Tout au long de ce chapitre, nous intéressait la reconstruction de l’ensemble des positions occupées par Bobin depuis le début de sa carrière. Nous en sommes venue à constater qu’une forte et inattendue mobilité (au regard de son point d’entrée dans le champ) en représentait la principale caractéristique. D’un point de vue théorique il faut questionner la place accordée à la mobilité dans la théorie générale des champs proposée par P. Bourdieu, et plus spécialement la possibilité évoquée par F. de Singly à propos de Jacques Laurent d’un « cumul des positions » : « le cumul des positions engendre-t-il le cumul des profits ? » 175
Ne rapporter qu’une seule position dans le champ littéraire à chaque écrivain paraît consister en un dangereux raccourci qui ne fonctionne finalement, qu’au prix d’une réduction massive d’informations (plurielles, contradictions) concernant tant l’auteur que sa production. Si P. Bourdieu, dans Les Règles de l’art parvient à parler de la position de Flaubert ou de celle de Baudelaire, ce n’est que parce qu’il a transformé une réalité riche, complexe, multiforme en une « formule génératrice » : il a surtout réduit l’histoire de ces carrières en un seul moment, représentatif de l’ensemble (le champ comme une photographie, un instantané de la réalité en mouvement). Se pose alors la question du cliché qu’il faut garder : parmi toutes les positions occupées par Flaubert au cours de sa carrière, laquelle doit-on retenir pour être au plus juste dans la construction de sa position ?
S’agissant d’écrivains « canonisés », ne produisant plus de nouveaux écrits, nous pouvons penser que l’opération a du sens. Elle devient problématique dès lors que l’on s’intéresse à des écrivains en train de construire leur carrière. L’analyse que nous avons mise en place a montré que Bobin passait du sous-champ de production restreinte au sous-champ de grande production au regard des indices que sont ses maisons d’éditions successives, les volumes de son public aux différents moments de sa carrière, la réception par la critique littéraire (que nous avons également réduite à quelques uns, en nous centrant sur la convergence des opinions plutôt que sur la divergence).
Dans cette logique, les questions que nous avons été amenées à formuler concernent le cumul des profits lors de la transformation des positions et nous avons opté pour l’emploi le terme d’ensemble de positions pour rendre compte de l’évolution subie par Bobin au cours de sa carrière. Le problème de cette manière de raisonner réside dans le fait que ces positions sont pensées comme successivement occupées par l’écrivain : si l’on s’en tient à la théorie des champ, on observe que Bobin passe entre 1985 et 1992 peu à peu (et de manière irréversible) d’un sous-champ à l’autre, d’une maison d’édition à l’autre, d’un volume de public à l’autre. Norbert Bandier a raison de préciser que : « en littérature, la carrière correspond davantage à une succession de positions occupées dans différents secteurs du champ qu’à une profession » 176. Mais il faut également envisager que le passage d’une position à une autre n’empêche pas qu’il reste des traces de l’occupation par l’écrivain et son oeuvre des positions anciennes (ne serait-ce que parce que les livres édités en début de carrière dans des petites maisons d’éditions sont encore accessibles à certains lecteurs dans ces formats...). Bobin occupe ainsi simultanément plusieurs positions dans des sous-champs opposés (tout comme Jacques Laurent, mais sans avoir recours à un pseudonyme et à une multiplication des formes littéraires). Lorsqu’il est au faîte de sa notoriété, il publie toujours des textes dans des petites maisons d’édition. Cela signifie qu’il continue de se rapporter, d’une certaine manière, au sous-champ de production restreinte. Pour des lecteurs habitués à déchiffrer et réagir à ces indices inscrits dans la matérialité des textes, cela signifie qu’ils classeront (peut-être) l’écrivain dans le domaine de la poésie plutôt que de la littérature, et qu’ils mobiliseront une appropriation des textes adéquate avec celle qu’en attendent les textes relevant du sous-champ de production restreinte. L’allocution radiophonique de Michel Camus en est un exemple. Sa présentation de Bobin au moment des entretiens sur France-Culture évoque un écrivain « intimiste », « ‘habité par une vision poétique de la vie », qui pourtant possède « quelques dizaines de milliers de lecteurs’ ». En 1994 l’éditeur (qui est un lector) propose donc l’image d’un écrivain appartenant au sous-champ de production restreinte. Dans le même sens, passer sur France-Culture constitue une légitimation de l’écrivain : de ce point de vue, l’élément inexplicable est le volume trop important de son lectorat pour un auteur relevant de ce sous-champ. Ainsi, dire que Bobin appartient au sous-champ de grande production à partir des années quatre-vingt-dix (qui est la conclusion qui s’impose lorsqu’on applique la théorie de P. Bourdieu) laisse dans l’ombre les autres positions que l’écrivain occupe au même moment et qui sont pourtant pertinentes à relever dans le cadre d’un travail centré sur l’expérience de réception. De plus, même si l’écrivain change de sous-champ de production au regard des indicateurs mis en évidence, cela ne signifie pas qu’il transforme ses stratégies pour les adapter au nouveau sous-champ d’appartenance. Il peut y avoir des intérêts stratégiques pour l’auteur et ses éditeurs à continuer de véhiculer les valeurs dominantes du sous-champ de production restreinte lorsqu’on est dans le sous-champ de grande production. Ainsi l’écrivain, mais également les éditeurs, les libraires ont parfois intérêt à ce que les critères d’évaluation d’une oeuvre et d’un auteur restent ceux du sous-champ de production restreinte.
Du point de vue de la réception ces interrogations sont essentielles. Il faudrait que tous les lecteurs (ordinaires) de Bobin aient découvert ses textes au même moment (et au début de sa carrière), puis les aient tous lus dans l’ordre de parution, aient également une bonne connaissance du champ de la critique, de l’édition, des états de la critiques littéraires à l’égard de Bobin aux différents moments de sa carrière pour que l’on puisse avoir une chance d’observer des réceptions non brouillées par l’occupation simultanées de positions différentes au sein de sous-champ opposés. Car à la carrière multiforme de Bobin correspondent des histoires de lecteurs toutes singulières : découvrir et apprécier ses textes dans une maison d’édition ou dans une autre n’est pas la même chose au regard de la construction du sens des textes et de l’expérience de réception ; de même découvrir cet auteur à ses débuts ou lorsqu’il est en pleine gloire induit également des réceptions plurielles. Ainsi, la perspective d’effectuer un travail davantage centré sur la réception littéraire plutôt que sur la construction de la position dans le champ d’un écrivain et de son oeuvre conduit à proposer quelques aménagements à la théorie des champs. Ceux-ci préconisent de tenir compte de toutes les traces laissées par les positions occupées un temps (en début de carrière notamment, éventuellement dans des champs voisins...) parce qu’elles participent du travail d’appropriation des textes.
Ces réflexions ne conduisent pas à une radicale remise en cause de l’utilité de la théorie des champs. D’une part parce que ce qui est de l’ordre de l’expérience de réception peut être traité lors de l’analyse des discours de lecteurs en reconstruisant l’histoire singulière de leur rapport à l’oeuvre ; et d’autre part parce qu’admettre la possibilité de coexistence de positions dans des sous-champs différents pour un même auteur n’invalide ni la pertinence de la théorie ni l’usage des concepts nécessaires à son application. Elles amènent toutefois à jeter un regard suspicieux sur les raccourcis parfois rapides effectués chaque fois qu’il est proposé une position pour un écrivain au cours de sa carrière. L’exemple de Bobin (qui est peut-être un cas particulier) montre qu’on perd plus qu’on ne gagne à cette synthèse trop radicale des informations.
François de Singly, « Un cas de dédoublement littéraire », ARSS, n°6, 1976, p. 85
Norbert Bandier, Analyse sociologique du groupe surréaliste français et de sa production de 1924 à 1929, Thèse de doctorat, Université Lumière Lyon 2, faculté de sociologie et d’anthropologie, 1988, p. 27