Du lectorat : des adeptes fanatiques

Alors que pendant la première période les critiques brossaient du lectorat de Bobin une image relativement complaisante, il en va autrement à partir de 1995. Le lectorat se charge d’adjectifs dévalorisants : il est présenté comme un rassemblement de fanatiques hypnotisés par leur gourou, refusant de raisonner, et asservis par cette prose dont ils font un usage à haute dose :

‘« Sincère, sans malignité, il est convaincu, comme un homme de foi, et nul ne pourrait lui faire entendre qu’il se fourvoie gravement. Surtout pas la foule de ses lecteurs qui se pressent à son écoute, qui ne veulent qu’une chose : qu’on les laisse jouir en paix de cet allègement magique de toute la pesanteur du monde, communier dans la contemplation doucement extasiée du chromo que leur redessine sans cesse l’écrivain. » 168 ’

L’indignité littéraire rejaillit sur le lectorat. Alors que dans la première période, celui-ci était présenté de façon élogieuse et respectueuse, une image différente est brossée par la critique. De charmés par une prose aux qualités littéraires indéniables, les voilà séduits par une écriture suspecte de naïveté et d’angélisme. Frédéric Beigbeder dresse pour Globe-Hebdo un portrait particulièrement ridicule et cynique du lectorat présumé de Bobin :

‘ « Comment devient-on un auteur culte ? En s’adressant aux femmes de 40 ans. Il n’y a plus qu’elles qui achètent des bouquins. [...] Dans le dernier livre de Christian Bobin, on trouve des déclarations d’amour aux femmes mûres et une courageuse prise de position féministe contre le repassage à domicile. Vous l’avez compris : « L’Inespérée » est le cadeau idéal pour votre maman. »169

Le dénigrement du produit littéraire contamine ainsi ceux qui en usent. Pascale Noizet, dans une étude sur ce qu’elle nomme la paralittérature romanesque, et notamment le roman d’amour Harlequin, a mis en évidence le même procédé de déqualification du lectorat par la déqualification du produit :

‘« Ces millions de lectrices des romans Harlequin sont en quelque sorte identifiées à des figures symboliques stéréotypées, processus de catégorisation qui permet de les réchapper d’un ancrage trop empirique : somme toute, un portrait-robot de lectrice qui n’a d’égale que celui de l’héroïne Harlequin. [...]Même si la critique fustige le genre roman d’amour en le taxant d’être une drogue, elle crée aussi le mythe autour du public-lecteur qui se fait aussi fictionnel que les romans eux-mêmes. » 170

L’effet de cette construction d’une image fictive du lectorat consiste principalement à éviter d’entrer dans de véritables questions à propos d’un phénomène de masse. En proposant l’image de femmes arriérées mentalement et socialement pour expliquer l’engouement magistral pour les romans Harlequin, la critique contribue à brouiller les pistes de recherche visant à rendre compte du fait social étudié. Il en va de même pour le lectorat de Bobin et son analyse rapide par la critique. En cataloguant de « fanatiques », « d’adeptes », le lectorat de Bobin, on se prive des moyens d’étudier réellement la réception de ses textes.

Notes
168.

Patrick Kéchichian, « Bobin, le sucre et les petits oiseaux », Le Monde, 4 octobre 1996

169.

Frédéric Beigbeder, « Le dernier Christian Bobin », Globe-Hebdo, 16 mars 1994

170.

Pascale Noizet, L’Idée moderne d’amour. Entre sexe et genre : vers une théorie du sexologème, Editions Kimé, 1996 p. 163