Petits emplois des héroïnes

A l’issue d’une formation achevée par l’obtention d’un baccalauréat ou par quelques années d’Université, la question de l’entrée dans la vie active se pose à deux des trois jeunes filles, Isabelle choisissant d’emblée de s’occuper de sa grand-mère d’adoption. En revanche, Albe et Lucie mettent en oeuvre de petites et passagères stratégies professionnelles. Si les solutions apportées diffèrent d’un roman à l’autre, l’attitude générale reste identique et se rapporte, une fois de plus à l’une des caractéristiques du type wébérien du mystique contemplatif : à l’action, à la poursuite d’une carrière professionnelle sont préférés l’attente et le retrait de la vie active.

Dans La Folle Allure, Lucie occupe des emplois relativement différents selon les périodes de sa vie. Elle commence par être vendeuse de parfum lorsque mariée à Roman, elle tente de subvenir aux besoins du couple. Son mari souhaite se lancer dans une carrière littéraire. Il écrit donc sans relâche mais n’est pas publié, et ne rapporte pas de revenus. La manière dont Lucie relate les impressions procurées par ce travail montre une jeune femme prise entre la distance au rôle et l’ironie sur son propre sort :

‘« J’ai trouvé une place de vendeuse dans une parfumerie. Je ramène assez d’argent pour les courses, le loyer et le ruban de la machine à écrire. C’est une situation qui correspond à ce que j’imagine de l’état des mariés : tout pour toi mon chéri. Tu restes à la maison, ne te soucie que d’écrire, je te nourrirai. Je me trouve assez belle dans le rôle de servante de l’artiste. Je m’aime bien dans cette image. » 315

Elle trouve ensuite une place dans une librairie d’occasion. Elle y travaille sans plus d’intérêt que dans la parfumerie. Le troisième travail marque une rupture avec la banalité des deux précédents : elle devient, presque par hasard, une actrice de cinéma renommée. Tout commence lorsqu’un film est en train de se tourner dans son village. Elle y obtient un rôle de figurante. Repérée par un producteur, sa carrière s’enclenche et décolle immédiatement :

‘« J’obtiens un rôle de figurante. Je serai de ceux qui s’avancent au bord de la fosse et jettent à l’intérieur une rose jaune. Le fleuriste fait en deux heures la recette d’une semaine. Je ne sais rien de l’histoire. On nous demande de pleurer une femme très aimée dans son village. La scène est reprise quatre fois, quatre fois de suite mon coeur se brise et mes yeux s’embuent. [...] Un petit gros relève mon nom, mon adresse, c’est promis, il pensera à moi pour d’autres figurations. » 316

De figurations en petits rôles, Lucie gagne en célébrité. Son regard sur ce métier est acide et sans illusion :

‘« Le monde est plat comme un écran, je fais partie des ombres chinoises, je ne fréquente plus que des Fantômes. Les acteurs sont des gens qui s’embrassent beaucoup et détestent encore plus. Les acteurs sont de pauvres gens comme vous et moi. Toujours à chercher un miroir pour lui infliger la même question, dis-moi, miroir, dis-moi franchement en sachant que je ne supporterai pas ta franchise : m’aime-t-on assez, m’aime-t-on toujours ? Les acteurs sont de grandes fleurs fragiles qui poussent au soleil des caméras, se fanent à la lecture des journaux. Les journalistes, voilà les vrais rois de ce monde. Toujours dans le fiévreux et l’inachevé, jamais le temps de rien : les rois de ce monde vivent comme des esclaves. » 317

L’absurdité de ce métier est le sentiment constamment mis en avant par Lucie. Elle est devenue actrice de cinéma par hasard, et c’est toujours sans effort de sa part qu’un certain succès lui vient : il n’y a dans ce parcours aucune trace de volonté ou d’ambition. Jamais Lucie ne se prend au sérieux ou considère comme importante cette activité professionnelle. Elle y met d’ailleurs une fin provisoire sans manifester d’état d’âme particulier. Sa fugue, au début d’un tournage en pays étranger ressemble d’ailleurs au sentiment d’ennui éprouvé par Jonathan le photographe dans Isabelle Bruges. Une perte de sens achève l’expérience professionnelle. Elle se réfugie dans un hôtel du Jura et commence à rédiger ses mémoires.

Dans La Femme à venir, Albe, fille de peintre célèbre et aisé pourrait tout à fait ne pas s’occuper de questions matérielles et poursuivre ses études de lettres. Elle abandonne pourtant l’Université et s’invente une activité professionnelle : elle transforme un couvent abandonné en centre culturel.

‘« Elle explique : dans les salles voûtées, j’ouvre une galerie de peinture. Vous connaissez mon père, bien sûr. On y donnera également des concerts. Aussi des réunions, des colloques. Dans les cellules, j’installe une table, deux chaises, un encrier, une rame de papier blanc. Des gens viendraient pour remplir des feuilles d’impôts, des courriers administratifs, et pourquoi pas, des lettres d’amour. Bien entendu, ce service, contrairement aux autres, serait gratuit. » 318

L’idée se réalise assez rapidement et avec un succès remarquable. Loin de contenter Albe, cette facile réussite l’ennuie : ‘« tout va très vite. L’argent vient avec la location de la salle à des associations. Tout va trop bien. Au bout de six mois, Albe s’ennuie’. » 319

Une fois encore l’ennuie frappe un des personnages au coeur de l’action. Tout comme Jonathan et Lucie, le sentiment d’un manque, d’une inutilité voire d’une futilité de la tâche accomplie envahissent Albe au point de lui faire abandonner son activité professionnelle. Le travail, l’action, le projet ne sont donc pas des éléments susceptibles de fournir le sens d’une existence. Les personnages auraient tort d’attendre de l’activité professionnelle une quelconque gratification sur le plan personnel. D’ailleurs, ils ne sont jamais dupes, et savent avant même de commencer à travailler ce à quoi ils s’exposent. Ainsi Albe, avant de fonder son centre culturel réfléchit aux effets indésirables de l’exercice d’un emploi :

‘« Je ne vais pas quand même me faire entretenir par des vieux, ni par mon père. Ce n’est pas entretenir qui me gêne, ce sont les vieux -et c’est mon père. Pour trouver de l’argent, il faut travailler. Parler, avec oubli. Quitter le silence natal. Agitation, fatigue. Et le lendemain, recommencer. De neuf heures du matin, jusqu’à six heures du soir, revêtir le costume de scène. Pour quelques sous, mentir. Voyons. D’un côté, ce que coûtent un loyer, des vêtements, la viande, le pain, les déplacements et le reste. C’est un chiffre considérable, que l’on peut cependant calculer. D’un autre côté, ce que coûte le temps perdu à travailler. Il faut toujours ajouter une unité. Malgré tout, on reste en deçà du chiffre réel. Inestimable. Comment résoudre l’équation. » 320

En proposant l’adéquation entre travailler et mentir, Bobin indique clairement les raisons pour lesquelles l’action et la vie dans le monde sont dévalorisées : le travail coûte car il oblige à entrer dans le monde et à interrompre le silence. Parler, travailler et mentir deviennent donc synonymes sous la plume de l’écrivain. Le parallèle avec ce que dit Max Weber sur l’attitude du mystique contemplatif s’impose une fois encore :

‘« Pour atteindre son but la contemplation a besoin, en permanence que les intérêts quotidiens soient mis de côté. Dieu ne peut se faire entendre à l’intérieur de l’âme que lorsque la créature se tait complètement en l’homme » 321

Implicitement, le mode de pensée des héroïnes reprend la posture du mystique contemplatif pour lequel le silence, l’absence d’action sont les conditions d’accession à l’état contemplatif. Qu’il s’agisse des romans ou des autres formes de textes de Bobin, l’ethos proposés et illustré par les comportements des personnages de roman reste cohérent.

De plus, l’image du costume de scène à revêtir huit heures par jour renvoie également à la métaphore théâtrale pour qualifier la vie sociale, vue comme un jeu où une pluralité de rôles sont à la disposition des individus. La logique de la mystique contemplative est exclusive et exige une unification de toutes les pratiques quotidiennes, de toutes les actions et pensées.

‘« Pour obtenir l’état de grâce, le bouddhisme primitif recommande comme condition préalable de ne pas agir ; en tout cas d’éviter, comme la forme la plus dangereuse de sécularisation (Verweltlichung), toute action rationnelle visant un but. » 322

Lorsque l’écrivain se prend pour modèle et présente quelques traits de son mode de vie au quotidien, il fait de l’attente, la lecture, et l’écriture les conditions d’accession à l’état de grâce. On constate qu’attendre et lire sont également les deux activités principales des trois héroïnes, et que pour deux d’entre elles (Lucie et Isabelle), l’écriture est envisagée à la fin du roman. Attendre, lire et écrire représentent donc des attitudes et actions qui s’inscrivent dans le cadre de la mystique contemplative.

Notes
315.

C. Bobin, La Folle Allure, op. cit., p. 80

316.

C. Bobin, La Folle Allure, op. cit., p. 123

317.

C. Bobin, La Folle Allure, op. cit., pp. 126 - 127

318.

C. Bobin, La Femme à venir, op. cit., p. 105

319.

C. Bobin, La Femme à venir, op. cit., p. 106

320.

C. Bobin, La Femme à venir, op. cit., pp. 103 - 104

321.

Max Weber, Sociologie des religions, op. cit., p. 196

322.

Max Weber, Sociologie des religions, op. cit., p. 199