Refus du travail, refus de la formation d’un couple et d’une famille sont des thèmes apparentés à une critique de la société, qui viseraient à la détruire si tout le monde adoptait ce type de raisonnement. La solitude, l’oisiveté, d’absence de procréation constituent en effet des attitudes qui ne peuvent exister qu’à l’échelle de quelques individus isolés et non majoritaires, pour la survie de la société elle-même. La généralisation de ce type de message, ainsi que l’adoption de ces modes de vie ne s’envisage pas sans remettre en cause les fondements de tout type de société humaine. Cet ethos et les normes de comportement qui en découlent vont donc contre l’intérêt général de la polis. On pourrait presque dire qu’il s’agit d’une vision anti-politique de la société. Néanmoins, on aurait tort de s’arrêter à ce constat. Dans d’autres textes, Bobin précise tout d’abord l’état de la société dans une version pessimiste, avant d’indiquer par quel moyen une catastrophe peut être évitée.
Avant d’en arriver aux conseils, il faut en passer par la critique. Celle-ci est chez Bobin multiforme. Elle s’attaque à la société toute entière, à la télévision, à la bêtise, à la quête du profit, à l’amour de l’argent.
A la télévision, tout d’abord. Baptisée « le mal » dans une nouvelle extraite de L’Inespérée, elle représente une sorte de condensé de tout ce qui s’apparente à une « non-valeur » pour l’écrivain :
‘« La vraie vulgarité de ce monde est dans le temps, dans l’incapacité de dépenser le temps autrement que comme des sous, vite, vite, aller d’une catastrophe aux chiffres du tiercé, vite glisser sur des tonnes d’argent et d’inintelligence profonde de la vie, de ce qu’est la vie dans sa magie souffrante, vite aller à l’heure suivante et que surtout rien n’arrive, aucune parole juste, aucun étonnement pur. »262 ’A l’industrie et au commerce, ensuite. Par la description d’un boulevard principal de la ville du Creusot, l’auteur effectue de manière explicite la critique d’une société qui place ses valeurs principalement dans le travail et l’échange marchand :
‘« C’est un boulevard plein de charme, mais quand vous cherchez à voir de quoi est fait son charme, vous ne trouvez rien que la laideur. Laideur de l’industrie, laideur du raisonnable et de l’utile. Aux deux extrémités du boulevard, l’usine du Creusot. Elle est ici partout chez elle. Elle a grandi suivant sa propre nécessité, et la ville s’est collée à ses flancs comme un petit animal parasite d’un plus gros. A une fin du boulevard, des bureaux. A l’autre fin, une statue d’un ancien propriétaire de l’usine. Il tient un plan de la ville entre ses mains. Il a un nom froid, dur. Un nom d’objet métallique : Schneider. Entre les deux extrémités du boulevard, des commerces abstraits : banques, mutuelles, pompes funèbres, mairie. Argent, cadavre, Etat. Et puis des platanes. »263 ’La laideur provient de l’allégeance faite à la pensée utilitariste qui soumet jusqu’à l’architecture des villes. Les « raisonnable et utile » s’observent dans les industries et les commerces et vont à l’encontre des principaux schèmes de perception et d’interprétation développés dans les textes de Bobin. Une fois encore, la raison s’oppose à ce qui est prôné sous maintes formes dans les écrits de l’auteur, et consiste en un abandon sans réserve à l’émotion et à la contemplation. Dès lors, tout ce qui rappelle le travail, l’action se situe du côté des non-valeurs pour l’écrivain :
‘« Je n’aime pas les économistes. Je n’aime pas ce qu’ils disent là-dessus. Je pense que les économistes ne connaissent rien à l’économie : le chômage n’est pas l’absence de travail mais sa présence soudaine trop grande, le règne sans contrepoids du travail fou, de l’idée maladive qu’il faut travailler pour vivre. » 264 ’Il en résulte un constat plutôt pessimiste concernant l’état général de la société et du monde. Constat qui devrait aboutir à un désespoir sans fond, mais se trouve finalement atténué. Il reste en effet une infime chance à l’humanité de ne pas sombrer irrémédiablement :
‘« Aujourd’hui nous avons tout perdu, tout. Nous avons perdu le goût et les tournures de vivre ensemble. L’intelligence nous manque. Le temps nous manque. Le coeur nous lâche. Il ne nous reste plus que ce que je dis là et je le dis mal, il ne nous reste plus que la terre vierge des continents d’enfance, que cet eldorado d’enfance rebelle. C’est fini le communisme. C’est fini la croyance au monde meilleur, et c’est que ce soit fini. Le monde va toujours vers le pire. Dès qu’on le laisse aller seul, le monde va vers la destruction du faible et du précieux en nous. On ne peut pas laisser la société une seconde sans surveillance, c’est plus fort qu’elle, il faut qu’elle aille vers la bêtise et vers le meurtre, vers la Kolyma, vers Sarajevo, vers Treblinka et autres noms sacrés de l’Histoire des hommes. C’est fini, le communisme, mais il nous en reste un, et un seul, et celui-là on ne nous l’enlèvera pas. Nous avons presque tout détruit. Nous ne pouvons tout détruire. Il nous reste l’essentiel, le communisme de l’enfance, l’épreuve commune à tous d’avoir un jour été enfants sur la terre et de le demeurer encore, car c’est inépuisable et plus puissant que la mort, intouchable même par la mort ou par l’économie. »265 ’Par une sorte de « mécanique » de la rédemption à l’échelle de la société, Bobin diagnostique et propose un remède tout à la fois. C’est encore l’enfance, dont on a pu voir les principales caractéristiques (un Royaume divin à portée de main, un état indépassable...), qui seule pourra sauver l’humanité de sa destruction. Dans cette vision de l’état du monde, de l’importance du mal, le poète ou l’écrivain acquiert une place particulièrement privilégiée. A lui revient la tâche, la mission devrait-on dire, d’éclairer le chemin pour tous les hommes, d’indiquer la voie à suivre, de servir tout à la fois de guide et de révélateur :
‘« Tout le monde est contraint de trouver de l’argent pour vivre. Personne n’est obligé d’écrire. Cette absence de contrainte apparente plus l’écrivain à un enfant qui joue, qu’à un homme qui travaille - même si ce jeu est nécessaire à la vie pour continuer d’être vivante. S’il y a un lien entre l’artiste et le reste de l’humanité, et je crois qu’il y a un lien, et je crois que rien de vivant ne peut être créé sans une conscience obscure de ce lien là, ce ne peut être qu’un lien d’amour et de révolte. C’est dans la mesure où il s’oppose à l’organisation marchande de la vie que l’artiste rejoint ceux qui doivent s’y soumettre : il est comme celui à qui on demande de garder la maison, le temps de notre absence. Son travail, c’est de ne pas travailler et de veiller sur la part enfantine de notre vie qui ne peut jamais rentrer dans rien d’utilitaire. » 266 ’Par cette conception de l’artiste, Bobin renoue avec une figure de l’écrivain héritée du romantisme français, que Paul Bénichou s’est employé à mettre au jour tout au long des trois études que constituent Le Sacre de l’écrivain 267, Les Mages romantiques 268 , Le Temps des prophètes 269. Car c’est également à partir de l’époque romantique, que selon Bénichou une nouvelle configuration des relations d’interdépendances entre les disciplines intellectuelles s’instaure qui place au centre l’écrivain, qui l’envisage comme une sorte de prophète investi d’une mission particulière270.
C. Bobin, L’Inespérée, op. cit., p. 23
C. Bobin, L’Epuisement, op. cit. pp., 40-41
C. Bobin, L’Epuisement, op. cit., p. 37
C. Bobin, L’Inespérée, op. cit., pp. 74-75
C. Bobin, L’épuisement, op. cit., p. 47
P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain, 1750 – 1830, essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Gallimard, 1996
P. Bénichou, Les Mages romantiques, Gallimard, 1988
P. Bénichou, Le Temps des prophètes, doctrines de l’âge romantique, Gallimard, 1977
Le développement de ce thème est effectué en conclusion de la première partie de la thèse