La petite fille
Pour deux héroïnes sur trois, l’histoire débute pendant l’enfance de celle-ci. La manière dont Bobin trace le portrait de ces fillettes porte à considérer que l’on est plus en présence d’un modèle général d’enfant que d’une personne sexuée et dotée de particularités physiques ou intellectuelles. C’est l’occasion pour l’écrivain de proposer au lecteur sa conception de l’enfance, vue comme un état plutôt qu’un âge, où l’essentiel se joue dans l’instant, dans l’insouciance de tout passé ou avenir. Il y a pour ce thème une homogénéité avec la façon dont il est traité dans les autres types de textes de Bobin (voir le troisième chapitre, notamment).
La jeune femme
Au sortir de l’adolescence, arrive pour l’héroïne un deuxième état qui est celui de la jeune femme. En grandissant, la beauté et le caractère des trois jeunes filles s’affirment. Identiquement réservées, secrètes, belles, intéressées par la littérature, elles privilégient une attitude passive devant les événements qui jalonnent leur vie. Elles semblent attendre, chacune leur manière qu’un événement ou une rencontre vienne bouleverser leur quotidien et transformer leur attitude. La rencontre, ou le miracle qui survient est invariablement l’amour, que Bobin distingue soigneusement de la relation physique (il arrive que ses héroïnes, avant de rencontrer celui qui prendra la place de l’Amant, aient des aventures sexuelles sans conséquence). La rencontre se produit alors que les jeunes femmes, qu’elles soient célibataires, mariées ou séparées, ont entre vingt-cinq et trente ans. Celle-ci est décisive, et contribue à la fois à transformer de manière radicale leur quotidien et à déterminer l’orientation générale de leur vie, y compris dans le domaine professionnel.
Les trois romans s’achèvent peu après cette rencontre, créant par là-même une discontinuité entre les deux premiers états féminins (la petite fille et la jeune femme) et les deux suivants (la mère et la vielle femme). La continuité entre tous ces états est assurée par les personnages secondaires dont les récits de vie relatent bien les passages successifs et non réversibles d’un état à l’autre, d’un âge à l’autre. Il est à noter également que les personnages secondaires de sexe féminin, lorsqu’ils sont dotés d’une histoire que l’auteur relate dans ses romans, possèdent les mêmes caractéristiques que les héroïnes lorsqu’ils se trouvent dans l’état correspondant. Ainsi, Lise, amie d’Albe dans la Femme à venir, était une jeune femme présentant les mêmes propriétés que sa confidente, lorsqu’elle était jeune. Et il en va de même non seulement pour Eglantine, qui recueille Isabelle et ses frères au moment de leur abandon, mais également pour la mère de cette vieille dame. De la sorte, on se trouve en présence d’un modèle d’état féminin, extrêmement cohérent, stable et récurrent dans les trois romans.
La femme mariée et mère
La mère (mariée) est le troisième type de personnage féminin susceptible d’être rencontré dans les romans de Bobin. Il concerne uniquement les personnages secondaires et présente invariablement d’un roman à l’autre, d’un protagoniste à l’autre, les mêmes caractéristiques physiques et morales. Il s’agit à chaque fois d’une femme plutôt jeune, mariée, toujours belle, toujours courtisée, sans que l’on sache si elle est ou non fidèle à son mari, douce, imprévisible (un peu « folâtre ») inaccessible et lointaine aux yeux du mari. Dans deux romans sur trois, la mère de l’héroïne décède ou disparaît lorsque sa fille n’est encore qu’une enfant : dans Isabelle Bruges, elle abandonne ses enfants sur une aire d’autoroute pour se suicider avec son mari au moment où elle apprend qu’elle est atteinte d’un mal incurable ; la mère d’Albe, héroïne de La Femme à venir meurt dans un accident de voiture alors qu’elle entreprenait une nouvelle escapade, après avoir abandonné temporairement sa famille.
Les autres mères que peuvent rencontrer les jeunes femmes au centre des romans ont également des rapports douloureux et conflictuels avec leurs enfants et leur mari. Certaines divorcent ou se séparent, toutes ont des problèmes relationnels avec leurs enfants qui font invariablement des fugues. Ainsi Jacques, fils d’Eglantine élevé dans un cirque, passe son enfance à se sauver : « des disparitions de plusieurs jours, puis le retour au bercail
286 ». De même en est-il pour Aurélia, fille de Lise, amie de l’héroïne de La Femme à venir : « ‘Un enfant arrive au milieu de cette folie [sa vie de couple]. Une fille, Aurélia. Elle grandit tant bien que mal. Plutôt mal. Elle joue de l’abîme entre nous, s’appuyant tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre. Un jour, elle fait une fugue. Un enfant de neuf ans, personne ne la remarque. Elle prend des trains. Elle est recueillie par une famille d’agriculteurs. La mère et son fils. ’»287
Il est à remarquer qu’aucune mère ne relate cet état ou cette période de sa vie en termes heureux. Par exemple, Eglantine, la vieille femme qui recueille dans Isabelle Bruges les trois enfants abandonnés par leurs parents relate l’épisode de sa vie de famille en ces termes : « ‘je me sentais bête, j’étais heureuse. [...] Je me sentais morte, j’étais heureuse. Je me sentais morte, j’étais morte’
. »288 Concernant la vie conjugale telle qu’elle est vécue par ces femmes en âge d’être mères, un portrait particulièrement sombre des conditions féminines de vie est dressé par l’auteur dans La Femme à venir, qui résume assez bien les éléments épars que l’on peut trouver soit dans les autres romans, soit dans les récits faits par les différents protagonistes de périodes semblables, quelque soit le roman étudié. Ainsi parle Lise, l’ami cinquantenaire d’Albe, atteinte d’un cancer incurable :
‘« Je reprends depuis le début : j’ai dix-neuf ans. Je sors d’une mairie avec un nouveau nom. On se marie toujours trop tôt [...]. Lui, c’est un architecte. Ténébreux, puissant. Moi je sors toute fraîche du jardin de ma mère.[...]
Le mariage, c’est moi qui le veux. Une idée. Lorsque je veux quelque chose, Albe, je suis terrible. Cérémonie furtive, très peu de famille. Quelques amis de son côté. Ensuite le voyage en Ecosse. Une autre idée. A cause du ciel qui touche la terre. Et c’est l’enfer, tout de suite : le mariage, pour moi, c’est un commencement. Pour lui, c’est une fin. Avoir une belle femme qu’il pourra montrer, jouir d’un métier où l’on décide des choses : telles sont les obligations qu’il a remplies. Il a eu tout ce qu’il voulait, tout ce qu’il avait appris à vouloir. Et maintenant, quoi. Et maintenant, rien. Il ne lui reste plus qu’à gagner encore plus de bons points à l’école : brillante carrière, belle destinée. [...]
Dans mon lit, il est comme un furet. L’impression qu’il cherche à m’étrangler, à disparaître. Petite mécanique du viol, saccades. Des femmes rôdent alentour. Je les invite à la maison, je les pousse dans ses bras. Je ne peux perdre plus que je n’ai déjà perdu. Je devine leurs pensées : il ne mérite pas une telle femme, mauvaise. [...]
Il réussit partout dans sa vie, sauf devant moi. Je suis un témoin insupportable. Quelle ironie. Je ne demandais pas grand-chose, que d’admirer. Et voilà qu’il me donne à mépriser. Dans la solitude d’une maison, je le vois : c’est un homme de sable, un homme de vent. Il n’existe pas. [...]
Un matin, je me réveille et je regarde ça, dans mon lit : un adulte, la trentaine, un front dégarni, un ongle cassé à la main gauche. Une somme assoupie de faiblesses et de songes. Un peu de bonté, un peu de méchanceté. Le tout tenu serré dans un métier, une famille, une maison. Je regarde le corps endormi de ce monsieur -comme un astre mort autour de mon amour. Et bien voilà, c’est fini.[...]
Il reste à faire entrer ce départ dans la suite des jours, ce qui n’est pas le plus facile, comme vous l’imaginez. Car il le sait aussitôt. Sans qu’un mot soit prononcé, il apprend la nouvelle de sa disgrâce. Un instinct. Une connaissance animale de la fin. Il panique. Il essaie d’autres visages, au hasard. Il joue de tout. Si vous voulez vous faire aimer des hommes Albe, commencez donc par les quitter : vous verrez comme alors ils sont doux. De vrais agneaux [...] Dépressions, menaces, enfin les coups. Après quoi il pleure sur lui-même.[...] Un enfant arrive au milieu de cette folie. »289 ’
L’histoire du mariage de Lise se termine par la chute mortelle de son mari au cours d’une promenade en montagne, peu après une violente dispute du couple. Celle-ci a valu à l’enfant de recevoir un coup. Une psychanalyse suivra la période de veuvage de Lise, et l’enfant sera envoyé dans un autre pays. La mère ne s’en occupera plus.
Le tableau général dans lequel s’inscrivent ces émotions et sentiments liés à la vie conjugale et maternelle n’épargne pas non plus les héroïnes des romans lorsqu’il leur arrive de se marier. C’est le cas de Lucie, dans La Folle allure. Ce qu’elle dit de cette période va une fois de plus dans le sens de ce qu’éprouvent les autres femmes mariées (mères ou non) :
‘« La vie de couple, je le découvre en quinze jours, c’est épuisant. Quinze jours, c’est assez pour voir, c’est même trop long. Tous les apprentissages sont épuisants. Les premières nuits, je n’arrive pas à fermer l’oeil, à cause de la présence de Roman à mes côtés. L’été, chez ses parents, nous avions chacun notre chambre. L’amour, nous le faisions à la sauvette. Il avait un goût de fruit volé.[...] je mets quinze jours à trouver une bonne position dans le lit conjugal. [...] Le mariage aussi ressemble à la dînette - on disait que tu étais le mari et que j’étais l’épouse. »
290
’
Lucie, qui a fait de nombreuses fugues durant son enfance, cesse complètement cette pratique au moment de son mariage : « ‘si je ne disparais plus, c’est que je n’ai plus besoin de disparaître. Le mariage est encore la meilleure façon pour une femme de devenir invisible. ’»291
Ainsi, aucune femme mariée, et mère ne vit cet état de façon heureuse ou harmonieuse, et il semble bien que la formule mise par l’auteur dans la bouche de Lucie sur la relation entre le fait d’être marié et d’être invisible résume ce qu’il est possible et pensable d’éprouver lorsqu’un personnage rentre dans cet état. De même, l’histoire de son mariage et de la vie de couple, relatée par Lise, amie d’Albe, constitue une sorte de modèle typique de ce que tous les personnages trouvent à éprouver lorsqu’ils vivent cette situation. Que ce soit des points de vue féminins ou masculins, les situations de couple et de parents s’envisagent toujours de la même manière, ainsi que de nombreux indices disséminés au fil des récits nous invite à le remarquer. Et l’ensemble devient cohérent au regard de l’histoire de Lise, qui prend dans La Femme à venir une place conséquente (un chapitre entier), formant ainsi un résumé idéaltypique des sensations éprouvées lorsque des individus se marient et forment une famille.
Il est à noter que cette description des états maternels dans les romans diverge fortement des manières de présenter les mères relevées dans les autres écrits de Bobin. Ce point est intéressant à relever parce qu’il semble à première vue s’opposer avec la présentation du thème de la mère, que nous avons effectuée au chapitre précédent. Cela pourrait ainsi illustrer le fait que l’écrivain, malgré l’effet de cohérence résultant de la production de textes écrits, ne l’est pas complètement d’un genre littéraire à l’autre. En fait, à y regarder de plus près, on constate que la façon dont Bobin décrit le quotidien des mères ne dénote pas par rapport à ce que l’on avait mis en évidence pour la mère de François d’Assise, par exemple, dans Le Très-Bas. La différence réside plutôt dans le fait qu’on ne trouve pas dans les trois romans la dimension de transfiguration du quotidien. La situation « d’enfermement » que nous avions mise en évidence se retrouve bien dans les romans, mais sans que les possibilités d’y échapper soient également indiquées.
La vieille femme
Une fois que ces vies de famille ont été menées, les figures féminines des romans de Bobin ont encore un dernier état possible à embrasser, qui est celui de la vieille femme. Invariablement seules (veuves, séparées, ou divorcées, mais jamais vielles filles), douces, aimantes, gentilles, parfois séniles, elles tissent avec les héroïnes de tendres liens d’amitié. Par rapport aux héroïnes, elles sont à la fois conseillères et en attente de compagnie. Une complicité règne entre les jeunes filles et les vieilles femmes, ce qui permet de dire que ces deux états sont compatibles dans l’univers fictionnel de l’écrivain (de même qu’entre la vieille dame et la petite fille, où complicité et affection s’installent dans tous les cas). Lorsque le passé de ces femmes âgées est relaté, on constate qu’il y a bien une continuité entre les états féminins : toutes les grands-mères ont d’abord été de petites filles, de jeunes femmes, des femmes mariées, dont le mari a disparu, puis de vieilles femmes seules. On ne trouve aucune femme âgée, qui n’aurait pas suivi les lois du vieillissement social tel qu’il est proposé dans l’univers fictionnel de l’écrivain. Toutes se sont mariées, toutes ont été mères, toutes terminent leur vie sans leur conjoint, et loin de leurs enfants.
S’il y a bien une relation de continuité entre tous ces états il est à noter qu’entre certains états une incompatibilité est manifeste. Ainsi, entre la jeune fille et la femme (mariée et mère), il n’y a ni entente, ni relation d’aucune sorte. Entre deux jeunes filles, les relations sont de concurrence. Par exemple, il est relaté dans La Femme à venir un dîner entre trois élèves de sexe féminin et leur professeur de français. L’auteur place les trois jeunes filles dans une situation de concurrence qui sourit à l’héroïne et tourne au désavantage de ses camarades, qui vont même jusqu’à partir avant la fin du repas.
De même, entre deux femmes-mères, l’inimitié est carrément déclarée : dans La Femme à venir, Lise, tenancière d’un bar raconte à Albe un de ses emplois d’après divorce : « ‘Je trouve un emploi de secrétaire. La vie de bureau, grandiose. Sept femmes dans une pièce, dont trois sous tranquillisants. Jeunes, encombrées d’enfants.’ »292 Ainsi dressé, son tableau n’apparaît pas receler le moindre soupçon de compassion à l’égard de ses collègues. En revanche, lorsque les écarts entre les âges des différentes protagonistes sont importants, la tendance est inverse, et les relations sont toujours amicales et complices (entre grand-mère et petite fille, entre grand-mère et jeune fille).
A la lecture de ces éléments, un fait étonne. Il s’agit de l’extraordinaire rigidité du modèle de femme présent dans les trois romans. Qu’il s’agisse des héroïnes ou des personnages secondaires, l’impression laissée par ces analyses est qu’on se trouve en présence d’une longue déclinaison d’un modèle unique que l’auteur habillerait différemment d’un personnage à l’autre et d’un roman à l’autre, comme s’il s’agissait de variantes d’une seule et même figure féminine. L’absence d’éléments descriptifs des physiques ou caractères des personnages contribue à rendre indissociables ces personnages féminins. Car on imagine que si l’auteur les avait dotées de caractéristiques physiques et mentales très distinctes, allant de la couleur des cheveux, des yeux, de la forme de la silhouette..., et de traits de caractères remarquables (colérique, gentille, carriériste, torturée...), cela aurait contribué à brouiller les pistes pour le lecteur et à différencier toutes ces femmes. Au contraire, il semble que Bobin propose plutôt un modèle ou type féminin construit dans une logique qui est étrangère à la reconstitution d’un univers fictionnel réaliste. L’objectif de l’auteur n’est pas tant de construire des personnages afin de voir comment ils s’ajustent les uns aux autres en fonction de leurs caractéristiques, que de mettre ces personnages en face d’eux-mêmes, en face de situations sociales elles-mêmes, on le verra, typifiées.
C. Bobin, Isabelle Bruges, op. cit., p. 48
C. Bobin, La Femme à venir, op. cit., p. 117
C. Bobin, Isabelle Bruges, op. cit., p. 36
C. Bobin, La Femme à venir, op. cit., pp. 114 à 117
C. Bobin, La Folle Allure, op. cit., p. 80
C. Bobin, La Folle Allure, op. cit., p. 89
C. Bobin, La Femme à venir, op. cit., p. 119