Le passage de l’écrivain du sous-champ de production restreinte à celui de grande production s’appréhende par une variation du volume des ventes qui montrent un lectorat composé de plusieurs centaines de milliers d’individus :
‘« En cinq titres publiés aux Editions Gallimard, Christian Bobin a atteint le million d’exemplaires. ‘Le Très-Bas’ en a ‘fait’ à lui seul 150 000, auxquels il convient d’ajouter 90 000 en Folio, soit un total de 240 000. En cumulant éditions originales et poches, ses autres ouvrages ont réalisé les scores suivants : ‘La Part manquante’, 162 000 ; ‘Une petite robe de fête’, 220 000 ; ‘L’Inespérée’, 115 000. ‘La Folle Allure’, son précédent livre, qui n’a pas encore été diffusé en Folio, s’est vendu jusqu’à ce jour à 60 000 exemplaires. »148 ’Cet encart est signé Jean-Louis Ezine, pour le Nouvel Observateur, en 1996. La présence d’indicateurs de chiffres de vente et la remarque concernant le million d’exemplaires vendu invite à considérer qu’il s’agit d’un des indices d’une déqualification du produit littéraire (lorsque la logique retenue est celle du sous-champ de production restreinte). Rendre public certains des scores de vente n’est pas neutre du point de vue des catégories de perception d’une oeuvre. Les indications de ce genre deviennent d’ailleurs fréquentes dans les articles de presse à partir de 1993-1994, montrant ainsi la large acceptation du principe de dévalorisation d’une oeuvre par sa popularité. C’est un principe issu de la logique du sous-champ de production restreinte qui est appliqué ici par les intervenants du sous-champ de grande production. Il invite à remarquer combien la conversion du capital symbolique acquis dans le sous-champ de production restreinte dans le sous-champ de grande production ne va pas de soi.
Les lois régissant le fonctionnement du sous-champ de grande production étant sensiblement différentes de celles en vigueur dans le sous-champ de production restreinte, il en résulte qu’une partie des éléments ayant servi à classer Bobin au début de sa carrière n’a plus de sens au regard de la nouvelle position. Alors qu’en début de carrière la pauvreté, le rôle central de l’écriture dans la vie de Bobin, son refus de quitter le Creusot sont autant d’indices qualifiant l’auteur et son oeuvre d’ « authentiques », ces marqueurs ne sont plus aussi opérants après 1992. Bobin est devenu un écrivain connu, sa situation économique s’est améliorée, il représente pour ses éditeurs une valeur sûre et profitable puisque chacun de ses livres se vend dès sa parution à quelques dizaines de milliers d’exemplaires. L’image d’un écrivain engagée d’une manière désintéressée dans son art, oeuvrant au quotidien pour exprimer sa vérité et risquant tout pour l’écriture s’estompe devant le succès rencontré. En continuant d’appliquer la grille de lecture valable pour le sous-champ de production restreinte à l’image et à l’oeuvre de Bobin les journalistes sont donc portés à regarder d’un oeil méfiant et circonspect cette fortune qui échoit à ce « ‘bon poète, que la Saône-et-Loire n’avait pas à rougir de nous avoir donné.’ »149
On observe toutefois que la perte de légitimité de l’image de l’écrivain ne concerne pas l’ensemble de la critique littéraire. Les plus vigoureusement contre l’écrivain sont ceux qui ont eu à écrire des articles favorables pendant la première période. Ainsi, ceux qui ont loué le plus chaleureusement le style, la thématique d’un nouvel écrivain, fustigent à partir de 1994 celui qu’ils ont contribué à faire connaître. Cela concerne essentiellement des journalistes appartenant à des quotidiens, hebdomadaires ou mensuels directement influents dans le champ littéraire (Le Magazine littéraire, Le Monde des livres, Télérama...). Par ailleurs, certains critiques relevant de journaux moins impliqués dans le champ littéraire se mettent alors à présenter Bobin en utilisant l’image de l’auteur à succès. Leurs articles ne sont pas toujours aussi virulents que ceux de la presse spécialisée dans la littérature, et leurs portraits offrent l’image d’un écrivain chanceux dans son domaine. Bobin incarne pour eux la réussite dans le pôle commercial du champ littéraire. Ainsi, Elle, qui parle « d’ovni des lettres », s’intéresse tout à coup à cet auteur qui mobilise à chaque parution des milliers de lecteurs. Mais dans tous les cas, que les journalistes s’en réjouissent ou le déplorent, tous se sentent obligés de commenter cette spectaculaire réussite. LIRE précise en 1995 : « ‘Depuis Le Très-Bas, Christian Bobin est une célébrité littéraire. Chaque fois qu’il publie un livre, hop ! Le voilà en tête des meilleures ventes.’ »150 Psychologies parle de « phénomène » : « Mais c’est avec ‘le Très-Bas’ (Gallimard 1992) que le «’phénomène Bobin éclate’. » 151
Le volume du public n’a pas seulement un effet négatif sur l’image de Bobin en raison du succès économique qu’il induit, mais parce qu’il empêche les lectores d’éprouver le sentiment de faire partie d’un cercle restreint d’initiés. Quel plaisir peut-on tirer de la lecture d’un auteur que des milliers d’individus connaissent et apprécient ? Alors qu’au début de la carrière de Bobin certains critiques s’enorgueillissaient de l’avoir lu et apprécié avant les autres, il n’est plus possible à partir du milieu des années quatre-vingt-dix de tenir ce discours. Par exemple, Comte-Sponville pour ne citer que lui, se félicitait en 1991 d’avoir figuré parmi les premiers lecteurs d’un poète qu’il considère comme « l’égal des plus grands » :
‘« Bien sûr les éditeurs et les journalistes ne se sont encore rendu compte de rien, c’est leur métier, et les livres de Christian Bobin parcourent leur chemin, on ne sait comment. Il y a cinq ou six ans, quand je parlais de lui, tout le monde me faisait répéter son nom. Aujourd’hui une espèce de rumeur l’enveloppe ou le précède, qui n’est pas encore la gloire, et qui vaut mieux.[...] Dire que cet article va le faire découvrir à d’autres, qui en parleront à leurs amis, à leurs maîtresses, et que tout cela va continuer souterrainement avant que la mort ou la gloire ne l’emporte ! » 152 ’Cette publique jubilation d’appartenir au cercle privé des premiers lecteurs et admirateurs de Bobin constitue un indice de la légitimité de l’écrivain durant la première période. Si le critique un peu particulier qu’est Comte-Sponville (il se déclare ami de l’écrivain) laisse aussi explicitement éclater sa fierté, cela signifie que Bobin est à ces moments (entre 1985 et 1991) une valeur sûre et montante de la littérature. Après la parution du Très-Bas en 1992, faire partie du lectorat de Bobin n’est plus un fait rare, ni un signe de distinction. Bien au contraire, déclarer apprécier ce que des milliers de lecteurs ordinaires aiment relève plutôt d’un mauvais goût littéraire. Il n’y a là aucun profit de distinction à retirer. Et les lectores qui, comme Jean-Pierre Richard, souhaitent encore défendre leur goût pour les textes de Bobin précisent « ‘c’est le premier Bobin que j’aime, le Bobin des débuts. Pas ce qu’il est devenu par la suite.’ » 153 Ou bien ils se sentent obligés, comme Comte-Sponville après avoir déclaré tenir ‘« Christian Bobin pour le plus grand écrivain de sa génération ’» d’ajouter qu’« ‘il réussit moins dans les romans [...] ; un peu d’angélisme le menace parfois.’ »154
L’analyse de ces discours de presse soulève la question de la difficile conversion du capital acquis dans le sous-champ de production restreinte au sous-champ de grande production. Ce basculement ne se produit pas sans heurts pour Bobin : les critiques continuent d’appliquer les valeurs du sous-champ de production restreinte pour juger l’oeuvre comme l’homme. Le succès rencontré participe donc du déclassement de l’écrivain et de sa production.
Jean-Louis Ezine, « Enfin Bobin vint. Les raisons du succès », Le Nouvel Observateur, 19-25 septembre 1996
Jean-Louis Ezine, « Enfin Bobin vint. Les raisons du succès », Le Nouvel Observateur, 19-25 septembre 1996
Pascale Frey, « Christian Bobin, les racines d’un écrivain », LIRE, septembre 1985.
Psychologies, septembre 1998
André Comte-Sponville, « Christian Bobin, poète », Libération, 5/05/1987
Jean-Pierre Richard, Entretiens sur France-Culture, à propos de Terrains de lecture, Gallimard, 1996.
Psychologies, septembre 1998