Le quotidien de l’écrivain

Un des corollaires à cette conception pratique de l’écriture réside dans l’organisation des journées de Bobin. Si l’écriture doit venir d’un coup et jaillir en quelque sorte d’elle-même, alors cela sous-entend un travail particulier pour l’auteur, qui consiste à rester dans un état de studieuse attente. Ne rien faire de ses journées, attendre que l’inspiration surgisse devient en quelque sorte la principale activité quotidienne, et autour de laquelle doivent composer toutes les autres (rencontre avec des lecteurs, des connaissances, relations diverses...). Il lui faut en effet rester dans un état de disponibilité, afin que l’écriture puisse sourdre comme une « apparition », à tout moment. A plusieurs occasions, l’auteur propose un descriptif de ses activités quotidiennes qui va dans ce sens :

‘« Du temps passe. Le temps passe. Je ne fais rien, voyez : j’écris cette lettre et puis je cesse de l’écrire et puis je la reprends. Je me promène, beaucoup. Je vais marcher sur Dieu dans les sous-bois, dans cette lumière étrange des sous-bois, dans cette lumière qui sourd de l’ombre, qui monte de la terre. Le froid de l’hiver avive les pensées, accroît la précision de la vue et l’ampleur des rêveries. Je rentre tard et c’est pour ouvrir des livres, pour entamer des lectures que je ne finirai pas. »198 ’

Ecrire un bout de lettre, marcher dans un sous-bois et retourner lire, constituent les activités principales et souvent décrites dans les textes de l’écrivain. Qu’elles représentent véritablement l’emploi du temps de ses journées ou ne constituent qu’une idéalisation de celles-ci n’a au fond, pas grande importance ici. Ce qu’il donne à voir prend sens par rapport à d’autres éléments dont nous essayons de montrer les relations d’interdépendances. Et de ce point de vue, il semble bien qu’entre une manière particulière d’écrire, tournée vers l’attente de révélation, corresponde une organisation des activités quotidiennes préoccupée de favoriser la venue de ces révélations parmi lesquelles la marche, la rêverie et la lecture en constituent les vecteurs privilégiés.

Parmi ces menues activités, certaines sont en effet plus propices au surgissement de l’écriture. Elles vont alors être plus particulièrement pratiquées et recherchées par l’écrivain. Dans Eloge du rien, Bobin s’attarde à expliquer l’effet de la marche :

‘« L’art de marcher est un art contemplatif. D’abord on regarde ce qu’on passe, ensuite on le devient. On n’est plus qu’une traversée lumineuse du paysage par lui-même. Soi-même, on n’est plus rien qu’un papillon mort, déchiré par le vent. On ne lutte plus avec l’air, avec le vide qui est dans l’air, avec les anges qui sont dans le vide. »199 ’

Le terme de contemplation doit être relevé. Il évoque une attitude chez l’écrivain, particulièrement magnifiée dans ses textes et mobilisée par lui dans sa vie quotidienne. La contemplation est reliée à l’émotion et à la révélation. C’est parce que Bobin se trouve dans un état contemplatif, que l’émotion le submerge et que des révélations ou « apparitions » surviennent. Ainsi, l’émotion, en ce qu’elle permet la venue de révélations, va exiger de la part de l’écrivain une attention de tous les instants. Chaque action quotidienne, y compris les plus humbles, infimes et sans importance vont lui permettre d’entrer dans un état méditatif, contemplatif, favorable à l’apparition de ces « vérités ». Lui faut-il aller chercher un enfant à la sortie d’un cours de musique, qu’il transforme le temps d’attente en contemplation d’une femme ‘« déjà mûre, un peu fatiguée par des heures d’errance’ 200 ». De retour chez lui, il lui adresse une lettre :

‘« Madame, je n’ai commencé à vous voir que dans le début de l’après-midi et sans doute - pardonnez la misère de cette confidence - parce que je n’avais alors rien de mieux à faire, attendant devant une école de musique où des enfants entraient, encombrés d’instruments parfois plus grands qu’eux. [...] Vous alliez partout dans la même seconde, comme une enfant riante. Vous étiez l’image d’une vie détachée de soi, prodigue d’elle-même et parfaitement nonchalante quant à ses lendemains. Pendant que les enfants, dans leur école, recevaient une leçon de musique, je recevais de vous une leçon de bonté : c’est à votre image que j’aimerais aller dans la poignée de jours qui m’est donnée, madame, c’est avec votre gaieté et votre amour insoucieux de se perdre. » 201 ’

L’attente, transformée en contemplation, permet de recevoir « une leçon », donnée sous forme de révélation à un moment où l’écrivain ne s’y attendait pas. Il est à noter le passage entre l’attente, qui ne permet pas la révélation, à l’état de contemplation qui ouvre les portes à la méditation poétique et à la possibilité de l’apprentissage d’une « leçon ». Les temps vides, moments d’attente, de solitude, vont alors être magnifiés et recherchés par l’écrivain, en ce qu’ils le rendent particulièrement disponible au surgissement des vérités. Programmer ainsi l’ensemble de ses journées autour d’un rien qui doit remplir l’écrivain est une des caractéristiques du mystique contemplatif. C’est même une des injonctions les plus fortes : l’état de grâce ne s’acquiert qu’au prix d’une discipline de vie tournée vers l’accession à un état permanent d’attente studieuse de surgissement de « vérités ». Chez Bobin, ces « vérités » portent le nom de « leçons ». Et nous considérons qu’elles peuvent être lues comme autant de normes comportementales par le lecteur.

Parfois, ce ne sont pas les individus qui délivrent à leur insu des messages et des « leçons », mais des éléments naturels. La nature est pour Bobin fortement dispensatrice de savoirs. C’est tantôt un oiseau, tantôt un arbre, un ruisseau ou un lac, une branche de cerisier ou le dessin des nuages dans le ciel qui offrent des messages à celui qui sait les déchiffrer ou apaise simplement celui qui sait regarder. Autoportrait au radiateur est un texte entièrement rédigé sous forme de journal intime. Chaque semaine, l’écrivain raconte qu’il achète des fleurs coupées, et les installe dans un vase chez lui. L’épanouissement puis la flétrissure des roses, lys ou tulipes fournissent ainsi un sujet hebdomadaire d’écriture et de contemplation, une sorte de support méditatif et poétique. Au jour du 9 avril 1996, il s’en explique :

‘« A la question toujours encombrante : qu’est-ce que tu écris en ce moment, je réponds que j’écris sur des fleurs, et qu’un autre jour, je choisirai un sujet encore plus mince, plus humble si possible. Une tasse de café noir. Les aventures d’une feuille de cerisier. Mais pour l’heure, j’ai déjà beaucoup à voir : neuf tulipes pouffant de rire dans un vase transparent. Je regarde leur tremblement sous les ailes du temps qui passe. Elles ont une manière rayonnante d’être sans défense, et j’écris cette phrase sous leur dictée : ‘Ce qui fait évènement, c’est ce qui est vivant, et ce qui est vivant, c’est ce qui ne se protège pas de sa perte.’ »202 ’

De même, dans Le Huitième jour de la semaine, il est fait le récit sous forme de parabole de l’éveil de l’auteur vers l’écriture et la vie, considérées comme synonymes. C’est par la contemplation de la nature que la certitude de la tâche à accomplir apparaît à l’écrivain :

‘« Quel jour était-ce ? J’écoutais le vent chanter a capella dans le clavecin brisé des roseaux. Mon regard allait des arbres aux rivières, des rivières aux nuages. Une alouette dans le midi du ciel, au plus tremblé de son vol, tranchait d’un seul cri les anciennes querelles des maîtres, résolvant le problème de l’union de l’âme et du corps. Enfin je pouvais vivre, et écrire. [...] Aucun savoir ne peut résoudre l’étonnement de notre vie. Aucune illusoire maîtrise ne peut détourner le cours de l’insouciant ruisseau qui va en nous et ne sait où il va, accédant à des instincts en friche, bouleversant des terres sans âge dont le soulèvement se confond alors avec la douleur qui nous en vient, insupportable, radieuse. Ainsi avais-je appris ma leçon, oubliant tout le reste qui méritait d’être oublié et que les écoles infligent aux enfants assombris. Leçon ancestrale, coutume venue de la nuit des temps : attendre infiniment, mais sans rien attendre de personne. Inventer dans le silence d’une rêverie mes propres contemporains : cette franchise d’une étoile, cette pure mélancolie d’un feuillage, cet atome de lumière sur le mur. »203 ’

Ces deux citations mettent en évidence la manière dont l’état de contemplation se trouve à l’origine de la venue de « leçons » : Bobin associe ainsi une manière d’être au quotidien soumise à de strictes règles, à un objectif bien précis. Toute sa conduite de vie est rationalisée à un haut degré afin d’obtenir le surgissement des « leçons » qui forment la matière de ses livres. C’est encore une des caractéristiques mises en évidence par Weber à props du mystique contemplatif.

Enfin, dans une nouvelle extraite de L’Inespérée, un arbre est promu ami de l’écrivain pour ses vertus apaisantes :

‘« L’arbre est devant la maison, un géant dans la lumière d’automne. [...] Cet arbre est depuis peu de vos amis. Vous reconnaissez vos amis à ce qu’ils ne vous empêchent pas d’être seul, à ce qu’ils éclairent votre solitude sans l’interrompre. [...] Il y a une bienfaisance de cet arbre, une douceur de sa présence qui se diffuse dans la maison et qui a imprégné jusqu’au sommeil que vous y avez trouvé. »204 ’

La nature offre ainsi à l’auteur plusieurs possibilités : elle est tantôt support méditatif, permettant d’entrer en contemplation, tantôt dispensatrice de leçons qui s’écrivent sous la dictée des fleurs, oiseaux et autres messagers, et enfin source de bienfaits, délivrant un apaisement salutaire.

Ainsi, qu’il s’agisse d’individus ou d’objets de la nature, l’entourage est source potentielle d’accession à la contemplation pour Bobin. Une fois cet état contemplatif atteint, des émotions le submergent et lui permettent d’écrire. Plus qu’une activité professionnelle ordinaire, l’écriture est un acte fondamental chez Bobin, autour duquel se construisent ses journées, qui justifie sa solitude et la nécessité d’une disponibilité totale.

Notes
198.

Christian Bobin, Souveraineté du vide, Fata Morgana, 1985 p. 17

199.

Christian Bobin, Eloge du rien, Fata Morgana, 1990, pp. 20 - 21

200.

Christian Bobin, L’Inespérée, Gallimard, 1994, p. 11

201.

Christian Bobin, L’Inespérée, op. cit., p. 12

202.

Christian Bobin, Autoportrait au radiateur, Gallimard, 1997, p. 11

203.

Christian Bobin, Le Huitième jour de la semaine, Lettres Vives, 1986, pp. 77 à 79

204.

Christian Bobin, L’Inespérée, op. cit., pp. 69 et 71