Manière d’écrire

Il faut au préalable de la présentation de la méthode employée par Bobin se poser la question du rapport entre ce que l’auteur relate et ce qui se passe réellement. Il est évident que l’énonciation de sa méthode est tributaire de ce qu’il veut bien laisser transparaître ainsi que des représentations véhiculées, pouvant sensiblement s’écarter de ce qui s’effectue concrètement. Il reste que nous n’avons pas les moyens de comparer les représentations de l’auteur de ce qu’il fait concrètement, et que prendre la mesure des représentations de ses pratiques constitue un indice déjà pertinent. Selon la position occupée dans le champ de la littérature (sous-champ de grande production ou sous-champ de production restreinte) les méthodes revendiquées ne sont en effet pas les mêmes179. Pour Bobin, on constate toutefois une grande stabilité dans ses énoncés relatifs à cette thématique. C’est notamment lors d’un entretien publié dans la revue Esprit en Mars-Avril 1994, que Bobin s’étend sur sa façon d’écrire :

‘« C’est comme ça que me vient l’écriture. L’écriture me vient par masses, par blocs. Je me mets devant la machine à écrire et j’écris quand l’écriture est là, je ne vais pas la chercher. Et elle est là quand l’émotion est là, quand quelque chose d’assez insupportable, ou presque, est là et dont je souhaite me débarrasser par des mots. [...] Pour moi, l’image physique de l’écriture, c’est un flot de boue qui envahit tout à coup un village. L’écriture, c’est ce courant capable de ravager des maisons entières et des vies entières. Et ça se précipite en charriant tout. Mais pour que ce soit transmis, il faut de la clarté. Le bloc de texte vient tout de suite, sinon ce n’est pas la peine. [...] Le bloc de texte me vient mêlé, comme le flot d’inondation. Dans le deuxième temps, il faut un travail : j’écris à la machine - je ne peux pas écrire à la main, quand j’écris à la main, c’est trop naïf, c’est trop près de moi, [...]. Le travail, c’est nettoyer le texte bourbeux, boueux. C’est enlever et retaper dix, douze, treize fois une page parce qu’il faut que ce soit serré, sec. Il faut que ça aille vite, il faut que ça circule, il faut atteindre un état de fluidité du texte qu’il n’a pas au départ puisqu’il est boueux donc ralenti par lui-même, par tout ce qu’il charrie. Il faut retrouver la fluidité de l’eau limpide. Je recopie à la machine sans arrêt et comme je dispose d’une machine mécanique, je retape une page par souci maniaque de propreté parfois juste à cause d’un seul mot qui ne va plus ou d’une virgule. Mais c’est un bon travail parce que comme ça m’ennuie de retaper cette page, je vais modifier des choses que je ne pensais pas modifier et c’est toujours heureux. Le travail, c’est nettoyer ; comme on nettoie un nouveau-né ou un cadavre, [...]. Il faut laver le texte encré, noir. Une ou deux pages viennent en une demi-heure et ensuite ça peut atteindre dix, douze heures de toilette du mort ou du nouveau-né. Je m’arrête quand je me dis que ça peut rendre tout fou celui ou celle qui va lire. » 180

Ce passage est triplement riche d’informations concernant premièrement la manière dont Bobin conçoit l’écriture, puis l’objectif qu’il souhaite atteindre (la forme qu’il veut donner à ses textes), enfin l’effet attendu chez le lecteur. Chacun de ces éléments mérite une attention particulière.

Si l’on s’intéresse tout d’abord à ce qui constitue la manière d’écrire de l’auteur, on constate qu’il distingue deux temps : un premier moment assez bref (« une ou deux pages viennent en une demi-heure ») où un texte s’écrit quasiment de lui-même, s’imposant à l’écrivain sans effort de sa part ; et un second, beaucoup plus long (« dix, douze heures »), caractérisé par un travail correctif, autrement nommé « nettoyage », ou « petit travail ». Le premier moment dénote une attitude tout à fait remarquable chez l’auteur, qui met en avant une forme d’attentisme et de déni de toute participation volontaire à l’acte d’écriture. Il est vu comme ayant sa propre autonomie, disposant de l’écrivain quasiment à sa guise :

« C’est inutile que je cherche à écrire. C’est-à-dire qu’elle vient, et quand elle vient, j’en dispose. Je ne fais qu’y céder, lui ouvrir la porte. Et quand elle ne vient pas, je le devine à l’avance et c’est inutile que je rentre dans la chambre d’écriture, il se passera rien. C’est par pulsion, par instinct, plus concrètement. »181 

L’attente, donc plutôt que l’effort constitue l’attitude prônée par l’auteur. Puis, dans un second temps, vient le véritable pendant de cet effet d’inspiration, c’est-à-dire le « petit travail », la correction par menues touches du texte. Une indication est donnée au lecteur sur la nature de ce qui est attendu par Bobin :

‘« C’est un petit travail. Pour moi, ce n’est pas vraiment l’écriture, ça. L’écriture c’est avant. C’est comme une apparition, après bien vous mettez un peu d’ordre. Parce qu’une apparition, qu’est-ce que ça fait dans votre vie ? Que ce soit celle d’une femme ou d’une parole, ça bouleverse, ça amène dans votre vie à un beau désordre. Et après, on remet en ordre. Alors l’écriture ça vient d’où, je ne sais pas. Et quand c’est venu, sous la dictée parfois, même, et bien oui, il y a un petit travail, une petite monnaie de travail. Parce que c’est comme si j’avais ouvert les portes aux océans, à l’orage. Alors il faut remettre quand même un peu d’ordre. »182 ’

L’auteur va jusqu’à employer le terme de « dictée » : ainsi, dans le premier moment de son écriture, il renoue avec une figure classique du poète inspiré, enthousiasmé, par lequel souffle une parole d’origine surnaturelle. Ecrire sous la « dictée », sous l’effet d’une « apparition », d’une « pulsion », d’un « instinct » c’est dans tous les cas dissocier l’origine des textes du seul auteur. On retrouve par ce biais la caractéristique du mystique contemplatif consistant à se percevoir comme un « réceptacle »183 du divin, plutôt qu’un « instrument » de celui-ci (qui constitue plutôt une caractéristique de l’ascète). C’est également s’écarter de la logique d’une construction volontaire du texte : l’écrivain semble n’avoir pas de prise sur le moment où « l’apparition » va se manifester, ni sur la forme par laquelle le texte se matérialise. Son action se borne à le « nettoyer ». Cette pratique rappelle enfin, discrètement et sans que la référence soit explicite, les procédés d’écriture automatique mis en place par les écrivains surréalistes. A ce propos, N. Bandier remarque qu’un écart s’observe entre la place prise par ces procédés constitutifs d’une « pratique esthétique fondamentale 184» dans les discours et le nombre objectif de textes publiés par cette technique dans les revues surréalistes :

‘« Réservés aux surréalistes sans capital symbolique individuel, le texte automatique ou le récit de rêve ne contribue pas non plus à la création de ce type de capital. Le recours exclusif à la ‘dictée de la pensée’ est donc d’une faible rentabilité pour une carrière d’écrivain surréaliste. »185

Pour réellement prendre la mesure des conséquences de cette manière d’écrire, il s’avère fécond de penser par opposition et de la rapporter à d’autres méthodes, par exemple celle mobilisée pour l’écriture d’un texte à visée universitaire (l’opposition entre les deux méthodes n’étant d’ailleurs pas choisie au hasard, ainsi que nous le verrons plus loin). Le modèle d’une écriture scientifique, relevable des sciences humaines est emprunté à Charles Wright Mills, dans L’Imagination sociologique 186. Bien qu’il apparaisse sans doute réducteur de n’utiliser qu’une seule référence pour présenter ce que nous entendons par écriture scientifique, nous pouvons la considérer comme un modèle, ayant de ce fait, sa force explicative et ses faiblesses. Dans « Le métier d’intellectuel », qui constitue l’appendice de l’ouvrage de Wright Mills, celui-ci s’attache à expliquer comment s’élabore une oeuvre intellectuelle. Il présente également un certain nombre de techniques. La principale de ces techniques consiste en l’écriture et la réécriture permanente de fiches, dans lesquelles les idées vont pouvoir « éclore » :

‘« Faites des fiches. Les fiches sont au sociologue ce que les carnets sont à l’écrivain. Elles sont indispensables. [...] Table de référence pour les travaux à répétitions, vos fiches économisent votre énergie. Elles vous encouragent à saisir au vol les ‘affleurements’, ces idées qui viennent de partout, sous-produits de la vie quotidienne, bribes de conversation sur le trottoir, rêves. Une fois couchées sur le papier, elles peuvent faire éclore une pensée plus réfléchie, ou bien prêter une pertinence intellectuelle à des expériences plus recherchées. »187

S’ensuit une longue déclinaison de conseils visant à montrer l’utilité de la compilation de données, que ce soit lors du travail sur le terrain ou pendant les lectures. Il faut retenir de cette manière de procéder qu’elle se situe à l’encontre d’une attitude tournée vers l’attente de révélations ou d’apparitions : le sociologue ne doit pas attendre que l’inspiration lui vienne pour écrire, mais provoquer la venue d’idées nouvelles et de raisonnements inédits au moyen de la compilation d’informations, de la réécriture permanente de textes. C’est en classant, et reclassant sans cesse les fiches entre elles, en multipliant les entrées et les points de connexions que le sociologue peut espérer avancer dans sa pensée. Sans aller plus loin dans la présentation des techniques, on observe d’emblée une profonde divergence dans les méthodes préconisées par Wright Mills et Bobin. La possibilité de réécrire sans cesse, de réorganiser ses idées et d’avoir une logique d’entrée dans les textes par thématique ou par idée est tout à fait différente de celle consistant à écrire d’un bloc un corps de texte dont on essayera par la suite de l’alléger, de lui donner une « fluidité » et un certain « mouvement ».

L’emploi d’un outil de travail particulier, qu’il s’agisse de fiches manuscrites, de carnets, de machine à écrire, de traitement de texte est également intéressant à relever. Dans une note en bas de page de Tableaux de famille, B. Lahire précise que l’utilisation d’un traitement de texte a eu un effet « déterminant » dans son mode d’écriture scientifique des portraits :

‘« Il n’est pas inutile de noter ici l’usage déterminant du traitement de texte qui a rendu possible l’écriture scientifique des portraits. En effet, il était indispensable pour nous de travailler chaque portrait comme un texte potentiellement modifiable par rapport à l’écriture de chaque autre portrait. La souplesse du traitement de texte a permis d’écrire des portraits en rapport les uns avec les autres. D’une certaine façon, nous les avons fait communiquer. »188 ’

La remarque n’est pas anodine, et invite donc à rester attentif aux effets de forme des textes qui résultent des outils mobilisés, même s’il est évident qu’à un outil ne correspond pas une seule utilisation type (la notion d’appropriation, dans le sens que lui donne Michel de Certeau189 permettant de ne pas l’oublier).

Dans la première citation, Bobin présente l’outil qu’il utilise : il s’agit de la machine à écrire. Elle permet au texte d’avoir immédiatement une forme dégagée du manuscrit, donc proche d’un état définitif (publiable), mais ne possède pas la souplesse du traitement de texte. Celui-ci, grâce à certaines caractéristiques, parmi lesquelles, l’insertion, la suppression de paragraphes, la correction immédiate de mots, de phrases, autorise un autre type de travail sur le texte (et surtout la possible « communication » des textes issus de fichiers différents). A ce propos, il est à noter qu’aucun texte autre que celui qui « apparaît » à Bobin au moment de son premier temps de travail n’est utilisé lors de l’écriture. Il le précise d’ailleurs lui-même :

‘« Ca part d’une phrase et d’un sentiment massif inexprimable au départ. Et bien pour écrire, je m’appuie sur un sentiment. [...] Massif, noir, avec des traînées de lumière. Au début, je ne sais pas ce que c’est, je n’ai pas idée de ce que c’est. Je ne sais pas. Je n’ai pas de méthode, j’ai pas de plan, j’ai pas de fiche. Je n’ai pas le livre en tête avant de l’écrire. »190

Cette méthode ne mobilise donc pas l’usage de textes antérieurs, qu’ils aient ou non été écrit par Bobin. La révélation, qui inaugure la naissance d’un texte semble être à elle-même sa propre référence et ne sollicite pas à ce moment-là de l’écriture, le recours à d’autres textes. Contrairement à certains écrivains (Flaubert, Zola...), et contrairement également à ce que laisse entendre C. Wright Mills à leur propos, Bobin ne construit pas de carnet qu’il compulserait lors de son travail d’écriture.

Ainsi, pour Bobin la méthode est tout à fait particulière : à partir d’un bloc de texte, venu en « une demi-heure », suivent plusieurs heures de recopiage, en effectuant à chaque fois de menues corrections (« ‘Je recopie à la machine sans arrêt et comme je dispose d’une machine mécanique, je retape une page par souci maniaque de propreté parfois juste à cause d’un seul mot qui ne va plus ou d’une virgule’ »). La structure globale du texte n’apparaît donc pas être affectée par le second travail. Il semble qu’elle se mette en place dès le premier jet d’écriture et ne vise pas à être retravaillée par la suite. Les questions qui se posent sont celles de la forme du texte ainsi « apparu » à l’écrivain : cette méthode particulière d’écriture permet-elle d’envisager une rhétorique particulière, et si oui, quelle est-elle ? De même, invite-t-elle à la mobilisation de certains thèmes littéraires plutôt que d’autres, et si oui lesquels ? Des ébauches de réponses seront fournies dans troisième partie de ce chapitre.

La deuxième remarque à émettre au regard de la citation concerne la forme que doit prendre le texte à l’issue des deux temps de travail. Pour présenter ce que Bobin en attend dans la forme finale, il emploie les termes de « clarté », de « fluidité ». Pour l’écrivain, la « toilette » du texte consiste donc à lui donner « la fluidité de l’eau limpide » qui doit s’atteindre par un travail de réécriture procédant par touches légères. Au « ‘flot de boue qui envahit tout à coup un village », « ce courant capable de ravager des maisons entières et des vies entières’ » succède une eau limpide, claire, fluide. Au regard de ces citations, il est remarquable de constater tout ce que l’image du flot boueux envahissant le village emprunte à la rhétorique de Cicéron. Ainsi, pour F. Goyet, «  ‘le fleuve en crue, ou l’incendie », c’est Cicéron, c’est-à-dire le mélange de « la pléthore avec le pathos’ »191, de la quantité avec la qualité. Bobin, en proposant cette image de l’écriture, ainsi qu’en mobilisant les termes « d’émotion » et de « bouleversement », autorise ainsi une incursion dans le domaine de la rhétorique, où différents procédés servent à rendre compte de son mode d’expression littéraire.

Tout d’abord, l’émotion. Elle est le sentiment qui, avant même que le texte ne soit écrit préside à sa naissance. Il s’agit d’une émotion si forte qu’elle se trouve qualifiée par l’auteur « d’insoutenable », à un point qui lui fait envisager sa pratique d’écriture comme une manière de s’en « débarrasser ». Ainsi né de l’émotion de l’écrivain, on imagine que le texte, amas de mots dont l’auteur s’est « débarrassé », en portera les traces, c’est-à-dire des figures de style relevant de ce registre littéraire.

En rhétorique, le procédé permettant de faire appel aux émotions consiste à mobiliser un registre particulier, le movere, ou son équivalent grec, le pathos. A ce sujet, Francis Goyet rappelle que « ‘Movere se traduit aisément par ‘émouvoir’. Trois idées se rattachent au verbe, mouvement, déménagement, passion. Trois mots y correspondent : convaincre, transporter, toucher. A ceux-là, on pourra ensuite ajouter trois autres mots : mouvement, précisément ; ainsi que véhémence et invective.’ »192 

Dans l’introduction au Traité du Sublime, de Longin, F. Goyet discute la manière dont le l’auteur s’approprie la théorie cicéronienne de la rhétorique. Par les trois termes figurant le movere, se retrouve l’idée évoquée par Bobin d’une soumission à l’émotion et à l’attende d’un bouleversement :

‘« On peut distinguer trois visées : bouleverser, enthousiasmer, déborder. Premièrement, Longin partage avec Cicéron le but de bouleverser l’auditoire, ce que d’un beau mot grec Longin nomme l’’extase’. C’est-à-dire ce ‘qui fait qu’un ouvrage enlève, ravit, transporte’ (p.70). Deuxièmement, sur ce fonds commun, Longin croit se différencier en opposant Démosthène à Cicéron. Enthousiasmer ou selon Boileau ‘surprendre’, voilà ce que seul le premier saurait réussir. Il n’en est rien, évidemment, puisque, comme le dira Quintilien, Cicéron inclut Démosthène. Un troisième point marquera la supériorité de la théorie cicéronienne. Elle sait qu’il faut non seulement bouleverser et enthousiasmer, mais encore déborder. Après l’extase et la surprise, c’est l’abondance même qui emporte tout. Si Longin parle de pléthore et Boileau de ‘multitude de paroles’, c’est donc pour défaire un concept capital chez Cicéron, celui de copia. » 193

« Bouleverser, enthousiasmer, déborder », tels sont pour Longin, les trois termes permettant d’accéder au Sublime, lié au movere : «  ‘la définition du Sublime est celle-là même du movere’ 194 ». Par Sublime, «  ‘il faudrait entendre (p. 70) ‘cet extraordinaire et ce merveilleux qui frappe dans le discours, et qui fait qu’un ouvrage enlève, ravit transporte’’ »195 , selon Boileau, préfacier du Traité de Longin. Et préciser que le Sublime réside dans le movere, c’est construire une rhétorique du ravissement, toute entière prise dans les trois visées précédemment décrites. De ce point de vue, la présentation du Traité du Sublime de Longin, par F. Goyet met bien en évidence la liaison qui s’établit et nous semble particulièrement intéressante à relever au regard des discours de Bobin sur sa pratique d’écriture, entre le Sublime, qui passe par la copia, et le movere. L’usage du movere permet d’accéder au Sublime, par le biais également de la copia pour laquelle F. Goyet précise que « ‘l’abondance oratoire est une masse, masse de mots et d’idées. Mais c’est une masse en mouvement, qui ravage tout sur son passage. On est évidemment dans le registre du movere. En termes modernes, on pourrait presque retraduire copia par ‘rouleau compresseur’, à cela près que le rouleau n’ouvre qu’une autoroute ou une transamazonienne. Le feu et la crue ravagent, eux, tout un paysage. Si tout n’est pas également ravagé, ou foudroyé, tout est transformé.’ »196 

Un dernier élément à retenir de l’extrait d’entretien produit par la revue Esprit, concerne l’indication d’effet sur le lecteur que Bobin souhaite obtenir. Il dit s’arrêter de retravailler son texte lorsqu’il sent que « que ça peut rendre tout fou celui ou celle qui va lire ». « Rendre tout fou » le lecteur, c’est attendre qu’il éprouve une émotion qui le transporte hors de lui, qui lui fasse perdre le contrôle de lui-même, qui le « bouleverse », pour reprendre la terminologie commune à F. Goyet et Bobin. Outre l’intérêt de cette indication sur l’effet souhaité par l’auteur de la lecture de ses textes qui trouvera sa pertinence au moment de l’étude des réceptions de son oeuvre, il faut dès à présent en extraire une preuve supplémentaire de l’insertion de l’écriture de Bobin dans le registre du movere : vouloir « rendre tout fou » le lecteur c’est tenter de lui communiquer cette émotion qui a été au principe de l’écriture du texte, afin de le ravir, dans la parfaite lignée des fonctions du movere.

L’adéquation entre la présentation faite par Bobin lui-même de sa manière d’écrire avec la rhétorique cicéronienne est ainsi remarquable. Tout concorde, au vocabulaire près, employé dans les deux références. De l’émotion vive, ressentie par l’écrivain, au bouleversement dû à l’apparition du texte, on est dans les deux cas dans le registre du movere, et ce, avant même d’être entré dans les textes pour en étudier la composition. Ne pas faire de plan, ne pas avoir d’idée avant que les textes ne viennent, de l’ouvrage que l’ensemble formera est une pratique à relever : elle montre que la mobilisation du registre du movere, s’effectue chez Bobin en s’opposant à autre registre, le docere. En rhétorique, docere se traduit par persuasion :

‘« Docere, c’est instruire un dossier. C’est-à-dire, du point de vue du juge, s’instruire au sens moderne, s’informer ; mais aussi, du point de vue de l’avocat, construire sa défense ou son attaque, ramasser en ordre tous ses moyens, comme on range les troupes en bataille [...] . »197 ’

Si l’on suit les proposition de Longin, qui distingue les termes de persuader et ravir, reprenant l’opposition entre docere et movere, on observe que chez Bobin, l’intention de ravir rend inutile le travail de construction d’un raisonnement serré, qui serait nécessaire dans l’optique de la persuasion (« ramasser en ordre tous ses moyens »). L’objectif est d’emporter l’adhésion du lecteur d’un seul bloc et par le biais des sentiments (ce sont les sentiments qui sont gages d’authenticité, de véracité, de justesse des propos), autrement dit, de provoquer des révélations, ou « apparitions ». Cette conception de l’écriture se distingue par exemple de celle mise en place pour la rédaction d’un travail de type universitaire, ou scientifique, où priment l’administration de la preuve et l’usage de figures de style relevant du docere. Ecrire sous l’emprise de l’émotion, véritable conducteur d’ « apparitions » ou de révélations procède d’une logique différente de celle requise pour l’exposé des différents points de raisonnement visant à persuader l’auditeur ou le lecteur de la justesse du propos. Ne pas faire de plan, ni de fiche, ne pas avoir une idée de la structure globale du texte avant que ce dernier ne soit achevé rend ainsi compte d’une manière tout à fait singulière d’envisager la cohérence du texte : elle n’est pas à chercher dans l’articulation des idées entre elles, dans l’éventuelle hiérarchisation qu’il serait possible de dégager. Doit-on pour cela en conclure qu’aucune cohérence ne se dégage de l’ensemble de l’oeuvre de Bobin ? En fait, elle découle plutôt de l’interdépendance entre les thématiques et de la méthode d’écriture : l’émotion nécessaire au mode d’expression littéraire permet d’aborder certains thèmes plutôt que d’autres, de façon similaire d’un texte à l’autre. Là réside plutôt que dans l’ordonnancement des arguments à l’intérieur d’un texte la cohérence. Se pose alors une question que nous traiterons dans la troisième partie de ce chapitre : comment se traduit du point de vue des outils rhétoriques et de la thématique abordée par les textes une telle pratique d’écriture ?

Notes
179.

Ainsi que le met en évidence l’étude de François de Singly, « un cas de dédoublement littéraire », ARSS n°6, 1976

180.

Guy Coq, « La parole vive, entretien avec Christian Bobin », revue Esprit Mars-Avril 1994, pp. 68 - 69

181.

« A Voix nue, entretiens avec Michel Camus », France-Culture, juin 1994

182.

’A Voix nue, entretiens avec Michel Camus’, France-Culture, juin 1994

183.

Max Weber, Sociologie des religions, Gallimard, p. 199

184.

N. Bandier, Sociologie du surréalisme, 1924-1929, La Dispute, Paris, 1999, p. 340

185.

N. Bandier, Sociologie du surréalisme, op. cit., p. 342

186.

Charles Whrigt Mills, L’Imagination sociologique, Paris, La Découverte, Poche, 1967

187.

Charles Whrigt Mills, L’Imagination sociologique, op. cit, p. 200

188.

Bernard Lahire, Tableaux de famille. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Paris, Gallimard/ Seuil, 1995, p. 60

189.

Michel de Certeau, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990

190.

’A voix nue, entretien avec Michel Camus’, France-Culture, Juin 1994

191.

Francis Goyet, « Introduction au Traité du Sublime de Longin », in Longin, Traité du sublime, Paris, Bibliothèque classique, 1995., p. 33

192.

Francis Goyet, Le Sublime du ’lieu commun’, L’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris,Bibliothèque Littéraire de la Renaissance n°32, Honoré Champion éditeur, 1996,

p. 471

193.

Francis Goyet, « Introduction au Traité du Sublime de Longin », op. cit., p. 10

194.

Francis Goyet, « Introduction au Traité du Sublime de Longin », op. cit., p. 12

195.

Francis Goyet, « Introduction au Traité du Sublime de Longin »., op. cit., p. 13

196.

Francis Goyet, « Introduction au Traité du Sublime de Longin », op. cit., p. 30- 31

197.

Francis Goyet, Le Sublime du ’lieu commun’, op. cit., p. 475