1) Les pratiques de lecture des enquêtés

La lecture des textes de Bobin débute pour chaque enquêté à un moment particulier non seulement dans sa trajectoire sociale, mais également dans sa carrière de lecteur. Celui-ci a ainsi des habitudes de lecture, des goûts plus ou moins développés pour des genres littéraires proches ou éloignés de ceux investis par l’écrivain, des manières de lire et des traitements des livres qui sont à dévoiler. Alors que tel lecteur ne jure que par la bibliothèque publique et le système de l’emprunt, tel autre ressent la nécessité d’acheter et de posséder tous les ouvrages qu’il se promet de lire. S’il y a des lecteurs qui ne peuvent lire que le soir au moment du coucher, certains profitent de n’importe quel moment pour se plonger dans leur livre, tandis que d’autres enfin privilégient la position assise devant une table ou un bureau... Dans la perspective théorique visant à dire que les postures de lecteur sont tout d’abord prises dans une histoire culturelle341 du livre et de la lecture ensuite liées aux injonctions des textes, enfin qu’elles ont des effets sur leur réception, il convient alors de s’intéresser tout spécialement à ce que l’on définit d’une manière un peu générale par la notion de pratiques de lecture. Celle-ci comprend l’ensemble des postures de lecteur (moment privilégié pour lire dans l’année et dans la journée ; positions et lieux préférés) et des modes de traitement du livre (emprunt à la bibliothèque, emprunt à des amis, achats en librairie, en grande surface, rangement du livre dans des bibliothèques).

Il semble également pertinent, si l’on souhaite reconstruire l’expérience spécifique que chaque enquêté a eu avec les textes de Bobin, d’avoir les éléments qui permettent d’inscrire leur pratique de lecture de ces textes particuliers au regard de leurs pratiques habituelles. Car observer une variation entre les habitudes de lecteurs et les pratiques mises en place pour les textes de Bobin peut être le signe d’un suivi des injonctions de ces textes ou d’une attention spéciale qui leur sont accordés. De même, à des appréciations particulières (qu’elles soient péjoratives ou laudatives) à l’égard des textes de l’écrivain correspondent peut-être des postures de lecteur variables de manière significative. Ainsi nous intéresse dans les discours des enquêtés l’ensemble des déclarations ayant trait aux pratiques de lecture non seulement actuelles mais passées.

Notes
341.

Jacques Leenhardt évoque ce thème des postures de lecteur : « Ainsi, avant même d’aborder un texte, tout lecteur met en oeuvre une attitude, qui plonge ses racines dans l’histoire du livre dans sa culture, laquelle a pris des formes différenciées suivant les groupes sociaux, religieux, scolaires par lesquels ce rapport global a été médiatisé. [...] Il existe donc un rapport au texte, antérieur à toute confrontation avec un texte donné, qui détermine des postures de lecteur. Si la révérence caractérise l’attitude dans laquelle le texte est reçu comme un absolu, c’est-à-dire hors de toute discussion et échange possible, notre civilisation a également développé dans le temps une posture à l’égard du texte où la signification de celui-ci, au lieu de s’imposer dans le mystère même de sa transcendance, entre dans les méandres d’un procès d’élaboration complexe où le libre arbitre du lecteur et les nombreuses institutions spécialisées dans l’interprétation des textes prennent une importance déterminante. », Jacques Leenhardt, « Les effets esthétiques de l’oeuvre littéraire : un problème sociologique », in Martine Poulain, Pour une sociologie de la lecture, Paris, Editions du Cercle de la librairie, 1988, p. 62