Conclusion du chapitre

Movere contre docere

Parier uniquement sur l’émotion pour guider les conduites humaines, revient à militer pour une réhabilitation du movere contre le docere, dont le partage a plutôt été favorable au second, selon Francis Goyet. En rhétorique movere et docere ne sont pas que dans un rapport de différence, mais s’opposent en reprenant la distinction entre persuader et convaincre. F. Goyet l’évoque notamment à deux occasions : tout d’abord dans l’introduction au Traité de Longin, dans lequel le préfacier précise que pour Boileau, l’opposition « entre persuader et ravir est très exactement celle entre docere et movere271, et ensuite dans Le Sublime du ’commun » :

‘« Etre convaincu, c’est être vaincu ; alors que la persuasion ’n’a sur nous qu’autant de puissance que nous voulons’ (Traité du sublime, 1.4 trad. Boileau). Le deuxième équivalent est ’ravir’ ou ’transporter’, rapt qui reprend l’idée du déménagement : tel le Sublime ou l’extase, le movere ’ravit, il transport, et produit en nous une certaine admiration mêlée d’étonnement et de surprise (ibid.) » 272

On observe alors que Bobin s’inscrit pour le movere dans une vieille querelle entre les deux termes:

‘« Cicéron sait fort bien qu’il affronte des adversaires redoutables quand il affirme que le movere l’emporte sur le docere. La position adverse est facile à reconstituer, parce que c’est encore la nôtre. Si le movere est la passion la plus ravageuse, il est suspect. A la passion s’oppose instinctivement la raison ; à l’émeute des émotions, le sang froid des dirigeants responsables. Dès lors, si passions il y a, elles ne peuvent qu’être inféodées à la raison, tolérées sans être admises. Ce qui compte, c’est le docere. C’est là que se passent les choses sérieuses. Tout le reste est de la littérature, ou des effets de manche : du ’pathos’, pour ne pas dire de la propagande. On renverse donc l’échelle rhétorique de Cicéron, en mettant le docere au sommet » 273

Cette querelle ne se résume pas à une lutte entre scientifiques et littéraires : « l’antinomie » profite au docere plus qu’au movere.

‘« En l’occurrence, cette antinomie-là cache mal une hiérarchie. Ce sont en fait les ‘scientifiques’ qui tiennent le haut du pavé et de l’échelle. A travers les siècles, le jeu des rôles est bien en place. ‘Hermagoras’, les stoïciens et les atticistes nous donnent le personnage emblématique de l’austère Caton. S’ils pensent tout separatim, s’ils cantonnent le movere dans la péroraison, c’est au fond qu’ils s’en méfient. La logique ultime de leur attitude est donc de supprimer purement et simplement le recours au pathos. Cartésiens et jansénistes reprennent le rôle, déjà tenu par les ramistes et protestants. Ils abandonnent les miettes et le folklore à la rhétorique. Ils triomphent en la définissant l’art du ’probable’ ou du vraisemblable, eux se réservant le Vrai. Cette définition suffit à désigner l’échelle anti-cicéronienne. Au sommet, la Vérité ; au bas de l’échelle, les sophismes. Entre les deux, le vraisemblable n’est pas un juste milieu, mais bien un nimus habens du Vrai. » 274

En militant d’une façon aussi cohérente et générale pour l’émotion Bobin prend d’une certaine façon, part à la querelle. Il y a dans son propos une tentative de réhabilitation de l’émotion, une volonté de faire coïncider le Vrai avec l’émotion plutôt que la raison. Ce faisant, son discours peut donner une apparence révolutionnaire, s’il n’est certainement pas novateur. Il met surtout au jour une attitude particulière chez l’auteur qui consiste à être contre les institutions (l’Ecole, l’Eglise...), contre les valeurs dominantes (le travail, l’argent, le sérieux, l’utile) et le sexe fort (l’homme plutôt que la femme). La volonté de réhabilitation de l’émotion au détriment de la raison doit être lue dans cette disposition de l’écrivain à se placer systématiquement à l’encontre de ce qui symbolise les valeurs dominantes. En opposant l’émotion à la raison, la femme à l’homme, l’intériorité à l’extériorité, Bobin s’inscrit à contre-courant dans un mode de pensée dominant qui fait de l’homme, de la raison et de l’extériorité le modèle dominant.

Les propositions de Bobin ne s’inscrivent donc pas dans une perspective nouvelle concernant les manières d’envisager l’homme, la femme, ainsi que les caractéristiques qui leur sont généralement dévolues (émotion, intériorité, contre raison, extériorité). Son propos vise plutôt à requalifier ce qui apparaît pour le sens ordinaire comme illégitime et indigne d’intérêt. Il y a donc une volonté de réévaluation des tâches des situations ordinairement dénuées de toute importance sociale.

En plaçant en haut de l’échelle l’émotion plutôt que le vrai, Bobin donne des arguments à la critique littéraire qui réactualise également la querelle entre émotion et raison. Au profit de la seconde, cette fois-ci. C’est dans ce sens que se comprend l’injonction de Patrick Kéchichian275 qui exhorte le lecteur à prendre du recul envers la production de Bobin, à ne pas se laisser « bercer » ni « endormir » (voir le chapitre premier). Car le risque d’une action uniquement guidée par l’émotion, c’est de ne pas agir avec raison et en pesant consciemment ses actes. Le risque de séduction et les dangers qui l’accompagnent (faire l’inverse de ce qu’on aurait fait si on avait gardé la « tête froide ») dévoilent en creux une autre tradition philosophique où le vrai coïncide avec la raison, le sage, le pesé.

Notes
271.

F. Goyet, « Introduction au Traité du Sublime de Longin », in Longin, Traité du Sublime, Paris, Bibliothèque Classique, 1995, p. 14

272.

F. Goyet, Le Sublime du « lieu commun », L’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris, Honoré Champion, 1996, p. 472

273.

F. Goyet, Le Sublime du « lieu commun», op. cit., p. 477

274.

F. Goyet, Le Sublime du « lieu commun», op. cit. pp. 477-478

275.

P. Kéchichian,, « Bobin, le sucre et les petits oiseaux », Le Monde, 4 octobre 1996