Le savoir contre l’instruction

Le thème de la connaissance n’échappe pas à cette règle et l’auteur invite dans ses textes à distinguer soigneusement le savoir de l’instruction. Dans son vocabulaire, instruction et savoir apparaissent comme deux termes qui s’excluent : le savoir est intuitif, immédiat, lié à l’émotion, et procède de la révélation ; l’instruction, c’est au contraire pour l’auteur la « parole migraineuse »245, celle qui s’apprend plutôt que ne se découvre, généralement à l’Ecole ou à l’Université, stérilise l’imagination, et éloigne de l’enfance. Savoir, immédiat, intuitif, procédant de l’émotion, et instruction, lent travail d’apprentissage nécessitant l’intervention de médiateurs sont deux termes antinomiques qui reprennent la distinction entre émotion et raison, une fois encore au seul profit du premier. Dans Eloge du rien, et sous une forme autobiographique, l’auteur revient sur sa perception de l’école, qui indique bien le sens que doit prendre cette expérience :

‘« J’apprenais l’essentiel à l’école. J’apprenais l’imitation de l’intelligence, l’imitation de l’intérêt, l’imitation de la vie. J’apprenais comme tout le monde à mentir, à grandir. »’

De la même façon, dans une nouvelle extraite de L’Inespérée 246 intitulée « Le thé sans thé », l’auteur entreprend de décrire les impressions procurées par l’observation d’un colloque de psychiatrie. Ce contexte est particulièrement propice au développement de sa conception des deux termes :

‘« La parole est derrière une table, sur une estrade. Vous êtes assis avec les autres sur les gradins de l’amphithéâtre et la parole monte vers le vous, le parfum de la parole savante, les volutes de la parole grise. Cinq cent adultes, beaucoup de femmes, beaucoup qui écrivent pliées en deux sur leur pupitre, qui prennent des notes qu’elles ne reliront pas, et tellement de sérieux sur les visages, le sérieux de qui s’applique à bien entendre, comme on s’efforce de bien manger, sans rien renverser à côté de l’assiette, le sérieux de l’enfance obéissante, préoccupée de bien apprendre afin d’avoir une bonne note et de gagner l’amour du maître. Cinq cent enfants de trente à cinquante ans, dans l’infirmité de celui qui ne sait rien, à qui on va tout révéler. » 247

De nombreux termes se font écho dans ce passage pour rendre compte d’une manière péjorative la situation scolaire observée par l’auteur. Les auditeurs, ramenés à l’état d’enfants sérieux, sont plutôt malmenés par l’écrivain qui emploie à leur égard le vocable fortement connoté d’« infirmité ». Ainsi l’instruction, mais également l’institution scolaire se trouvent jugées négativement dans les propos de l’écrivain : l’Ecole, l’Université, deux lieux où l’on apprend la « parole migraineuse », qui empêchent même le vrai savoir de s’éprouver.248 La fin de la nouvelle intitulée « Un thé sans thé » est à ce propos sans équivoque. Pendant qu’il écoute les psychiatres disserter dans l’amphithéâtre, l’écrivain laisse errer son esprit et se souvient d’un jour où il avait déserté une réunion de ce genre pour jouer à la dînette avec des enfants qui lui avaient servi « un thé sans thé » dans une cabane au fond d’un jardin. Il avait infiniment plus apprécié de se retrouver avec des enfants plutôt qu’au colloque. L’opposition entre les deux situations permet de montrer où résident les vraies valeurs, et où s’apprend le vrai savoir :

‘« La parole qui est derrière la table ne vient même plus jusqu’à vous, maintenant. La parole reste sur la table et vous regardez ceux qui la prennent avec leurs mains et la portent à leur bouche, vous regardez ceux qui, dans l’envie de l’assistance, engloutissent des parts entières d’une vérité noire, d’une parole avariée, et vous prend soudain la nostalgie violente d’une autre nourriture, l’envie d’en revenir à cette parole légère sous des tôles ondulées, l’exquise saveur d’un thé sans eau, l’enfance sans remède, la vérité inguérissable, la perfection du thé sans thé. » 249011’

Vérité noire contre vérité inguérissable, apparent sérieux d’un colloque contre jeu d’enfant, une fois encore les actions légitimes ne sont pas là où on les attend. Ici, l’adulte sérieux, responsable, travailleur, intellectuel s’oppose à l’enfant rieur, joueur, insouciant et c’est grâce à la compagnie du second que l’écrivain accède à la « vérité inguérissable. »250

Dans Eloge du rien, la pensée se fait plus précise au sujet de l’enfance et l’adulte, entendu comme un nouveau couple d’opposition :

‘« Qu’est ce que c’est, un adulte. C’est quelqu’un qui est absent de sa parole comme de sa vie - et qui le cache. C’est quelqu’un qui ment. Il ment non sur telle ou telle chose, mais sur ce qu’il est. Un enfant devient adulte quand il est capable d’un tel mensonge profond, essentiel. » 251
« Les enfants sont les seules grandes personnes que je connaisse. » 252

Une hiérarchie se laisse clairement observer, qui propose une inversion des valeurs, et rend compte d’un jugement particulièrement sévère à l’égard des adultes. L’instruction que permet l’école est une manière d’apprendre aux enfants à « mentir » puisque dans la terminologie de l’écrivain « mentir » et « grandir » sont synonymes. Ainsi, une seconde opposition thématique suit celle précédemment mise au jour entre le savoir et l’instruction, et concerne cette fois-ci l’enfance par rapport à l’âge adulte. La relation entre ces deux couples d’opposition est d’ailleurs également à relever en ce qu’elle permet de dégager un élément supplémentaire dans l’ordre du discours propre à l’écrivain. Dans les extraits de la nouvelle « Un thé sans thé », et du texte Eloge du rien, on observe que du fait de la valorisation de la connaissance ou du savoir intuitif, qui s’éprouve de lui-même grâce au contact de quelques révélateurs ou médiateurs que sont les femmes, les enfants, la nature, un lien s’instaure entre l’état d’enfance, la contemplation, et le thème de la révélation. L’enfance, qui n’est chez Bobin surtout pas un âge circonscrit dans une période déterminée, figure l’état qui correspond le mieux à la manière dont chacun doit appréhender la vie, se comporter dans diverses situations, et qui recèle en lui-même toutes les connaissances. Insouciance et gravité se côtoient en enfance, et peuvent s’éprouver à chaque âge de la vie, pour peu que l’on adopte l’état d’esprit qui l’y prédispose :

‘« Dès les premiers jours, nous savons tout ce qui est à savoir : l’éternité, c’est une odeur, une voix qui chante et s’adoucit jusqu’à ne plus rien dire. La mort, c’est pareil, c’est un parfum, le bruit d’une porte qui claque, un verre qui se brise. » 253
« A sept ans, l’âme est déjà menée à son terme, enroulée sur sa propre absence, comme les pétales d’une rose, amoureusement repliées sur le vide en leur centre. Cette révélation de l’abîme la parfait, lui donnant l’amertume d’un parfum noir qui imprégnera jusqu’au dernier de ses jours. La foudre du vieil âge atteint ainsi l’enfance au beau milieu de ses jeux. L’éclair d’un savoir dont la lueur se prolongera jusqu’à l’ultime instant. Ces choses-là sont muettes. [...] Cette connaissance du manque absolu de tout, l’enfant mettra longtemps à la diluer dans son sang, à la brûler dans l’automne d’une lecture ou à la disperser dans l’agitation d’un travail. Devenir adulte, c’est oublier ce que l’on ne peut s’empêcher de savoir et dans quoi l’enfant - parce que la force lui est donnée avec sa faiblesse - passe ses heures : le désarroi des mots, la carence des amours et la lente corruption des rêves, soumis à tous les vents. » 254

Ce deuxième extrait illustre non seulement le point précédemment soulevé concernant la mise en avant du savoir intuitif contre l’instruction, mais offre également des précisions sur la nature de ce savoir, qui porte sur un domaine très particulier : il s’agit de « cette connaissance du manque absolu de tout », ‘« le désarroi des mots, la carence des amours et la lente corruption des rêves, soumis à tous les vents.’ » La désespérance n’est donc pas un état qui ne concernerait que certains individus mais relève plutôt de l’humaine condition. Ainsi définie et qualifiée dans toute sa noirceur, la condition de l’homme ne peut se changer qu’en faisant fonctionner la mécanique de la rédemption, présentée dans la partie précédente. Le procédé intellectuel par lequel la résignation ouvre les portes d’une sage quiétude se trouve donc généralisée à tous les individus pour lesquels le désespoir, la solitude, la déréliction constituent le lot commun indéfectible.

Une fois encore, l’impression que procure cette analyse par couple de thèmes opposés est celle d’une pensée circulaire, renvoyant sans cesse tous les termes rencontrés à un centre introuvable. L’opposition entre la lumière et l’ombre correspond à celles entre le féminin et le masculin, entre l’action et la contemplation, entre l’enfant et l’adulte, entre l’instruction et le savoir... Tous ces thèmes semblent intimement liés et aucune hiérarchie clairement établie ne permet d’affirmer la supériorité d’un couple d’opposition par rapport à l’autre, tant il est manifeste que c’est en raison de la liaison de chaque terme positifs entre eux, et négatifs entre eux qu’une cohérence et force se dégagent du discours. L’impossibilité d’agencer autrement que sous forme d’oppositions entre « valeurs et non-valeurs » la thématique de Bobin invite à prendre en considération une des caractéristiques du type wébérien du mystique contemplatif relative à la saisie d’un sens unitaire du monde, non rationnel. Max Weber précise que :

‘« Pour le mystique contemplatif, au contraire, il importe précisément de voir (erschauen) le sens du monde qu’il est incapable de ’concevoir’ sous une forme rationnelle, justement parce qu’il le saisit comme unité au-delà de toute réalité effective. »255

Ainsi, le travail d’élaboration du sens du monde de Bobin ne ressemble-t-il pas à une construction rationnelle (un système philosophique, par exemple), mais en une proclamation continuelle d’une unité se déclinant une série de quelques « vérité ». Ces vérités sont repérables à la rhétorique mobilisée pour les énoncer : l’emploi très courant de formules telles que « l’amour c’est... », « la vie c’est... » visent à indiquer une volonté de procéder par aphorismes.

Notes
245.

C. Bobin, L’Inespérée, p. 48

246.

C. Bobin, L’Inespérée

247.

C. Bobin, L’inespérée, Gallimard, 1994, p. 47

248.

C. Bobin, Eloge du rien, Fata Morgana, 1987, p. 12

249.

C. Bobin, L’Inespérée, op. cit., pp. 54 - 55

250.

C’est sans doute au nom de cette opposition, de cette logique valorisant l’émotion plutôt que la raison que l’écrivain, sollicité par nos soin par deux fois pour une rencontre, a refusé de nous accorder ces entretiens pour la raison que « réfléchir sur ce que j’écris m’ennuie. [...] Parler des livres ou de mon ‘travail’ me semble épuisant et surtout dangereux : l’écriture s’étiole à être trop exposée au plein jour de la parole. », nous conseillant alors d’aller lire un autre auteur : « plutôt que moi, allez voir quelqu’un qui n’est plus sur cette terre mais dont l’adresse demeure celle de ses livres ; il s’appelle André Dhotel. De lui, lisez Ardennes, un livre d’entretiens aux presses de la Renaissances. A l’heure qu’il est, votre thèse est sans doute terminée. Ce sera donc une lecture ‘inutile’. De loin les plus heureuses »

251.

C. Bobin, Eloge du rien, p. 12

252.

C. Bobin, L’Epuisement, Le Temps qu’il fait, 1994, p. 72

253.

C. Bobin, Le Huitième jour de la semaine, Lettres Vives, 1986, pp. 17

254.

C. Bobin, Le Huitième jour de la semaine, op. cit., pp. 37 -38

255.

Max Weber, Sociologie des religions, op. cit., p. 201