Le roman de Flaubert, L’Education sentimentale propose selon P. Bourdieu une « mise en situation expérimentale » des destins de cinq adolescents différentiellement pourvus de capitaux de natures diverses (culturel, économique, social), et évoluant au sein d’univers sociaux aux règles spécifiques. L’écrivain explore ainsi différentes manières de réaliser les possibles qui s’offrent aux personnages. Ainsi que le résume le sociologue, l’entreprise de Flaubert consiste en la construction d’un groupe dont les éléments sont soumis à des modes spécifiques de fonctionnement :
‘« Comme s’il avait voulu exposer aux forces du champ un ensemble d’individus possédant, dans des combinaisons différentes, les aptitudes qui représentaient à ses yeux les conditions de la réussite sociale, Flaubert ‘construit’ donc un groupe d’adolescent tel que chacun de ses membres soit uni à chacun des autres et séparé de tous les autres par un ensemble de similitudes et de différences distribuées de manière à peu près systématique. » 277 ’Sans entrer dans le débat particulièrement complexe des liens entre l’activité de création littéraire et la production d’énoncés sociologiques, nous souhaitons nous inspirer de cette notion de « mise en situation expérimentale » : elle est vue comme le travail opéré au moyen de l’écriture pour définir une succession de situations sociales et différentes possibilités d’évolutions de personnages. Ceux-ci sont diversement dotés de propriétés caractéristiques (des dispositions) à l’intérieur d’espaces sociaux construits par l’auteur et soumis à des règles de fonctionnement spécifiques dans lesquels une hiérarchie de valeurs (de conduites valeureuses, édifiantes, scandaleuses, héroïques...) oriente et légifère la conduite des personnages.
Nous proposons, pour l’analyse de trois romans de Bobin (La Femme à venir, Isabelle Bruges, et La Folle allure), de suivre cette optique. De ce fait, la démarche retenue consiste à aborder ces textes comme une reconstruction d’un milieu social, où les individus vont diversement mener leur carrière, diversement réussir, selon les lois de fonctionnement des milieux sociaux inventés et posés par l’auteur, et en fonction d’une hiérarchie des valeurs qui conditionne l’appréhension de cette réussite. Mettre au jour les règles régissant l’univers social propre à chaque roman, ainsi que l’espace des possibles tel qu’il s’offre aux protagonistes constitue ainsi l’objectif principal de cette étude. Une fois encore, il s’agit de partir du postulat de la construction par Bobin d’un univers symbolique attaché à une logique d’action qui est la mystique contemplative et de se demander à présent comment fonctionnent l’ensemble des « valeurs et non-valeurs », ainsi que les « vérités » mises au jour au chapitre précédent. Il s’agit également de fournir un contenu à la notion wébérienne de logique d’action : concrètement, quelles sont les actions à mener (ou à ne pas mener) pour les personnages en vue d’atteindre l’état de grâce (est-ce d’ailleurs cet état qu’il s’agit d’atteindre à la fin du parcours ?) ?
Il s’agit donc toujours d’investir la question des liens entre le littéraire et le social en analysant d’une façon originale la production romanesque de Bobin. Originale parce que le point d’entrée consiste à étudier la production romanesque de Bobin avec les mêmes grilles d’analyse que celles mobilisées lorsqu’il s’agit de discours d’enquêtés : les professions et catégories sociales des divers protagonistes seront relevées et comparées, ainsi que les trajectoires, les logiques d’actions, les ethos, et les schèmes de perception et d’action des différents protagonistes.
A l’issue d’une présentation des intrigues et des différents protagonistes (partie 1), l’analyse va porter sur les caractéristiques physiques, psychologiques et socio-économiques de tous les personnages rencontrés dans les trois romans. Il en sera déduit des types d’états féminins et masculins (partie 2), ainsi que le cadre socio-économique général dans lequel évoluent ces individus afin de mettre au jour les lois de fonctionnement de celui-ci (partie 3). Nous nous intéresserons enfin aux parcours des trois héroïnes, à la succession des situations qu’elles connaissent, aux états qu’elles traversent, ainsi qu’à la hiérarchie des valeurs qui gouverne leurs actes (l’ethos). Ces parcours seront vus comme autant de manières idéales d’avancer dans un univers social aux lois spécifiques (partie 4). Pour chaque héroïne, nous tenterons de percevoir ce que « réussir sa vie » signifie dans l’univers romanesque construit par l’auteur. Qu’est-ce qui constitue le mobile de leurs actes, et justifie leurs actions ? Quelles sont les caractéristiques de leur état final, et en quoi peut-on dire qu’il y eu évolution tout au long du récit ? Et d’ailleurs, en quoi consiste cette évolution ? Telles sont les questions que cette étude entend résoudre.
Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1992, pp. 28-29