Si l’on effectue la même analyse pour ce qui concerne les personnages masculins les types auxquels le lecteur se trouve confronté se réduit considérablement pour ne proposer que deux possibilités : le père et mari, et l’Amant.
Le père et mari
Cette figure concerne soit le père de l’héroïne, soit les éphémères maris des personnages secondaires féminins (ces deux états s’envisageant toujours de conserve). S’il ne disparaît pas brutalement en abandonnant ses enfants, comme c’est le cas dans Isabelle Bruges, il occupe invariablement un emploi présenté par l’auteur comme inintéressant et rébarbatif: fonctionnaire, professeur, représentant en assurance, comptable, architecte, médecin, notaire, homme à tout faire dans un cirque, fossoyeur... Il s’agit dans tous les cas d’un homme sérieux, travailleur, qui sait se discipliner et gérer son temps, afin d’occuper un emploi stable permettant de faire vivre sa famille. Il a le sens des responsabilités et du devoir. Sa vie conjugale apparaît toujours compliquée, conflictuelle et vécue dans la souffrance : il est dépeint ainsi qu’un homme amoureux de sa femme, laquelle se comporte d’une façon étrange avec lui (faisant des fugues, le trompant...).
Trois de ces personnages divergent légèrement par rapport à ce portrait général du fait de leur activité professionnelle résolument tournée vers le monde artistique. Le père d’Albe, représentant en assurance au début du roman, devient peu à peu un peintre renommé, vivant confortablement de la vente de ses tableaux. Guillaume, un ami des parents d’Albe, assure sa subsistance en donnant des cours de piano. Enfin Roman, le jeune mari de Lucie, abandonne ses études de droit pour se consacrer à l’écriture de textes littéraires. La réussite dans le monde littéraire arrive peu à peu pour Roman, au moment même où sa vie conjugale se détériore :
‘« Roman parfois m’apercevait nue dans les clairières du feuillage, il n’a jamais autant écrit que dans ces années-là, son écriture changeait, comment dire, elle n’était plus encombrée de lui-même, il avait fait le deuil de lui-même, il allait écrivant, vers des fêtes étranges, ou peut-être, simplement, travaillait-il à ne pas devenir fou, un livre a été publié. »293 ’
Cette opposition entre la progressive percée dans le domaine artistique et l’échec dans la vie familiale et conjugale représente une récurrence dans les trois romans : aucun des artistes ne parvient à cumuler une réussite sur les deux scènes. Pour chacun de ces personnages, le temps du mariage est aussi celui de l’absence de créativité artistique ou de succès, tandis que celui de la rupture, deuil ou divorce, coïncide avec le décollage de la carrière artistique. Ainsi en est-il pour Roman. Tant qu’il vit avec sa femme, les éditeurs boudent ses manuscrits. Mais à partir du moment où des problèmes relationnels surgissent dans son couple, et encore plus manifestement lorsqu’il se sépare de sa femme, il entre véritablement dans le champ littéraire. De même, le père d’Albe, peintre amateur au début de son mariage, abandonne peu à peu cette pratique pendant toute la période de sa vie conjugale et familiale. C’est à la suite du décès brutal de sa femme qu’il recommence à peindre et qu’une reconnaissance de la part du milieu artistique lui vient. Le succès lui permet même d’abandonner son travail de représentant en assurance pour ne vivre que des revenus procurés par la vente de ses tableaux.
Ainsi, il semble qu’un lien soit tissé tout au long des romans entre les états de crise, les temps de souffrance morale que peuvent endurer les personnages masculins et la possibilité d’une expressivité artistique heureuse. Le mariage, la vie de couple, la venue d’enfant sont des événements qui occupent un temps la vie des personnages masculins, mais qui empêchent d’une certaine manière la production d’oeuvres. En revanche, la solitude, le deuil, la souffrance sont des états propices ou peut-on dire, les ingrédients indispensables à l’amorce d’une entrée dans le monde artistique : comme si la solitude représentait, aux yeux de l’auteur, une condition nécessaire à la production d’oeuvres, et la souffrance la matière première de l’expressivité artistique qu’elle soit littéraire ou picturale.
L’Amant
Le deuxième type d’individu susceptible d’être rencontré dans les trois romans ne concerne très peu de personnages. Il s’agit de l’Amant, c’est-à-dire d’un homme que va rencontrer l’héroïne à un moment particulier de son évolution, et qui contribue à transformer sa vie. Ce personnage est tout à fait rare et n’apparaît qu’une seule fois dans chaque roman. La plupart du temps, ses caractéristiques socioprofessionnelles sont indéterminées, tandis que certaines de ses qualités physiques et intellectuelles sont proposées au lecteur : il s’agit à chaque fois d’un « géant », fumeur, plutôt réservé voire taciturne. Ainsi dans La Femme à venir, Albe éprouve un sentiment amoureux pour un individu qu’elle croise pour la première fois dans les cuisines d’un hôtel où elle réside avec son père :
‘« Il a quel âge au juste. Vingt-sept, trente. On ignore son nom. On sait à peine ce qu’il fait, dans la vie : il va ici, ou là. Il prend ce qu’on lui donne. Dans les restaurants, il lave les assiettes des riches. Dans les hôpitaux, il change les draps des malades. On ne sait rien d’autre de lui. Il n’en dit pas plus durant ces trois jours. Ni lui ni Albe ne souffrent de cette absence de mots. »294 ’
Le flou est donc la principale caractéristique de l’Amant, avec toutefois quelques nuances et précisions selon les romans. Dans Isabelle Bruges, la profession et le nom de son amant sont connus : il s’agit de Jonathan, photographe voyageant dans le monde entier, en train de vivre une sorte de crise professionnelle. Un soir, alors qu’il se trouve dans un hôtel avec Isabelle il lui relate son histoire :
‘« Je suis allé dans ce pays plusieurs fois, je suis allé un peu partout dans le monde toutes ces années. Mais là, il s’est passé quelque chose que je ne comprends toujours pas. Une lassitude, Isabelle. Une lassitude énorme, une fatigue du monde et de moi et de tout. Je n’avais jamais connu une telle chose. C’est arrivé dès l’aéroport : l’envie puissante d’en rester là, de m’asseoir sur un banc et de laisser atterrir et décoller tous les avions du monde, jusqu’à la fin du monde. » 295
’
La résolution de cette crise passe par l’adoption d’une curieuse pratique de la part du photographe : il commence à photographier des gens uniquement de dos :
« Regardez, on peut tout y voir, absolument tout. La vraie détresse, la vraie légèreté, la vraie colère, la vraie bonté. » 296
Et il reprend goût à son métier en produisant des photographies qui n’ont aucune valeur marchande. Dans ce roman, on est en présence d’un individu ayant une profession qui oscille entre le monde journalistique et artistique. Une crise, non expliquée un jour le paralyse, et se résorbe en privilégiant une pratique qui ne rentre dans aucun cadre particulier, ni professionnel, ni artistique. La crise décrite par Jonathan semble donc être de nature existentielle et s’apparenter à une perte de sens.
Dans La Folle Allure, Alban, le voisin de Lucie, l’héroïne alors mariée avec Roman, va devenir l’amant de la jeune femme. Il est décrit ainsi qu’un « géant » 297
, « un ogre aux dents jaunes » 298, célibataire, violoncelliste à l’opéra de Paris, amoureux des musiques de Jean-Sébastien Bach. On ne sait rien de plus sur cet énigmatique personnage que Lucie quitte en même temps que son mari.
Dans aucun des romans les sentiments, les pensées, ou une histoire fournie concernant le passé de ces trois amants ne sont dévoilés ou relatés. Leurs personnages sont encore moins esquissés que ceux du sexe féminin. Leur point commun réside dans leur célibat, leur non goût pour le mariage, et une tendance prononcée pour le mutisme. Très peu de paroles sont échangées entre l’héroïne et son amant, favorisant un silence qui paraît être le signe d’une compréhension immédiate et totale. Sans qu’un mot n’ait besoin d’être prononcé, par le seul jeu des regards, ils comprennent et ressentent tous deux le désir de l’autre et s’y plient. De même, c’est encore sans parole qu’ils se quittent, après trois jours ou trois semaines d’un intense amour. Ce qui distingue dans les romans, l’Amant des autres personnages masculins est la relative singularité du premier : il vit seul, travaille comme il l’entend à des métiers artistiques ou sans importance. En aucun cas il ne s’agit d’un carriériste, d’un individu intéressé par son travail ou par l’argent, développant une attitude centrée essentiellement sur l’action. Il n’est pas non plus dans un état contemplatif. La pauvreté d’indications données au sujet de chacun des amants empêche tout simplement d’en savoir davantage. Se trouve donc présentée dans ses traits principaux la figure masculine avec les caractéristiques dignes de retenir l’attention de l’héroïne. Celle-ci, bien qu’elle soit moins étayée que pour les personnages féminins, est tout autant typifiée : qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes, les personnages des romans de Bobin ressemblent davantage à des épures qu’à des portraits fouillés et complexes.
C. Bobin, La Folle allure, op. cit., p. 99
C. Bobin, La Femme à venir, op. cit., pp. 134-135
C. Bobin, Isabelle Bruges, op. cit., p. 109
C. Bobin, Isabelle Bruges, op. cit., p. 112
C. Bobin, La Folle Allure, op. cit., p. 91
C. Bobin, La Folle Allure, op. cit., p. 92