Critiques du style et du contenu

Une des stratégies employées par les journalistes pour attaquer l’écrivain et son oeuvre consiste à ébaucher une discussion à propos du contenu des textes. Les reproches principaux portent sur la dimension rédemptrice du message de Bobin et sur les dangers d’une prose séduisante.

Une des manières d’introduire une note soupçonneuse dans le commentaire critique consiste à inviter le lecteur à prendre du recul par rapport au message de l’écrivain. Patrick Kéchichian, qui signe depuis les années quatre-vingt la plupart des articles sur Bobin dans Le Monde utilise ce procédé. L’introduction de l’article paru en 1994 est à ce propos explicite :

‘« Il est temps de porter sur ce qu’écrit Christian Bobin, un regard critique. Le succès de son livre sur saint François d’Assise, le Très-Bas (plus de cent mille exemplaires vendus) ne doit ni troubler le jugement. Ni d’ailleurs l’induire ou le renforcer. » 157

Tout se passe pour les journalistes élogieux du début comme si, ayant été hypnotisés un temps, ils s’efforçaient de se réveiller et de prendre un regard critique sur ce qui les a séduit. La dimension charmante de la poésie de Bobin, qui a valu à son auteur les honneurs littéraires entre 1985 et 1993, devient suspecte à partir de 1994. Bobin, dont on louait le style « enchanteur » qui « vous prend au coeur tout de suite »158 se trouve accusé de mièvrerie. D’enchanteur, de magicien des mots, il devient un séducteur. Employer le terme de séduction n’est pas neutre du point de vue de l’image de l’auteur : cela implique une volonté consciente d’user d’artifices en vue d’emporter les lecteurs vers des prises de position qui n’étaient pas forcément les leurs au départ. Pour les critiques, il y a une distorsion inquiétante entre le monde décrit dans les textes de Bobin et la réalité. Il serait dangereux de se laisser bercer trop longtemps par les phrases de l’écrivain car le réveil ne peut qu’en être plus rude. Ainsi, c’est en se référant à une réalité brutale, impitoyable, tragique où se mêlent souffrance et malheur que les textes de Bobin sont attaqués : « ‘Tout ce sucre destiné à dissimuler l’amertume donnerait même un peu la nausée, tant il insulte, en toute innocence, à la douleur réelle et au tangible malheur ’» précise Patrick Kéchichian en 1996, dans un article au titre explicite de « Bobin, le sucre et les petits oiseaux ».159

Un livre de Bobin, paru en 1996, attire plus particulièrement les foudres de la critique. Il s’agit de La Plus que vive, rédigé à la suite du décès de Ghislaine, une amie proche de l’écrivain (que nous évoquons dans le troisième chapitre). Face au sujet grave et douloureux de sa mort, les journalistes reprochent à Bobin une légèreté et une sérénité bien difficile à croire :

‘« La Plus que vive, récit d’un deuil qui serait émouvant si une sorte d’enchantement ne l’embrumait, qui rend irréels l’arrachement et la souffrance. »160 ’

Ce dont on se réjouissait devient tout à coup inquiétant : il ne peut pas être anodin et inoffensif de se laisser bercer par les bons sentiments qu’expriment les textes de Bobin. Ceux-ci endorment le lecteur, trompent sa vigilance, et risquent de lui faire oublier la dureté de la réalité.

‘« Dispensateur d’un verbe réputé bienfaisant, de ce verbe qui, ne faisant aucun mal, ne peut faire que du bien, Bobin, sans le savoir peut-être - ce qui n’est pas une excuse-, a revêtu le masque souriant du bon génie tutélaire égaré dans la république des lettres. Pour lui, le monde est simple comme bonjour. C’est du moins ce que ses livres répètent à satiété. D’un côté le noir, la méchanceté, la perversion ; de l’autre les petits oiseaux, les fleurs, le rire des femmes et des enfants, toute cette blancheur de pacotille enfin que l’on cherche, depuis l’autre bord, à salir et à noircir. »161 ’

Par ce rappel à l’ordre qui contribue à rendre illégitime la lecture enchantée des textes de Bobin, les journalistes réactivent le vieux débat entre émotion et raison, au profit du second. L’attaque porte donc à la fois sur le contenu des textes et sur le style : il est qualifié de léger, de charmant. Tout un registre lexical pour donner l’impression d’une inconsistance du propos. Ce que l’on considère comme léger, charmant, est également sans importance. On est loin de l’époque où les critiques voyaient en Bobin essentiellement la thématique de la condition humaine. Les journalistes focalisent leur attention sur la deuxième partie du message de Bobin : la rédemption. Le malheur et la souffrance ne sont plus aussi tragiques s’il y a une possibilité d’échappatoire. Cette possibilité allège la prose de Bobin, et la rend charmante, tout au plus. Mais certainement pas grave ni sérieuse et encore moins digne de faire partie de la littérature légitime. Pour Pierre Lepape en 1995, les écrits de Bobin ont basculé du « béat » au « béta », retenant au fond, la « paresse » animant l’écrivain :

‘« Christian Bobin est un écrivain qui dispose d’un registre limité, mais agréable. En quelques années, à coups de petits livres modestes et bien faits, d’abord publiés chez de bons éditeurs de province, il s’est construit un public fidèle que méritaient les séductions de sa prose limpide et légère.[...] Désormais sans doute et sans ombre, Bobin a pu glisser sans retenue sur sa pente : la simplicité est devenue simpliste, et l’écrivain n’a plus su faire la différence entre le béat et le béta. [...] C’est une paresse. » 162 ’

Critiques du sytle et du contenu se conjuguent pour extraire de l’oeuvre de Bobin sa dimension littéraire. Elle devient plutôt un mélange de philosophie et de morale. Pour Jean-Louis Ezine, qui titre « Enfin Bobin vint », celui-ci relève plus du gourou que de l’écrivain : « ‘Les maîtres à penser ont disparu. Heureusement, il nous reste les gourous. Christian Bobin nous donne ‘La Plus que vive’’». Cette idée du gourou est développée tout au long de son article. Elle explique, selon le journaliste, le succès rencontrée par Bobin :

‘« Un gourou n’a pas besoin de lecteurs, seulement de disciples. [...] Un gourou est un homme à qui l’on demande des raisons, des remèdes, des réponses aux énigmes vitales, des issues au désarroi, bref, le mode d’emploi du chaos, à tout le moins des élégances dans la mélancolie.163 »’

Sans être aussi caricatural, Patrick Kéchichian diagnostique et résume : « ‘Il y a une philosophie, une morale, un style désormais attachés au nom de l’écrivain. Tout y est simple comme bonjour, irréel comme un corps sans chair. ’» 164

Ainsi, à partir des années 1994 et 1995, Bobin n’est plus présenté dans la presse comme un poète ou un écrivain préoccupé de thèmes essentiels et nobles, mais comme une sorte de prédicateur. « Bon génie tutélaire », « gourou » sont des termes qui élargissent le domaine de compétence de l’auteur : il a dérivé, ses productions ne sont plus seulement littéraires, mais débordent de ce cadre. Se pose alors la question de savoir si celles-ci font encore partie de la littérature. Le silence qui peu à peu accompagne les publications de Bobin à partir de 1995 (La Quinzaine Littéraire), semble indiquer que la réponse est négative. En produisant un message comportant une dimension rédemptrice, Bobin propose autre chose que de la seule littérature, et se voit exclu des recensions de certains magazines littéraires.

En 1994, une polémique se déclenche dans la presse à propos d’une phrase extraite de la quatrième de couverture de L’Inespérée. Initialement repérée par Renaud Matignon, pour le Figaro Littéraire, celle-ci sera reprise et commentée dans de nombreux articles de presse nationale et de critique littéraire. L’article de R. Matignon est intitulé « Les mésaventures du charabia »165 et la critique porte sur une faute de français repérée dans la phrase suivante : « ‘‘C’est toujours l’amour en nous qui est blessé, c’est toujours de l’amour dont nous souffrons même quand nous ne croyons souffrir de rien.’’ ». Pour le journaliste, il aurait fallu écrire : « quand nous croyons ne souffrir de rien ».

Partant de ce constat, R. Matignon commence par afficher un ton outré par ce manquement aux plus élémentaires règles de grammaire, puis attaque le style incompréhensible de l’écrivain. Il s’agace également des aphorismes qu’il sent percer sous les propos.

‘« Dans ce ton léger, à peine plaintif, à peine élégiaque se devine aussitôt une arrière-pensée d’aphorisme, une sorte d’aspiration à l’universel en même temps qu’au charme des mots employés pour le seul plaisir qu’ils dispensent. Toute phrase, si peu que ce soit, est déjà un manifeste : ici s’annonce, délibérément ou implicitement, une prétention au classicisme, et le désir d’affirmer les droits de la littérature, voire de la poésie, loin des jargons et des messages qui continuent de barbouiller le papier imprimé, loin aussi du débraillé qui essaie vaille que vaille de s’ériger en ersatz du style. Qu’on accumule en trois lignes, l’emphase et les fautes de français, c’est un peu embêtant, quand ces trois lignes sont censées être des émanations de la qualité littéraire retrouvée. [...] M. Christian Bobin était parti en navigateur de la poésie. Il se retrouve en explorateur du charabia. »’

Un mois plus tard, Françoise Giroud emboîte le pas de son confrère et publie un article reprenant un certain nombre de critiques, sous le couvert d’une présentation des nouvelles parutions de la saison. Le style est l’élément principalement attaqué :

‘ « A vouloir trop « bien écrire » il arrive que l’on charabiatise, si j’ose ce néologisme. Qu’est-ce que « des écrivains qui réclament à voix d’encre une lumière ? » [...] On a envie de lui dire : debout là-dedans. Réveillez-vous ! Descendez dans l’arène de votre siècle au lieu de lui donner des leçons de pureté. Nous n’avons pas besoin d’un nouveau messie moustachu. Vous écrivez le genre de livre où l’on relit quinze fois la même phrase sans la comprendre mais en la trouvant jolie. Donc vous avez probablement du génie. Vous êtes un auteur qu’il est agréable de ne pas comprendre. Mais que cherchent les gens dans vos oeuvres ? Une hypnose à la Balladur ? Page 34, vous décrivez votre idéal : « Ne rien faire, rien dire, presque rien être. » Permettez que nous vous posions la question : et si vous y étiez parvenu ? »166

Il semble qu’à partir du moment où la critique porte sur un point de grammaire, les journalistes se sentent davantage légitimités dans leurs propos. Comme si, au lieu de n’être qu’une affaire de goût et de sensibilité subjective, la réception des textes de Bobin s’évaluait alors à l’aune d’un critère objectif de jugement qui est le respect des règles de grammaire. Et l’indignation est d’autant plus vive que les fautes d’orthographe et de grammaire sont impardonnables aux écrivains. En s’engouffrant dans cette brèche, les journalistes peuvent ainsi rentrer plus avant dans la critique du style : celui-ci devient d’autant plus incompréhensible qu’il provient d’une « lutte contre la syntaxe  167» de Bobin.

Notes
157.

Patrick Kéchichian, « L’illusion Bobin », Le Monde, 1 avril 1994

158.

Pierre Bettencourt, « Un traité du ravissement », Le Monde, 8 août 1986

159.

Patrick Kéchichian, « Bobin, le sucre et les petits oiseaux », Le Monde, 4 octobre 1996

160.

Patrick Kéchichian, « Bobin, le sucre et les petits oiseaux », Le Monde, 4 octobre 1996

161.

Patrick Kéchichian, « Bobin, le sucre et les petits oiseaux », Le Monde, 4 octobre 1996

162.

Pierre Lepape, « Le retour des saints sulpiciens », Le Monde, 3 novembre 1995

163.

Jean-Louis Ezine, « Enfin Bobin vint », Le Nouvel Observateur, 19-25 septembre 1996

164.

Patrick Kéchichian, « Bobin, le sucre et les petits oiseaux », Le Monde, 4 octobre 1996

165.

Renaud Matignon, « Les mésaventures du charabia », Le Figaro Littéraire 11 mars 1994

166.

Françoise Giroud, Le Journal du dimanche, 10 Avril 1994

167.

Françoise Giroud, Le Journal du dimanche, 10 Avril 1994