1. Les couples d’opposition

La femme (mère) contre l’homme (père)

L’antinomie entre homme et femme, déjà entraperçue lors de l’analyse de la mécanique de la rédemption, fait accéder à une série de couples d’opposition portant sur l’organisation des tâches quotidiennes, le savoir et l’instruction.

Pour en prendre la mesure, il suffit de pousser un peu plus loin la lecture de l’extrait du Très-Bas, dans lequel il était effectué une présentation de la mère de François d’Assise :

‘« Les pères vont à la guerre, vont au bureau, signent des contrats. Les pères ont la société en charge. C’est leur affaire, leur grande affaire. Un père, c’est quelqu’un qui représente autre chose que lui-même en face de son enfant, et qui croit à ce qu’il représente : la loi, la raison, l’expérience. La société. Une mère ne représente rien en face de son enfant. Elle n’est pas en face de lui mais autour, dedans, dehors, partout. Elle tient l’enfant levé au bout des bras et elle le présente à la vie éternelle. Les mères ont Dieu en charge. C’est leur passion, leur unique occupation, leur perte et leur sacre à la fois. Etre père c’est jouer le rôle de père. Etre mère c’est un mystère absolu, un mystère qui ne compose avec rien, un absolu relatif à rien, une tâche impossible et pourtant remplie, même par les mauvaises mères. Même les mauvaises mères sont dans cette proximité de l’absolu, dans cette familiarité de Dieu que les pères ne connaîtront jamais, égarés qu’ils sont dans le désir de bien remplir leur place, de bien tenir leur rang. Les mères n’ont pas de rang, pas de place. Elles naissent en même temps que leurs enfants. Elles n’ont pas, comme les pères, une avance sur l’enfant - l’avance d’une expérience, d’une comédie mainte fois jouée dans la société. Les mères grandissent dans la vie en même temps que leur enfant, et comme l’enfant est dès sa naissance l’égal de Dieu, les mères sont d’emblée au saint des saints, comblées de tout, ignorantes de tout ce qui les comble. [...]. Fatigue des premiers jours, fatigue des premières années d’enfance. De là vient tout. Hors de là, rien. Il n’y a pas de plus grande sainteté que celles des mères épuisées par les couches à laver, la bouillie à réchauffer, le bain à donner. Les hommes tiennent le monde. Les mères tiennent l’éternel qui tient le monde et les hommes. » 244

L’extrait se fonde sur une distinction de nature entre les pères et les mères. La maternité représente un état, tandis que la paternité ne constitue qu’un rôle. La supériorité du premier sur le second est évidente : un état, c’est quelque chose auquel on ne peut se soustraire, qui a affaire avec la nature elle-même, dans ce qu’elle a de plus mystérieux et de plus absolu. La notion de rôle, en revanche, renvoie à la métaphore théâtrale pour qualifier la vie sociale, et par glissement, au mensonge, au jeu des apparences. L’opposition porte ainsi d’une part, sur la justesse, l’authenticité des sentiments qui s’éprouvent d’une façon passionnée par les mères, contre lesquelles elles ne peuvent lutter, quand bien même elles seraient de ’mauvaises mères’, et d’autre part, lorsqu’il s’agit d’hommes et de pères, sur la fausseté, sur l’illusion de l’importance de leur rôle, de leur fonction, de ce qu’ils représentent : « la loi, la raison, l’expérience ». Emotion (movere) et raison (docere) se retrouve encore une fois au coeur du propos, consacrant sans appel ni compromis le premier au détriment du second, et aidant à l’imposition d’un ethos dont le fondement serait d’ordre naturel. Aux mères sont dévolues les tâches nobles, les seules dignes d’être citées, rendues louables par le lien qu’elles instaurent avec le mystère de la création, avec la « proximité de l’absolu ». S’occuper d’un enfant, c’est renouer avec « l’éternel », avec la vie dans ce qu’elle a de plus sacré. A l’autre pôle, les pères, d’emblée plongés dans le jeu, le superficiel, le mensonge, l’apparence : faire des guerres, vivre en société, travailler et accorder de l’importance à ces activités constitue une erreur de la pensée ainsi qu’une illusion à combattre selon l’écrivain. La passion, l’émotion, les sentiments l’emportent donc sur le le devoir, la raison, la sagesse, et par extension, la culture de l’intériorité, des sentiments, de l’émotion, prévaut sur l’extériorité, la vie sociale, l’activité, la réalisation de projets...

Le procédé est donc manifeste : à partir d’une opposition forte entre l’homme et la femme, ramenés à l’état de père et de mère, se décline une succession de dichotomies, portant sur l’ensemble des thèmes répertoriés dans l’oeuvre de Bobin, tous pouvant se ranger dans l’un ou l’autre des deux pôles, de manière exclusive et sans équivoque. Tout ce qui s’apparente au sentiment, à l’émotion, à l’intériorité, à la passion va être valorisé, tandis que ce qui relève de la raison, de l’extériorité, de l’expérience, est dénué d’intérêt pour l’écrivain.

Notes
244.

C. Bobin, Le Très-Bas, op. cit., pp. 21 à 24