De l’attente à la solitude

Ainsi, une série d’événements vus comme autant d’étapes initiatiques jalonnent la vie des jeunes filles, de manière à les conduire à un état final, identique dans chacun des romans. D’abord enfant, puis adolescente et enfin jeune femme, le lecteur découvre dans les trois romans la manière dont ces héroïnes se réalisent. Malgré les variantes dues à des habillages des récits différents, elles suivent un chemin identique formé de trois phases incontournables qui sont l’attente, l’amour et la solitude.

L’attente correspond au temps de la formation et de la maturation physique et intellectuelle des héroïnes. Cet apprentissage passe essentiellement par la lecture, qui permet l’acquisition d’une perception esthétique du monde. Une série d’épreuves douloureuses sont également au centre de la formation d’une expérience de vie aboutissant à une vision du monde particulière. Dans chaque roman, la période initiale d’attente est relatée par l’écrivain. Albe croise un jour lors d’une promenade une grenouille :

‘« Mais voici qu’une grenouille demeure au milieu du chemin. Immobile. Aucune respiration apparente. Aucun mouvement des muscles gainés de vert. Albe se penche sur le petit animal [...]. Amusement d’Albe. Amusement suivi d’une longue réflexion. [...]. La grenouille verte et noire a sauté dans les pensées d’Albe. Elle y demeurera longtemps cachée. Elle y renouvellera souvent son conseil qui est de feindre l’immobilité, de simuler une mort. Attendre. Ne bouger que dans l’extrême proximité d’un danger - ou d’un amour. Ne rien entreprendre avant. Attendre. Elle attendra sept ans. Peut-être trouverez-vous que c’est bien long, sept ans. Pour Albe, ils passeront comme un seul jour. Plus tard elle se dira, songeant à cette époque : je n’ai jamais été aussi heureuse que dans ces années-là, de sommeil et d’eau froide. » 323

Dans Isabelle Bruges, la jeune fille vient de rencontrer l’Amant. Bouleversée, elle se parle à elle-même :

‘« Attends. Assise, immobile, les yeux fermés. Attends. Réfléchis un peu. Toute cette lumière devant toi. Qu’est-ce que tu vas en faire. Prend exemple sur l’autre [un cerisier, qu’elle prend pour confident], toujours dans le même coin du jardin. Il ne s’affole pas, lui. Il ne s’impatiente pas. Il laisse venir, il laisse fleurir. Il rêve et dans son rêve il y a des sucs, des rougeurs d’abeille, des noirceurs de confiture. Quand il s’éveille il donne ses fruits et reste là, dépouillé, insomniaque sous le soleil, jusqu’à l’année prochaine. Jusqu’au prochain amour. » 324

A la fin du roman, Isabelle indique clairement dans une lettre à son Amant la composition de ses journées :

‘« Ici est mon travail. Mon travail c’est d’attendre - et ne me demandez surtout pas quoi, ou qui : si j’en avais la moindre idée, ce ne serait plus la peine de l’attendre. » 325

Enfin, Lucie, au moment de sa fugue, décide d’écrire ses mémoires, parce que celui lui permet de se placer dans une position d’attente :

‘« Je regarde ce manuscrit sur la table et je pense que je l’ai écrit pour me donner le temps de prendre une décision, de la laisser se prendre en moi. » 326

L’événement qui vient résoudre l’attente est l’amour. La rencontre avec l’Amant, bien qu’elle arrive à des moments différents pour chaque roman, comporte une série de traits récurrents : elle révèle l’héroïne à elle-même et lui ouvre la porte à des états insoupçonnés pour lesquels l’auteur emploie l’image de la lumière. La rencontre avec l’Amant présente les caractéristiques d’un état paroxystique, où une félicité totale est atteinte. L’état d’esprit dans lequel ces moments sont vécus par les héroïnes est relaté d’une façon succincte, comme si aucun mot ne pouvait décrire ces émotions communes aux registres de la mystique et de l’amour.

Ainsi l’amour, dans les romans de Bobin occupe une place particulière : invariablement rencontré par les trois jeunes filles, il constitue le seul événement digne de ce nom. Synonyme de moments extraordinaires, rares, source d’émotions indescriptibles, le sentiment amoureux n’est pourtant pas l’état dans lequel le lecteur quitte chaque héroïne, contrairement aux romans d’amour.

A l’issue de la période amoureuse, c’est la solitude qui constitue l’état final. Une fois l’amour éprouvé, les amants se séparent volontairement avec la promesse parfois de se retrouver ultérieurement. Vient alors aux héroïnes une connaissance plus profonde et achevée de la vie. Elles se retrouvent dans un état de grâce s’apparentant à une sorte d’attente comblée : ce qui était le plus important dans leur vie est déjà arrivé, il ne leur reste plus qu’à faire durer les sentiments de quiétude et de félicité éprouvés au moment de la rencontre avec l’Amant. La présence de l’autre est intériorisée et suffit à provoquer la joie sereine, une sorte d’endormissement dans la béatitude. Délivrées du souci de se réaliser, les héroïnes se lancent alors dans des tâches sans importance, et s’occupent à la contemplation et célébration de leur vie quotidienne.

D’une manière plus pratique, non décontextualisée, on retrouve bien à l’issue de l’analyse des trois romans le message délivré par Bobin sous d’autres formes littéraires : l’état de grâce correspond à celui défini par Max Weber pour le type du mystique contemplatif, il s’obtient au moyen d’une éducation à la sensibilité (par la lecture notamment), par le passage de quelques épreuves (le deuil, l’amour et l’apprentissage de l’absence de l’autre). L’attitude contemplative, en opposition à l’action est constamment préférée par chaque héroïne. L’ensemble des étapes franchies garantie l’accès à l’état de grâce.

Notes
323.

C. Bobin, La Femme à venir, op. cit., pp. 83-84

324.

C. Bobin, Isabelle Bruges, op. cit., pp. 91-92

325.

C. Bobin, Isabelle Bruges, op. cit., p. 124

326.

C. Bobin, La Folle Allure, op. cit., p. 132