Les artistes et professions rattachées

Selon les romans, le lecteur rencontre un peintre305, un musicien ou un écrivain. Le peintre est le père d’Albe : il ne peint pas de manière continu, son désir connaît des éclipses. Il est l’un des rares personnages à vivre une ascension sociale et un changement favorable de ses conditions de vie. Le musicien est l’Amant de Lucie dans La Folle allure. Et l’écrivain son mari. Lui aussi connaîtra une évolution positive de son activité d’écriture en entrant peu à peu dans le champ littéraire.

Dans tous les cas, une équivalence est faite dans les trois romans, entre les caractéristiques physiques, morales, et les professions des personnages. Tous les employés, fonctionnaires sont physiquement disgracieux, malheureux en amour, et travaillent sans espoir de mobilité sociale ascendante. Le métier, ainsi inscrit dans le corps transforme une possibilité sociale en quelque chose de l’ordre de la nature. En associant d’une manière systématique des caractéristiques physiques et morales avec des professions, avec également des manières de vivre ces divers métiers, Bobin crée l’impression d’un fatalisme social. Il en résulte un sentiment d’immobilisme plutôt pessimiste, au regard de la manière péjorative par laquelle les conditions de vie et états d’âmes de ces personnages sont brossés. Lorsqu’on a la malchance de se trouver dans la catégorie des pères et maris, fonctionnaires ou professeurs, aucun espoir d’une vie heureuse ou de changer son destin n’est offert.

Un seul personnage échappe un temps au fatalisme ambiant : il s’agit du professeur de français d’Albe306, qui va devenir un temps son amant. L’histoire de cet individu est relatée par l’auteur. De voyou à l’âge de vingt ans, une rencontre lui fait aimer la littérature, le conduit à la prêtrise puis au professorat avant de subir une attaque cérébrale. Dans ce cas de figure, le déclencheur de l’ascension sociale s’effectue par une rencontre imprévisible et inespérée. Cela résume bien le schéma général dans lequel évolue l’ensemble des personnages secondaires des romans de Bobin : à moins d’un événement extérieur favorable (le démarrage imprévisible d’une carrière littéraire ou artistique, une rencontre pour le voyou), il n’y a que peu de chance d’échapper au milieu socio-économique dans lequel on est immergé par son origine sociale et sa profession. Le modèle d’évolution économique et sociale des personnages des trois romans présente donc des trajectoires de faible mobilité sociale ascendante, où les personnages ont tendance à rester dans des situations aussi insatisfaisantes qu’indépassables.

Ce fatalisme social est renforcé par le nombre élevé d’individus vivant des interruptions brutales de trajectoires : la maladie, qu’il s’agisse de cancer (Lucie, dans La Folle Allure ; la mère d’Isabelle, dans Isabelle Bruges), d’aliénation mentale (pratiquement toutes les vieilles femmes dans les trois romans), de suicide (Guillaume, dans La Femme à venir), ou les accidents (la mère d’Albe dans La femme à venir) sont des maux qui frappent constamment les personnages secondaires. Chacune des héroïnes est amenée à côtoyer des relations plongées dans d’affreux drames personnels, et rencontre au moins une personne qui va mourir avant la fin du roman. La maladie et la mort conjuguent leurs effets auprès de personnage rarement âgés, interrompant ainsi des trajectoires monotones et ennuyeuses.

Faibles possibilités de mobilité sociale, grande probabilité d’être atteint à n’importe quel moment par la maladie, la dépression (on relève également de nombreux cas de crises existentielles) ou un accident, s’associent pour construire un univers social dans lequel il ne reste que peu de chance d’améliorer ses conditions de vie. Même les rares personnages réussissant une ascension sociale ne le font qu’à la faveur d’un événement imprévisible et ne s’en trouvent pas plus heureux pour autant. Personne n’échappe à sa condition dans les romans de Bobin et celle-ci est à chaque fois décrite de manière si péjorative qu’elle n’a rien d’enviable : un métier ennuyeux, une précarité affectives (la plupart des couples se défont, les femmes trompent leur mari, les enfants sont malheureux et fuguent...), et une grande probabilité d’accident en donnent les principales caractéristiques.

Seules les activités artistiques offrent les possibilités d’un dépassement par haut des conditions sociales. Que l’unique chance de mobilité sociale se trouve associée au monde artistique invite à remarquer qu’il n’est pas accordé de crédit au rôle de l’Ecole. Alors que traditionnellement le système scolaire axe son discours sur l’égalité des chances de chacun et la possibilité d’une réussite sociale par le travail, aucune valeur n’est donnée dans les romans de Bobin à cette possibilité : ce n’est jamais par le biais d’une réussite scolaire que les personnages construisent une vie exemplaire. L’art et la culture (littéraire) rendent les destinées plus supportables, mais en aucun cas une éthique de l’effort et du travail ne s’observe dans les romans. Les personnages qui auraient un temps misé sur la formation supérieure sont même ridiculisés par l’auteur. Ainsi, Roman, le mari de Lucie dans La Folle Allure, commence par des études de droit avant de se mettre à écrire :

‘« Des études pour devenir notaire, comme papa, vingt-deux ans d’obéissance et de raison qui se pulvérisent à mon contact, les livres de droit qui se couvrent de poussière, les joues où on laisse venir une méchante barbe de hérisson, pauvre parents Kervoc, allez donc vous sacrifier pour vos enfants, vraiment, ce n’était pas la peine. »307 ’

Le refus d’accorder de l’importance à l’éthique scolaire reste tout à fait dans la logique de la mystique contemplative : l’école, le travail, la construction d’un projet d’étude, d’une carrière professionnelle sont des valeurs qui entrent en contradiction avec la recherche d’un état contemplatif tel que le décrit Max Weber, pour lequel une condition primordiale est la minimisation de toute action ou activité :

‘« Il [le mystique contemplatif] réduit son activité au minimum parce qu’elle ne peut jamais lui donner la certitude de son état de grâce » 308

Ainsi, l’ethos développé dans les romans de Bobin, accessible par l’étude des trajectoires des personnages reste cohérent avec celui développé dans les autres formes de textes. Celui-ci consiste en refus d’une éthique de l’action et de l’effort (telle que celle de l’ascèse intramondaine, si l’on reprend un second type idéal construit par Weber et pensé comme s’opposant à la mystique contemplative).

Notes
305.

C. Bobin, Isabelle Bruges, op. cit.

306.

C. Bobin, La Femme à venir, op. cit.

307.

C. Bobin, La Folle allure, op. cit., p. 67

308.

Max Weber, Sociologie des religions, Paris, Gallimard, p. 201