Les formations scolaires des héroïnes

Du fait que les histoires débutent à chaque fois pendant l’enfance des jeunes filles, il est question dans les romans du rapport à l’école et aux études des héroïnes. Sont également relatés les types d’études suivies par chacune d’entre elles. Une fois encore, une série de similitudes se dégage de la lecture des trois parcours scolaires : aucune n’effectue une scolarité normale ; toutes manifestent un goût prononcé pour les matières littéraires et une aversion pour les disciplines scientifiques ; chacune n’apprécie que très modérément le système scolaire et ne s’y investit que de manière éclectique.

Lucie et Isabelle ont en commun de vivre une scolarité inhabituelle. Tandis que la première fugue sans arrêt, interrompant continuellement ses études, la seconde s’instruit uniquement au contact de Jacques, fils de la grand-mère qui l’a recueillie petite fille. Celui-ci joue le rôle d’un précepteur très particulier. La manière dont Jacques construit ses leçons s’écarte sensiblement des formes traditionnelles d’enseignements. Adepte des cours pratiques, il propose à Isabelle de se rendre sur les lieux d’une leçon : à Versailles, par exemple, si le thème du jour porte sur l’histoire de France ou la littérature. Malheureusement, les escapades des deux protagonistes tournent souvent court, et ils n’arrivent que rarement au lieu prévu. La jeune élève se retrouve alors à mi-chemin de la destination finale, contrainte d’apprendre ses leçons dans une chambre d’hôtel et au moyen de livres, tandis que son professeur joue aux cartes avec les tenanciers de la maison. La visite à Versailles se déroule selon ce schéma :

‘« Versailles, c’est un jardin pelé, avec un potager, des toilettes -une cabane de planches mal ajustées les unes aux autres - et une bande de terres rouges, creusée en son milieu pour le passage des boules de bois, jonchées de grosses quilles vertes. Pour entrer dans Versailles, on sort des chambres au premier étage. [...] Devant un verre de bière, Jacques décrit les appartements de Versailles où il n’est jamais allé, les grimaces des courtisans, les caprices des reines, les dentelles blanches tachées de sang [...]. Maintenant ouvrez votre livre de La Fontaine, c’est un auteur de ce temps, un chanteur de l’époque. Ce n’est pas dans les livres d’histoire que vous apprendrez l’histoire, mais dans ces fables, ou dans les pièces de Racine. [...] Ce soir dans votre chambre, écrivez-moi quelques fables à votre façon. Imaginez que la cigale soit protestante et la fourmi catholique, inventez une suite à la maladresse de Perrette : comment on retient sur son salaire le prix du pot au lait, sa révolte, son licenciement. » 309

L’exemple rend compte d’une ambiguïté dans le rapport à l’institution scolaire : les façons traditionnelles d’enseigner sont négligées (Isabelle ne se rend pas en salle de classe pour étudier) sans toutefois que les contenus des enseignements ne soient remis en question. La Fontaine est un auteur légitime dans le champ scolaire, et les exercices proposés à l’élève entrent également dans le cadre de développement de compétences scolaires. Il est donc proposé par Bobin une petite variante touchant plus la forme pédagogique que le contenu. Toutefois, il faut remarquer que l’essentiel de l’enseignement porte sur un message particulier, sensiblement différent de celui que pourrait donner l’école :

« Elle apprend quand même des choses, Isabelle : un peu de français, un peu d’histoire, rien des mathématiques et beaucoup de la vie quand la vie murmure, au bord des lèvres de Jacques, cette parole étoilée, ce bon pain d’une phrase, trois mots pour une grande faim, trois anges gardiens sur le chemin : ce n’est pas grave Isabelle. Rien n’est grave. » 310

Voici donc proposé à Isabelle comme au lecteur, une parmi les « vérités » que Bobin, dans la logique de la mystique contemplative, est amené à énoncer. « Rien n’est grave » est une formule qui reste cohérente avec les propos de l’auteur que l’on trouve dans d’autres genres littéraires. Si « rien n’est grave », alors cela signifie qu’aucune action ou attitude n’est plus valable qu’une autre. L’immobilisme, l’attente se trouvent alors justifiés.

Lucie, héroïne de La Folle Allure, est élevée dans un cirque ambulant. Les conditions de vie sont donc dès le départ propices au développement d’une forme de scolarité particulière. La petite fille ne va pas à l’école pendant une grande partie de son enfance :

‘« On s’arrête dans les villages que pour deux ou trois jours, pas le temps de dénicher un curé ni de suivre des cours à l’école : l’enseignement, comme le reste, c’était la famille. C’est le clown qui nous faisait le catéchisme. [...] Il nous rassemblait dans sa roulotte, une heure par semaine, en début d’après-midi, et il ouvrait sa Bible. » 311

A partir du moment où les parents de Lucie quittent le cirque et se sédentarisent, elle entre dans un pensionnat tenu par des religieuses. Des indications sur son niveau scolaire sont données :

‘« J’annonce les notes récoltées ce trimestre en latin, en anglais, en français. Que des notes brillantes comme des pierres précieuses, des quinze, seize, des dix-sept sur vingt. Les commentaires des professeurs sont enthousiastes. Deux points faibles, deux ombres fines : en mathématique et en sciences naturelles. » 312

Tout comme Isabelle, lisant fréquemment au pied de son cerisier « des nouvelles de Tchékov, des romans de Balzac et de Dickens »313, tout comme Albe choisissant d’entreprendre des études de lettres à l’Université, Lucie développe une culture littéraire, notamment au contact d’un enseignant particulièrement apprécié par l’héroïne :

‘« Après dix heures, la voix ensoleillée d’un professeur de français nous réveille. Racine, La Fontaine, Pascal, Montaigne et les autres sortent des caveaux de la grande littérature pour entrer dans nos coeurs d’adolescentes. Les semaines passent, les mois, les années. Je suis une élève exemplaire, sauf pour les sciences et les mathématiques. J’ai peu le goût pour la langue des savants et des experts-comptables. Je préfère le doux parler des anges, le bruissement des alexandrins et le son rocailleux du latin. » 314

Le coeur contre la raison et le calcul : l’opposition déjà repérée dans le premier chapitre, se retrouve bien dans ses romans, structurant cette fois-ci les attitudes des personnages. Si l’école fait mauvaise figure, au point que l’écrivain imagine pour ses héroïnes d’autres formes d’accession au savoir, il est toutefois à constater que la littérature et le goût de la lecture sont partagés par les trois jeunes filles. Parce qu’elle est vue comme la possibilité non pas d’instruire mais d’émouvoir, la littérature est pratiquement la seule parmi les matières scolaires enseignées à bénéficier de la bienveillance de l’écrivain. Remarquons au passage le classicisme opérant dans les choix d’auteurs cités : tous figurent sur les programmes scolaires et listes du baccalauréat. Ainsi, si les cursus scolaires et rapports aux études des héroïnes dénotent sensiblement des formes plus traditionnelles, le constat d’un ralliement aux oeuvres littéraires légitimes invite à mesurer la position face au système scolaire. Même si l’on y décèle une critique, celle-ci porte davantage sur la forme que sur le contenu. Bobin n’apparaît pas remettre en cause radicalement le système scolaire, et le choix des écrivains retenus sur les programmes officiels correspond à celui que Jacques, précepteur d’Isabelle, lui préconise.

Notes
309.

C. Bobin, Isabelle Bruges, op. cit., pp. 57 - 58

310.

C. Bobin, Isabelle Bruges, op. cit., p. 59

311.

C. Bobin, La Folle Allure, op. cit., p. 30

312.

C. Bobin, La Folle Allure, op. cit., p. 52

313.

C. Bobin, Isabelle Bruges, op. cit., p. 66

314.

C. Bobin, La Folle Allure, op. cit., p. 59