2. La contemplation comme modèle de comportement

On a montré combien l’attitude contemplative était recherchée par l’écrivain, en ce qu’elle autorisait la « venue » de textes. Une lecture de discours non uniquement biographiques de l’écrivain laisse entrevoir qu’il s’agit d’une manière d’être fortement valorisée, qui vise à se transformer en injonction adressée à tout individu et à toute situation de la vie quotidienne. Elle se distingue en premier lieu de l’action, vue comme son contraire, et largement critiquée par l’auteur. Elle reprend également l’opposition masculin/féminin précédemment présentée : à l’homme reviennent l’action, le projet, l’insertion dans la vie active, tandis qu’à la femme et mère sont préférées des attitudes plus réservées, discrètes, contemplatives. Il en découle une manière d’être au quotidien que Bobin présente à la fois comme étant son comportement, et ce qu’il faudrait faire d’une manière générale. Le procédé rhétorique permettant de passer du particulier au général consiste toujours à mêler des considérations biographiques à des injonctions générales :

‘« J’ai la passion pour les visages. Contempler les visages est mon activité première. Contempler suppose d’être en retrait. Quand on est dans une chose, on ne sait plus la voir. On ne peut être qu’en retrait dans cette vie. [...] Je suis toujours en retrait. »256

Un élément nouveau s’accorde à la contemplation. Il s’agit du retrait qui décrit à la fois l’attitude de l’écrivain dans sa vie personnelle, et celle qu’il faudrait avoir, celle qui représente la bonne manière d’être. Contemplation, retraite, oisiveté studieuse sont alors les qualificatifs qui cernent une série d’attitudes tout à fait particulières de Bobin et à visée universalisante.

A la lecture des injonctions déclinées dans les textes de Bobin, il apparaît qu’il reprend à la lettre les caractéristiques du type du mystique contemplatif concernant l’opposition entre l’action et la contemplation, associée à une fuite hors du monde :

‘« L’ascète qui refuse le monde a au moins avec le ‘monde’ le rapport intérieur négatif qui est celui d’un combat sans relâche contre lui. C’est pourquoi il est plus approprié de parler à son propos de ‘refus du monde’, et non de ‘fuite hors du monde’, qui, elle, caractérise au contraire le mystique contemplatif. » 257

Une correspondance s’observe entre cette attitude de « fuite hors du monde », et les textes de Bobin, qui s’appréhende par la lecture des titres des livres de cet auteur : ainsi, L’éloignement du monde, exprime d’une manière très explicite cette notion de retrait hors du monde nécessaire au mystique contemplatif pour saisir le sens du monde : « ‘Ce qu’on gagne dans le monde, on le perd dans sa vie.’ »258 De même, Eloge du rien, Souveraineté du vide, L’enchantement simple, L’épuisements indiquent une posture tournée vers l’attente, le désir de faire le vide, de s’y fondre afin d’atteindre un état de joie sereine, de calme et d’immobilisme.

La rationalisation de la conduite de l’écrivain s’observe par la cohérence relevée entre les manières d’écrire, de lire, et d’organiser ses journées. L’attente du surgissement de vérités favorisée par une attitude volontairement contemplative oriente et donne sens à toutes les activités quotidiennes de l’écrivain.

Les vérités dévoilées concernent la manière dont il convient d’appréhender la vie, les divers événements susceptibles d’arriver, la façon d’atteindre sérénité et quiétude, états particulièrement magnifiés dans la hiérarchie des valeurs de l’auteur. Ces vérités, enfin, sont au centre du discours, dont on a également constaté la cohérence d’un texte à l’autre jusque dans les procédés rhétoriques.

La défense contre les perturbations extérieures passe par une critique de la société, de la multitude, de la vie en couple et en groupe. Ainsi la vie active et sociale, le travail, l’ambition, la fondation d’une famille, constituent des éléments chargés négativement dans le système de valeur de l’écrivain, en ce qu’ils distraient celui qui s’adonne à la quête mystique.

L’illustration de ces points passe par la présentation des activités professionnelles de Bobin antérieures à son métier d’écrivain :

‘« Je ne crois pas vous avoir dit que j’ai un travail, que je suis comme tout un chacun, soumis à ce mensonge obligé d’un travail, à cette considérable perte de temps, de vie. Je crois que le mieux et de n’en pas parler. Ecrire, seulement. Ne rien changer. Laisser s’accumuler la colère, le désespoir. Continuer. Laisser la décision, une décision, se faire, se prendre comme d’elle-même, au bout d’un temps indéfini, peut-être proche, peut-être lointain. Je ne peux rien sur ma vie. Surtout pas la mener. Il y a cette phrase, lue hier, dans la lumière atténuée de l’hiver, dans un de ces livres désuets qu’il m’arrive d’ouvrir, au hasard, à n’importe quelle page : Jetez tous vos soucis en Dieu »259

Travailler et mentir sont une fois encore synonyme sous la plume de l’écrivain. L’ennui procuré par son travail ne l’invite pourtant pas à mobiliser son énergie pour changer cet état de fait. Cela le conduit plutôt à une sorte d’immobilisme patient, où les décisions doivent « se faire, se prendre », et où il convient de « jeter tous vos soucis en Dieu ». La logique de la mystique contemplative s’appréhende particulièrement bien dans ce bref passage : une situation pénible, vécue dans la douleur a pour conséquence de renforcer l’attitude passive de l’écrivain, l’invite à écrire davantage ainsi qu’à attendre.

Concernant la vie de couple, l’écrivain est également circonspect, à la fois pour lui-même et pour les autres :

‘« Je n’ai jamais vécu en couple, par goût profond de la solitude. Ce qui fait le désespoir de tant de couples, c’est un irrespect de la solitude native de l’autre. »260
« J’ai toujours craint ceux qui ne supportent pas d’être seuls et demandent au couple, au travail, à l’amitié voire, même au diable ce que ni le couple, ni le travail, ni l’amitié ni le diable ne peuvent donner : une protection contre soi-même, une assurance de ne jamais avoir affaire à la vérité solitaire de sa propre vie. »261

C’est en raison de l’importance accordée à la solitude, elle-même liée à une vie de retrait et contemplative que la vie de couple devient indésirable dans le mode de pensée de l’auteur.

Notes
256.

Christian Bobin, La Plus que vive, op. cit., pp. 97-98

257.

Max Weber, Sociologie des religions, op. cit., p. 197

258.

C. Bobin, La Part manquante, op. cit., pp. 98-99

259.

Christian Bobin, Souveraineté du vide, Fata Morgana, 1985, p. 24

260.

Christian Bobin, L’Epuisement, op. cit., p. 21

261.

Christian Bobin, L’Epuisement, op. cit., p. 29