Les bons et les mauvais livres

Une fois les attendus de lecture chez Bobin mis en évidence, il reste à l’écrivain à présenter les livres et auteurs qui les rendent ces effets possibles et ceux qui les empêchent. Du fait de la distinction que Bobin opère entre l’instruction et le savoir, le livre va se trouver paré d’attributs et de représentations contradictoires. Il est d’une part l’objet par excellence qui permet à la fois d’acquérir l’instruction (la lecture est le savoir fondamental de base enseigné par l’école), et d’autre part, celui qui aide à atteindre le véritable savoir, par les révélations provoquées lors de la lecture (la Bible représente, dans la tradition chrétienne, le Livre des livres). Cette ambivalence est rapportée dans Le Huitième jour de la semaine :

‘« C’est une profonde énigme que celle-là, qui fait que l’austère passion de la langue nous rende par instant cette évidence et cette immédiateté dont les choses seules ont le privilège. Et pourtant : ouvrez les livres aimés. Il n’y a rien dedans. Il n’y a que des mots, empêchés dans l’encre, saisis dans la trame du papier. Des mots plus secs et rassis que ceux que l’on prononce avec le souffle, avec la gorge : ceux-là, du moins, forcent un sentier dans l’air autour des corps, jouissant d’un peu de vie, même si elle est éphémère. Oui, c’est un pur miracle, que par des mots enterrés dans des livres, l’on puisse raviver une source, rafraîchir un jardin. »215 ’

Avant même de donner un avis favorable ou non sur la qualité d’un livre, Bobin invite à considérer le mystère qui entoure ces objets d’apparence si sèches, qui peuvent pourtant provoquer des « rencontres » ou révélations. Le miracle qui se produit, parfois, (et non avec tous les livres) vient des mots, autrement dit de la « parole » que des écrivains ou poètes ont réussi à « enterrer dans des livres ». La « parole », c’est encore une fois à entendre dans sa référence au souffle divin, qui surgit à l’improviste, soit par les voix des anges, soit de Dieu lui-même, et ravage tout sur son passage. Le mystère des livres provient de cette « parole » captive qui émet encore la lumière de sa source surnaturelle ou divine.

La question qui se pose alors est celle de savoir où trouver cette « parole ». Elle réside parfois dans les livres, mais pas uniquement, et c’est pour cela que la nature, dans son langage particulier composé de sons, d’odeurs et de couleurs, en ce qu’il s’adresse directement aux sens, peut enseigner également des leçons, provoquer des révélations. La nature donc, dans sa double vocation de dispensatrice de message et de source de bienfaisance. Mais dans les livres également, pour peu que l’on adopte la bonne attitude de lecture, telle qu’elle est décrite au fil de ses textes par Bobin. Seulement, l’attitude ne suffit pas, encore faut-il que l’ouvrage lu ait été écrit non pas avec l’intention de « faire de la littérature », mais de communiquer au lecteur l’émotion qui a présidé à sa naissance. Autrement dit, la manière d’écrire mise au jour pour Bobin se transforme, dans ses discours en LA seule manière d’écrire de vrais ouvrages de littérature ou de poésie. Se dresse alors une cartographie des vrais écrivains et des autres, en fonction de l’émotion qui peut se dégager de leurs textes. On aboutit à la présentation faite dans le chapitre précédente où l’on voit Bobin privilégier la lecture des classiques, des auteurs du XIXème et du XXème siècles.

‘« Voilà une des chaînes possibles des morts aux vivants : Bellet, Sullivan, Clavel, Bernanos, Bloy, Péguy, et une des voies possibles du communisme vivant d’écrire. Leur point commun, au-delà de leurs divergences qui sont grandes et qu’il ne faut surtout pas réduire, c’est leur manière d’être devant la parole, devant le monde et devant l’autre. C’est une même et unique manière d’être : seul devant l’autre, donc avec l’autre, seul ; seul devant la parole, donc avec la parole vive, vivante, risquée et seul devant le monde donc avec tout le monde, profondément en communion de désaccord avec le monde. J’aime aussi leur colère et c’est pourquoi une autre branche de ce même arbre unit Thomas Bernhard et Antonin Artaud. C’est le même arbre parce que c’est la parole qui se risque en elle-même et qui ne s’autorise au fond que la solitude de celui qui parle et qui va toucher le nerf d’une fraternité. La main d’encre touche le nerf du lecteur. [...] C’est ça l’émotion énorme qui peut être provoquée par certains livres : trouvant, on se rend compte à quel point on était perdu, et ça fait pleurer. »216 ’

Une fois encore les termes évocateurs « d’émotion », de « parole », sont au centre de l’expérience littéraire de Bobin, ce qui permet de vérifier l’étonnante stabilité des attendus de lecture de l’écrivain d’une déclaration à l’autre : de toute évidence, il espère être touché, bouleversé par ce qu’il lit. Le partage va donc se faire, pour Bobin, entre les auteurs qui peuvent procurer ces émotions et sentiments lors de la lecture, et ceux qui ne font que de la « littérature », échouant en quelque sorte à faire éprouver d’authentiques sentiments au lecteur. L’emploi du verbe « mentir » doit être remarqué. Il rend compte d’une volonté de distinguer dans la littérature ce qui relève de l’authenticité, de la justesse, de ce qui ne serait que construction artificielle, volontairement tournée vers un désir « d’éternité », (« l’esthétisme »). Bobin, en distinguant les auteurs « vrais », « authentiques » des seuls « écrivains », parent ceux qui lui permettent d’éprouver des émotions, de toute une série d’attributs (l’authenticité, la justesse) dont on peut constater qu’ils ne se réfèrent pas aux seuls textes de ces auteurs, mais d’une part englobe également les individus, se rapportent aux vies de ces derniers, et d’autre part renvoient une fois encore à l’émotion, perçue comme l’expérience souveraine, incontournable et décisive. Ainsi, la justesse, l’authenticité des auteurs sont les gages de textes littéraires, poétiques ou mystiques dégageant une force et une émotion sincère. Cette manière de répertorier les bons et les mauvais auteurs en deux catégories se référant soit à « la parole vive », soit à « l’esthétisme » rend compte chez Bobin d’une volonté de relier les textes aux individus, et de réduire la « vraie » littérature ou la poésie à un registre restreint dans lequel règne l’adéquation entre ce que l’on vit et ce que l’on écrit. Les bons auteurs selon Bobin ne sont donc pas ceux qui sont capables d’écrire les histoires les plus originales ou d’avoir une grande maîtrise de la langue écrite, mais ceux qui sont justes, vrais, authentiques dans leurs écrits, en tant qu’ils reflètent au plus juste les préoccupations de leur vie. C’est un domaine tout à fait particulier de la littérature qui se trouve ici défini.

Les auteurs qui présentent ces caractéristiques sont, au regard de cette citation, plutôt de tradition chrétienne. Ainsi Bernanos, Bloy, Sullivan, Claudel peuvent être rattachés au courant des écrivains chrétiens. A la lecture des nombreux indices d’intertextualités, abondamment éparpillé dans l’oeuvre de Bobin, on peut compléter cette liste d’auteurs mystiques, généralement chrétiens : Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Marguerite Porete, Simone Weil figurent ainsi en bonne place et semblent incarner au plus juste cette adéquation attendue entre les écrits et la vie, source garantie d’émotion.

Il faut enfin se questionner sur liens qui peuvent exister entre l’émotion et la révélation. Est-ce par la seule puissance créatrice de Bobin que ces deux notions se trouvent rattachées dans ses textes, croisant par là même une tradition de l’éloquence avec un référent religieux ? Ou bien peut-on considérer que movere et révélation ont avant l’usage qu’en fait l’auteur déjà des accointances ? Chez Boileau, traducteur de Longin, un lien existe et se trouve explicité par F. Goyet :

‘« L’extrême de la conviction est alors la conversion. Car au-dessus du Sublime, il en est encore un autre, nécessairement : celui de Dieu lui-même, qui dépasse infiniment les Rois et les Cicérons de la terre. Pour des esprits religieux comme Calvin ou Malebranche, Dieu seul peut bouleverser véritablement, et en somme convertir. Alors l’extase retrouve le sens mystique qu’on développé les Pères de l’Eglise [...]. Dans les larmes et la joie, le fidèle est ex-, il est hors de lui : il est ravi en Dieu. Avec Longin, Boileau reste un cran en dessous, à hauteur de réussite humaine, celle du moins des grands hommes et des grands écrivains. Son horizon est ce summum de l’art qu’est le grand frisson : celui qui vous coupe le souffle ; qui vous fait pleurer ; qui vont transporte au point de vous transformer. »217

De même, dans Le Sublime du « lieu commun », F. Goyet revient sur les rapports qui se nouent entre l’émotion, la passion et le souffle divin :

‘« Enfin, ce mouvement est aussi lié à la violence des passions. L’extase est une possession divine : le passage est une passivité : pour reprendre une vieille rime équivoque, le passage n’est pas sage, et l’extase est une folie. La péroraison et le movere sont le grand moment non seulement des grands moyens, mais des grandes passions. C’est le moment ultime où craquent les dernières résistances de l’auditoire. Passion que dit fortement l’équivalent grec du movere : le pathos. Ce dernier mot souligne en effet la passivité de l’auditoire, qui est emporté par un maelström. Mais cette passivité est ‘divine’, transcendante. Comme dans l’enthousiasme, tout le monde est emporté par le mouvement, l’orateur comme ceux qui l’écoutent. Ce n’est pas activité de l’orateru contre passivité de l’auditoire. Le mot du De Oratore est, on l’a vu, celui de perturbatio. Le ‘trouble’ s’empare des esprits : turba tourbillon, qui tournoie justement comme le maelström. [...] Le movere ‘déménage’, dans tous les sens de cette forte expression populaire, où le ça de ‘ça déménage’ souligne bien que nul ne dirige vraiment les opérations. Orateur et public sont emportés, déménagés, dans une commune passivité. » 218

La relation est donc explicite : movere et référence au divin vont parfois de pair. Le movere, parce qu’il peut seul permettre d’atteindre le Sublime a affaire avec l’inspiration divine. Dès lors, les différents éléments étudiés au cours de ce chapitre prennent sens et cohérence au regard de cette liaison. De la métaphore cicéronienne du fleuve en crue pour qualifier la posture d’écrivain de Bobin, de l’organisation de ses journées passées à attendre que surgissent des révélations qu’il lui faudra transmettre aux lecteurs, de ses attendus de lectures, tournées vers le désir d’éprouver une émotion et une révélation, il y a bien une inscription de la posture de l’écrivain dans un registre couplant mystique, contemplation et littérature. L’émotion figure donc au fondement d’une série d’actes (qu’il s’agisse de l’écriture ou de lecture) un peu à la manière d’une boussole, ou d’un mètre-étalon servant à orienter l’écrivain dans ses choix et activités quotidiennes. Investie d’un rôle majeur, elle qui semble guider l’auteur, justifier ses actions relevant de la lecture et de l’écriture.

Notes
215.

Christian Bobin, Le Huitième jour de la semaine, op. cit., p. 65

216.

« La Parole Vive », Esprit, op. cit, pp. 68 à 73

217.

Francis Goyet, Introduction au Traité du Sublime de Longin, op. cit., p. 17

218.

Francis Goyet, Le Sublime du ’lieu commun’, L’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, op. cit., p. 472