèse la façon dont ces références ont joué pour certains lecteurs, soit dans le sens d’une incitation à la lecture des textes de Bobin, soit dans le sens d’un refus.

Ainsi, entre 1985 et 1992 Bobin est un auteur que le monde de la critique accueille plutôt favorablement. La grille de lecture permettant aux journalistes de dénicher un poète se constitue d’éléments principalement axés sur les informations biographiques, le style, la thématique, et les maisons d’édition. On relève une hésitation pour qualifier la production littéraire du point de vue des genres mobilisés. Ses textes correspondent-ils à des poèmes, des essais, des nouvelles ? Certains critiques ne tranchent pas et proposent : « Christian Bobin est un poète et un philosophe 145».

Dans cet ensemble plutôt élogieux, il faut toutefois citer quelques notes discordantes, qui dès les premiers textes de Bobin, produisent une critique négative. Ainsi Jean Pache pour 24 heures fait en 1989, une analyse du style en le pastichant :

‘« L’ennui avec la maxime, c’est son pouvoir réducteur, et qu’elle piège l’artisan : il croit ciseler une forte pensée, il enfonce des portes ouvertes.
L’ennui avec Assimil et sa prolifique descendance, c’est qu’il faut Beckett, ou un Ionesco des beaux jours pour faire de la littérature avec ça.
L’ennui avec la syntaxe manière Duras, c’est l’ennui. Et qu’elle essaime. Voilà, me disais-je en mon sentencieux moi-même, pourquoi La Part manquante de Christian Bobin est un peu manqué. (Je me l’offre, il s’en permet de pires). Pourtant, voici onze textes qu’on ne devrait pas laisser échapper. Même si « C’est dans un hall de gare... Même si « Ca commence comme ça » Même si « C’est un enfant qui... » On a beau ouvrir huit phrases sur dix et cinq chapitre sur onze par c’est, on n’en est pas moins écrivain. Peut-être. Christian Bobin, donc, c’est un écrivain qui joue un peu trop avec les mots (mais souvent très bien) ; qui abuse du minimalisme et des procédés d’écriture à la mode, apparemment sans intention parodique (mais il en tire parfois plus que d’autres). »146

Par le pastiche, la redondance de certains effets de style est ainsi mise en avant. Cela n’empêche pourtant pas Jean Pache de terminer son article par un point plus élogieux.

‘ « C’est un écrivain parce qu’il émeut, malgré tout, avec des thèmes aussi rebattus que l’enfance, l’amour, la jalousie, le commerce intime et charnel de la lecture. Parce qu’il est capable de phrases comme celle-ci : « dans le chant, la voix se quitte : c’est toujours une absence que l’on chante. » »’

Sa critique est ainsi ambiguë. Tout en commençant par être très négatif, il se radoucit sur la fin, trouvant tout de même des qualités au style (presque à regret), et une capacité du texte à « émouvoir ».

On peut également citer l’article de A. Loranquin intitulé « Christian Bobin », qui sans être franchement négatif, indique tout de même un certain nombre de « réserves » :

‘ « Si l’on devait émettre une réserve, ce serait pour signaler le penchant de l’auteur pour des affirmations de ton péremptoire, et volontiers paradoxales, qu’un peu de recul montre discutables, voire creuses. [...] Et il est un peu simplet de soutenir que Dieu, parce qu’il est Amour et demande l’amour, se moque du devoir, du sérieux et de la perfection. »147

Ces articles méritent d’être cité car ils montrent que dès 1989 les éléments de la critique dans ses éloges à venir comme dans ses reproches sont déjà repérés et annoncés par certains.

Il faut enfin préciser un dernier point. En s’intéressant à la chronologie des parutions d’articles sur Bobin sur la première période, on observe que les journaux ou organes de critique littéraire nationaux n’ont pas été les premiers à présenter ce nouvel auteur. Il faut au contraire aller chercher dans la presse régionale mais également étrangère francophone (Belgique et Suisse) pour trouver les articles les plus anciens, les plus complets. Comme si la presse nationale n’avait fait qu’emboîter le pas et découvrir en cours de route un auteur déjà repéré par un ensemble de confrères moins légitimes. Ainsi, pour les années 1989 et 1990, on dénombre une grande quantité d’articles issus de presse régionale ou étrangère francophone, ainsi que le présente le tableau de la page suivante.

Articles sur Bobin entre 1989 et septembre1991
Date Références Titre ; Commentaire
12 07 89 Le Quotidien de Paris Thierry de Vulpillières, « Un instant de silence. La Part manquante de Christian Bobin »
9 Août 1989 24 heures, édition nationale et vaudoise, Jean Pache, « C’est un écrivain qui... »,
Juin 1989 Le Français d’aujourd’hui Tristan Hordé, « Christian Bobin », (dans la rubrique « Chronique de poésie ».
20 07 89 La Liberté (Morbihan) « Le privilège du pauvre, La chronique paresseuse de Jean-Claude Pirotte », J.C PirottePrésentation de deux auteurs : Sylvie Monange, et Bobin, La PM.
Juil Aout 89 Globe Albert Sebag, « L’offre et la demande » rubrique Chronique,.
20 juill 89 La Cité Michel Paquot, « La Part manquante »
9 juin 89 Lyon Figaro « Le Choix des libraires » 
20 Juin 89 Info Grenoble Jean-Louis Roux, « Des nouvelles de la nouvelle »,
25 août 1989 Le Monde Patrick Kéchichian, « Sous le charme de Christian Bobin »
8 dec 89 Le Monde « Prix d’automne »
16- 22 sept 89 Télérama Annonce d’une émission « du jour au lendemain » par A.Veinstein, France-Culture.
7 10 89 Télérama Annonce de l’émission : « littérature pour tous »
26 8 89 Feuilles de Valenciennes Pierre Descamps, « La Part manquante, par Christian Bobin » 
Fev 90 Art Press Francis Wybrands « Christian Bobin. La part manquante » 
Mars 90 Etudes Pascal Sevez, « Christian Bobin, la part manquante ».Paraphrase élogieuse
Dec 91 Le Temps de naître « Lorsque l’enfant paraît » 
31 mars 90 Feuille de Valenciennes Pierre Descamps, « Le salut et la grâce ». Résumé de l’histoire
9 avril 90 Le Figaro Charles Juliet, « Le murmure intérieur ».
10 avril 90 La Liberté de l’est Jean-Michel Fossey, « Il suffit de presque rien. »
23 mars 90 Révolution Pierre Bourgeade, « Révolution conseille »,
24 mars 90 Le Journal de Genève Georges Anex, « Ange ou démon. Chronique du roman »
5 avril 90 Libération « La Femme à venir »
13 avril 90 Révolution Rubrique « Révolution conseille »
20 avril 90 Révolution Jean-Claude Lebrun, « LIVraisons ».
Mai 90 Globe Rubrique : « box office de la Hune » 
25 mai 90 La Nouvelle Revue de Lausanne Valérie Bonnard, « A la recherche d’un phare »
Mai 90 Page des libraires « La femme à venir »
7 Mai 90 Ouest France « Albe, c’est son nom ».
20 mai 90 Lyon - Libération Brigitte Giraud, « Bobin, « la certitude de n’être rien » »
11 avril 90 Le Progrès « L’écrivain creusotin Christian Bobin en vedette dans « le Figaro des livres »
16 Mai 90 Le Quotidien de Paris Jacques-Bernard Boutet « Christian Bobin : chronique d’une émotion »
21 juin 90 La Cité « Une pépinière de collections »
Eté 90 A vos livres « Tour de France du livre »
16 juin 90 Témoignage chrétien Maurice Chavardès, « La rébellion des mots »
14 Aout 90 Le Soir Pierre Maury, « Femme d’aujourd’hui ».
Juill Aout 90 Notes Bibliographiques « Bobin (Christian) – La Femme à venir »
Sept 90 NRF Didier Pobel « Bobin comme Bobin, ou tentative de portrait d’un virtuose de l’évidence de dire ». article sur Bobin
Sept 91 Sources Alain Gérard « Christian Bobin : La femme à venir »

Ce tableau montre que pour la période du démarrage, ce sont des journaux issus de la presse régionale, et étrangère qui signent une grande majorité d’articles. Cela correspond peut-être à une procédure habituelle dans le sous champ de production restreinte. A une littérature qui se désigne comme confidentielle et intimiste, correspondrait un écho également confidentiel de la part de la critique littéraire et journalistique. Cela renforce en tout cas l’hypothèse de l’appartenance de Bobin au sous-champ de production restreinte, puisque l’on observe que ce n’est que peu à peu que les organes de presse et de critique littéraire les plus légitimes rejoignent le mouvement.

Notes
142.

Jean-Michel Maulpoix, ’Le désastre et la merveille’, La Quinzaine littéraire, 15 janvier 1987

143.

André Comte-Sponville, ’Christian Bobin, poète’, Libération, 5 mai 1987

144.

Pierre Bettencourt, ’Un traité du ravissement’, Le Monde, 8 août 1986

145.

Nelly Gabriel, « Un homme à l’écart », Lyon Figaro, 1991

146.

Jean Pache, « C’est un écrivain qui... », 24 Heures, 9 août 1989

147.

A. Loranquin, « Christian Bobin », Le Bulletin des lettres, 15 février 1993