La vie conjugale et familiale

Les considérations de Bobin concernant la vie conjugale et familiale sont relativement conséquentes dans sa prose et extrêmement stabilisées d’un texte à l’autre. Elles aident à se familiariser avec les opinions de l’auteur concernant un certain nombre de situations telles que la maternité, le rôle du père et la vie de couple. A partir de deux extraits, issus de La Part manquante pour le premier, et du Très-Bas pour le second, on vérifie une fois encore que « tout est là » pour proposer à la lecture deux passages qui combinent des définitions de la maternité, la paternité, la vie de couple, avec une « mécanique » de la rédemption. La logique de présentation des citations se fonde sur un ordre d’antériorité de La Part manquante (1989) par rapport au Très-Bas (1992), qui mesure en passant la remarquable cohérence et stabilité des énoncés de l’auteur à deux moments de sa carrière (de la date de la première publication chez Gallimard dans la collection Le Chemin , à celle correspondant à une installation durable de la notoriété de l’écrivain).

« La Part manquante » est une courte nouvelle (une dizaine de page), insérée en première place dans un ouvrage qui porte ce même titre. Le passage retenu correspond au tout début du texte. La nouvelle s’engage par l’image d’une jeune femme tenant dans ses bras un enfant de quatre ans. Ils sont tous les deux observés par l’écrivain et lui inspirent une réflexion générale sur les rôles respectifs des mères et des pères dans l’organisation des tâches domestiques.

‘« Elle est seule. C’est dans un hall de gare, à Lyon-Part-Dieu. Elle est parmi tous ces gens comme dans le retrait d’une chambre. Elle est seule au milieu du monde, comme la vierge dans les peintures de Fra Angelico : recueillie dans une sphère de lumière. Eblouie par l’éclat des jardins.[...] Elle est seule, assise sur un siège en plastique. Elle est seule avec, dans le tour de ses bras, un enfant de quatre ans qui ne dément pas sa solitude, qui ne la contrarie pas, un enfant roi dans le berceau de solitude. C’est comme ça qu’on la voit d’emblée. Elle est seule avec un enfant qui ne l’empêche pas d’être seule, qui porte sa solitude à son comble, à un comble de beauté et de grâce. C’est une jeune mère. On se dit en la voyant que toutes les mères sont ainsi, de très jeunes filles, enveloppées de silence, comme la robe de lumière entre les doigts du peintre. Des petites soeurs, des petites filles. Un enfant leur est venu [...]. Il apportait la fatigue, la douceur et la désespérance. Avec l’enfant est venue la fin du couple. Les mauvaises querelles, les soucis. Le sommeil interdit, la pluie fine et grise dans la chambre du couple. C’est le contraire de ce qu’on dit qui est le vrai. C’est toujours ce qui est tu, qui est le vrai. Le couple finit avec l’enfant premier venu. Le couple des amants, la légende du coeur unique. Avec l’enfant commence la solitude des jeunes femmes. Elles seules connaissent ses besoins. Elles seules savent le prendre au secret de leurs bras. La pensée éternelle les incline vers l’enfant, sans relâche. Elles veillent aux soins du corps et à ceux de la parole. Elles prennent soin de son corps comme la nature a pris soin de Dieu, comme le silence entoure la neige. Il y a la nourriture, il y a l’école. Il y a les squares, les courses à faire, les légumes à cuire. Et que, de tout cela, personne ne vous sache gré, jamais. Les jeunes mères ont affaire avec l’invisible. C’est parce qu’elles ont affaire avec l’invisible que les jeunes mères deviennent invisibles, bonnes à tout, bonnes à rien. L’homme ignore ce qui se passe. C’est même sa fonction, à l’homme, de ne rien voir de l’invisible.[...] Elles s’offrent en pâture à l’enfant, à ses blanches dents de lait, coupantes, brillantes. Quand l’enfant part, il ne laisse rien d’elles. Elles le savent si bien que les mauvaises mères essayent de différer la perte, d’allonger les heures, mais c’est plus fort qu’elles. Les animaux se laissent manger par leurs petits. Les mères se laissent quitter par leurs enfants et l’absence vient, qui les dévore. On dirait une loi, une fatalité, un orage que personne ne saurait prévenir. L’ingratitude est le signe d’une éducation menée à son terme, achevée, parfaite en sa démence. »238

Les conditions de vie des mères sont brossées tout au long de l’extrait : la solitude est le premier élément mis en avant par l’auteur, suivi de l’épuisement, de la fatigue quotidienne que les femmes éprouvent à s’occuper quotidiennement et continuellement de leurs enfants. La solitude est multiforme car elle correspond à une sorte de retrait du monde (« elle est seule au milieu du monde »), ainsi qu’à une coupure radicale et irrémédiable dans le couple (« le couple finit avec l’enfant premier venu »). Le thème de la fatigue est amené avec une énumération des tâches domestiques, qui arrime les propos de l’auteur dans un cadre concret : ‘« Il y a la nourriture, il y a l’école. Il y a les squares, les courses à faire, les légumes à cuire’ ». Le don continuel de soi fait par les mères est souligné par des formules plutôt sévères mettant en avant une sorte de cruauté pour qualifier le rapport de l’enfant à la mère :

‘« Elles s’offrent en pâture à l’enfant, à ses blanches dents de lait, coupantes, brillantes » ; « les animaux se laissent manger par leurs petits. Les mères se laissent quitter par leurs enfants et l’absence vient, qui les dévore ». ’

Les termes d’ingratitude, de démence sont même proposés au lecteur pour rendre compte de la situation particulièrement douloureuse dans laquelle chaque mère se trouve face à son enfant. De ce fait, on constate que l’auteur n’engage pas son propos sur les habituels discours visant à décrire de manière enchantée le rapport de la mère à l’enfant, par des termes déclinant le bonheur, la continuelle joie et le plaisir d’être mère. Ce sont au contraire les aspects les plus douloureux, problématiques, voire conflictuels de cet état (la fatigue permanente, le travail continuel, et l’abandon final) que l’écrivain souligne. Ainsi décrite, la situation d’enfermement se dévoile : la maternité est source d’une souffrance à laquelle on n’échappe pas.

Les messages rédempteurs, dont la fonction est d’aider au travail de réappréciation d’une situation problématique, se rencontrent dans cette nouvelle plutôt vers la fin mais se dénichent plus aisément dans un autre passage, extrait du Très-bas. Il s’agit cette fois-ci d’une présentation de la mère de François d’Assise, au moment où le saint n’est encore qu’un enfant. Les deux portraits maternels esquissés dans « La part manquante » et le Très-bas sont d’ailleurs tout à fait cohérents l’un avec l’autre, comme s’il était effectué la description d’une seule et même personne. La solution consiste à magnifier l’état de mère, de sorte que son sacrifice lui assure la place la plus haute dans la hiérarchie des valeurs de la conduite humaine.

‘« Elle est belle. Non, elle est plus que belle. Elle est la vie même dans son plus tendre éclat d’aurore. Vous ne la connaissez pas. Vous n’avez jamais vu un seul de ses portraits mais l’évidence est là, l’évidence de sa beauté, la lumière sur les épaules quand elle se penche sur le berceau, quand elle va écouter le souffle du petit François d’Assise, qui ne s’appelle pas encore François, qui n’est qu’un peu de chair rose et fripée, qu’un petit d’homme plus démuni qu’un chaton ou qu’un arbrisseau. Elle est belle en raison de cet amour dont elle se dépouille pour en revêtir la nudité de l’enfant. Elle est belle en mesure de cette fatigue qu’elle enjambe à chaque fois pour aller dans la chambre de l’enfant. Toutes les mères ont cette beauté. Toutes les mères ont cette justesse, cette vérité, cette sainteté. Toutes les mères ont cette grâce à rendre jaloux Dieu même - le solitaire dessous son arbre d’éternité. Oui, vous ne pouvez l’imaginer autrement que revêtue de cette robe de son amour. La beauté des mères dépasse infiniment la gloire de la nature. Une beauté inimaginable, la seule que vous puissiez imaginer pour cette femme attentive aux remuements de l’enfant. »239

Beauté, justesse, vérité, sainteté, grâce. Par ces qualificatifs qui mêlent considérations éthiques, référent religieux, et vision esthétique, l’auteur indique la voie par laquelle la sortie de l’état douloureux s’envisage. La maternité constitue un des états d’enfermement par excellence, caractérisé par le fait qu’il nécessite des obligations auxquelles on ne peut se soustraire. Mais pour peu que l’on regarde de plus près, on s’aperçoit alors que ce qui provoque tourments et fatigue, représente la condition même d’une possible transfiguration, ou rédemption. En raison des souffrances éprouvées, les états de sainteté et de grâce deviennent accessibles. La solution ne consiste donc pas à changer les conditions dans lesquelles se trouvent placées les mères, en optant pour un autre mode d’organisation domestique par exemple, mais en la revalorisation de celles-ci. Juger admirable, magnifique ce qui est cause de souffrance constitue la conversion du regard proposée par l’écrivain. La mère de François d’Assise est belle « en mesure de cette fatigue qu’elle enjambe à chaque fois pour aller dans la chambre de l’enfant ». La beauté, mais également la « justesse », la « vérité », la « sainteté », la « grâce » ne lui sont accordées qu’en raison de la « fatigue » éprouvée à s’occuper de son enfant.

Si la beauté, la justesse et la vérité sont des termes d’emploi profane courant, en revanche, la sainteté et la grâce renvoient d’emblée au vocabulaire religieux, offrant à la figure maternelle de renouer avec l’image particulièrement prégnante dans le discours catholique de la Vierge Marie. A la fois belle et lumineuse, rendue sainte par la mission sacrée qui lui a été confiée d’enfanter le fils de Dieu, elle occupe dans la mystique catholique une place haute et glorieuse. Bobin, en insistant sur état de nature le rôle maternel, lui insuffle une dimension mystique, par les discrètes allusions à la Mère des mères. Celles-ci arrivent tantôt par l’évocation d’un tableau représentant la Vierge, dont le souvenir permet de dépeindre une scène de la vie ordinaire (’elle est seule au milieu du monde, comme la vierge dans les peintures de Fra Angelico : recueillie dans une sphère de lumière’), tantôt par l’adjonction de qualificatifs sacralisants tels que la lumière, la beauté, la sainteté.

La figure maternelle présente dans les écrits de Bobin n’est donc pas à considérer comme un élément parmi d’autres, mais constitue une thématique forte autour de laquelle vont se décliner toutes les autres. Une fois encore, c’est l’acceptation du Mystère et la foi dans les Ecritures Saintes qui permet une hiérarchisation des figures masculines et féminines au profit de la seconde. En lui délivrant des qualités telles que l’altruisme, la grâce, la sainteté, Bobin naturalise autant qu’il sacralise le rôle des mères. Doublement investies dans leur mission, par la nature et par le ciel, elles deviennent l’incarnation d’un état de perfection terrestre. Par l’incessante sollicitude dont elles font preuve, le continuel don de soi, l’offrande envers la vie, matérialisée par l’enfant à nourrir, à vêtir, à langer, par cet oubli d’elles mêmes, les mères accèdent à l’état de grâce, d’entre tous le plus valorisé par l’écrivain.

Le choix d’une rédemption par l’état maternel ne doit pas être envisagé comme la seule création de l’écrivain. Objet de dogme et de culte, la Vierge Marie occupe depuis le III° siècle dans la pensée catholique une place éminente. La mariologie constitue une branche spécialisée de la théologie catholique romaine qui a connu une fortune conséquente au cours des siècles en concèdant à cette figure féminine une double fonction : celle d’être la Mère des hommes, et celle d’aide à la rédemption. La fonction de coopération à la rédemption par la Vierge Marie est d’ailleurs un des points de débat entre les Eglises catholique et protestante.

En s’appuyant sur les Ecritures Saintes, en acceptant le Mystère, et en se nourrissant d’une culture catholique, l’écrivain propose donc au lecteur un mode de pensée où l’efficace provient de l’appui fourni par la référence religieuse. L’usage d’une écriture davantage ancrée dans la démonstration devient d’autant plus inutile que le référent judéo-chrétien, fondement de la civilisation occidentale se trouve constamment mobilisé.

L’adéquation entre figure maternelle et rédemption est telle dans l’ensemble des textes de Bobin, que pour certains états aucune solution pratique n’est proposée. Cela concerne notamment l’état d’homme, qui est par nature vouée au mensonge, à la vie en société, à la poursuite d’idéaux futiles et vains tels que la carrière professionnelle, le profit économique ou bien encore le prestige social. Pour ce dernier, nulle échappatoire ou pensée rédemptrice à portée immédiate ne sont offertes, à part peut-être si l’individu masculin se sent « raté ». Car pour le poète, le mystique ou le fou, trois exemples d’inadaptés sociaux selon Bobin, une possibilité de rédemption existe, la situation de « ratage » permettant justement de dresser une passerelle entre l’état d’homme et celui de femme. Dans « La part manquante », l’auteur précise :

‘« Ceux parmi les hommes qui voient quand même, ils en deviennent un peu étranges. Mystiques, poètes ou bien rien. Etranges. Déchus de leur condition. Ils deviennent comme des femmes : voués à l’amour infini. Solitaires dans les fêtes auxquelles ils président. Tourmentés dans la joie bien plus que dans la peine. Ce qui pour un homme est un accident, un ratage merveilleux, pour une femme est l’ordinaire des jours très ordinaires. 240»’

Ils deviennent comme des femmes’ : le modèle bien ancré, sollicité, est donc toujours le même et s’attache à transformer une série de caractéristiques comportementales en vertus naturelles, partiellement appropriables par l’autre sexe. « L’amour infini » dont les traits principaux ont été brossés pour à la fois décrire les conditions d’une situation fermée et d’une rédemption constitue donc pour l’écrivain une valeur éminente, une sorte de clé de voûte dans ses propositions. Au sommet trône « l’amour infini », le don et l’oubli de soi : la conduite d’entre toutes enviable, c’est celle d’une mère envers son enfant, que la souffrance canonise.

Cette hiérarchie des valeurs appelle une remarque. L’analyse a montré combien l’attitude la plus magnifiée par l’écrivain était inextricablement rattachée à la souffrance : lorsque sont décrites les conditions de vie des mères, celles-ci se caractérisent principalement par le fait qu’elles correspondent à une situation d’enfermement. Que l’écrivain fasse de l’attitude de la mère envers son enfant une sorte de modèle accessible aux hommes sous condition de « ratage merveilleux » a pour conséquence d’accorder à la souffrance et au désespoir issus d’une situation fermée un rôle primordial. Ils représentent finalement la seule voie d’accès, par le biais de la mécanique de la rédemption, à l’état envié, attendu, valorisé, de joyeuse sérénité. Souffrance et désespoir se parent donc d’attributs positifs dans le système de valeur de l’écrivain. Leur double visage se laisse d’ailleurs entrevoir par certaines formules :

« Parfois aussi la grâce d’une blessure vient congédier cette somme fabuleuse de savoirs sur tout, ce fatras. La fraîcheur mortelle d’un désespoir »241
« Le désespoir allège le regard, brûle le sang, purifie » 242

La valorisation de la souffrance est bien une « vérité » dans le sens où Weber emploie ce vocable pour présenter le mystique contemplatif. Le modèle est identique à celui observé pour la situation de jalousie : dans un premier temps il y a valorisation de certaines situations pour la souffrance qu’elles sont susceptibles de causer, parce que celle-ci autorise dans un second temps l’accession à un état de quiétude, d’immobilisme, de sérénité. C’est le fameux état de grâce recherché par le mystique contemplatif dans la typologie wébérienne. La principale caractéristique de la grâce définie et recherchée par Bobin concerne la prévention de toute souffrance à venir. La souffrance et le désespoir se voient donc investis des pouvoirs de « purification » et de rédemption.

Les manières de considérer la souffrance selon les grandes religions mondiales ont intéressé Max Weber. Dans son introduction à la Sociologie des religions, Jean-Claude Passeron précise un point à ce propos : Max Weber reconnaît chez Nietzsche (Généalogie de la morale, 1887) une intuition l’intéressant concernant le christianisme, qui serait vu comme un ‘« rare exemple historique de ’requalification religieuse’ de la souffrance et de la douleur ’»243. La formule mérite d’être retenue. Elle explicite particulièrement bien la logique à l’oeuvre dans les textes de Bobin. La référence à la mystique chrétienne peut donc être qualifiée de structurante dans son mode de raisonnement littéraire. Car le symbole de la souffrance rédemptrice est celle de la passion du Christ, qui meurt en croix et prend sur lui tous les péchés du monde, à la différence qu’il n’y a pas d’idée de sacrifice pour les autres chez Bobin.

Notes
238.

C. Bobin, ’La part manquante’, La Part manquante, Gallimard, 1989, pp. 9 à 12

239.

C. Bobin, Le Très-Bas, Collection L’Un et l’Autre, Gallimard, 1992, pp. 21 à 24

240.

C. Bobin, La Part manquante, op. cit., p. 11

241.

C. Bobin, Souveraineté du vide, p. 39

242.

C. Bobin, Souveraineté du vide, p. 39

243.

Max Weber, Sociologie des religions, p. 38