3) Les usages ou fonctions des textes

Relevant davantage d’un mode de questionnement de type quantitatif que qualitatif à propos de la lecture, le thème des usages et fonctions s’inscrit dans une vision de la lecture entendue comme pratique :

‘« Une fois qu’elle [la sociologie] a répondu à la double question classique « qui lit quoi ? », il lui reste donc à savoir pourquoi et comment ce qui a été lu l’a été. Question de la fonction de la lecture et question de la nature du procès intellectuel et sensible de lecture. La question de la fonction a été la première traitée par la sociologie. Dès les années 20, on s’est interrogé sur les raisons qui poussaient certaines catégories sociales à lire plus que d’autres, et quels bénéfices elles en tiraient. On a évoqué la quête d’une meilleure intégration sociale, comme celle d’une formation intellectuelle permettant une meilleure compétitivité sur le marché du travail, on a parlé d’ennui et de solitude, du désir de rencontrer dans le livre un alter ego que la vie quotidienne maintient loin de votre porte, ou encore de la fascination pour des figures symboliques telles que stars, héros ou aventuriers. »358

Au milieu des années quatre-vingt-dix, ces questionnements restent d’actualité et continuent de mobiliser les efforts des sociologues. Ainsi R. Mauger, C. Poliak et B. Pudal axent leurs recherches sur usages et fonctions des textes dans une volonté de « rendre compte de la distribution sociale des pratiques de lecture 359». L’enquête menée sur une vingtaine de familles révèle trois fonctions dans les pratiques de lecture :

‘« Quelles raisons explicites ou implicites ceux qui lisent ont-ils de lire ? Quels effets attendent-ils de leurs lectures ? Quelles sont aussi les effets, explicitement recherchés ou non, de toute lecture ? Au delà de la plate évidence pragmatique, de l’utilité sans mystère de la lecture comme instrument d’adaptation à la société moderne transmis par l’école primaire au même titre que l’écriture et le calcul (exécuter des consignes, écrites pour un devoir, consulter une notice dans un dictionnaire, une encyclopédie, lire des documents, etc.), l’enquête met en évidence deux usages ordinaires et un usage extraordinaire de la lecture. Elle permet, d’une part, un accès autonome à l’imaginaire et au savoir : ‘fonction évasion’ et ‘fonction documentaire de la lecture’. Elle est, d’autre part, la source du ‘ plaisir littéraire’ : ‘fonction esthétique’ de la ‘lecture lettrée’ .» 360 ’

Ils présentent ainsi trois fonctions qui relèvent des catégories ordinaires de perception de la lecture. Il est en effet bien rare de ne pas rencontrer de lecteur décrivant dans l’un ou l’autre de ses termes, ses attentes de lecture. Nous proposons de déconstruire ces catégories larges, qui rendent compte d’une vision légitimiste et scolaire de la lecture. Que ces trois fonctions se retrouvent dans les discours de sociologues ou d’enquêtés ne signifient certainement pas qu’elles circonscrivent intégralement l’acte de lecture. Elles sont effectivement présentes dans les discours d’enquêtés. Mais cela ne justifie en rien que l’on s’en contente, et n’empêche pas de se demander si, alors même que les enquêtés disent lire pour le plaisir esthétique, pour se documenter, ou pour s’évader, ils ne font pas autre chose, ou plus que cela. On verra par exemple que les discours de lecteurs heureux des textes de Bobin convergent vers une formulation concernant l’effet de cette lecture : ils relatent se sentir apaisés, sereins, ou encore aidés par ces textes. Dans ce cas précis, quelles fonctions peuvent bien remplir chez eux la lecture des oeuvres de Bobin ? Il n’est pas du tout certain que ces effets entrent dans l’une ou l’autre des catégories proposées par B. Mauger, C. Poliak, et F. Pudal, même lorsque les enquêtés avouent d’une manière générale « lire pour s’évader », et même si, dans un autre article, les auteurs ajoutent une quatrième fonction :

‘« En effet, loin de révéler un nuancier de pratiques de lecture qu’il serait possible d’ordonner par rapport à la lecture idéale du lecteur accompli, l’enquête, outre qu’elle montre la rareté de cette ’lecture pure’ y compris chez des lecteurs professionnels, conduit à mettre en évidence un répertoire des pratiques de lecture qu’il est possible de classer en trois catégories : lecture de divertissement (lire ‘pour s’évader’), lecture didactique (‘lire pour apprendre’), et lecture de salut (‘lire pour se parfaire’), toutes irréductibles à la lecture esthète (‘lire pour lire’). » 361

Pour asseoir cette position, nous pouvons citer les travaux de Pascale Noizet. Dans une enquête menée sur la paralittérature sentimentale (et notamment les romans Harlequin), elle met en évidence une série de fonctions de la lecture des romans d’amour, qui ne renvoient pas exactement à ce qu’on entend habituellement par le terme d’évasion. Plaçant le rapport polémique entre homme et femme au coeur du roman Harlequin, l’auteur est conduit à penser que l’usage de textes de ce genre ne se réfère pas à un besoin d’évasion et ne correspond pas à une échappatoire, mais amène la lectrice à retravailler un quotidien conflictuel :

‘« Il est de toute première importance de relever le fait suivant : aucune lectrice qui discourt sur son acte de lecture ne l’isole du contexte situationnel où il s’insère. Détentrice d’une pragmatique pratique, le lectorat du roman d’amour nous donne en quelque sorte la clé du principe organisateur de leur lecture. En effet, nous avons déjà remarqué que les femmes plaçaient leur lecture au sein de leur vie quotidienne et Claire Bruyère soulignait le terme le plus fréquemment employé par les usagères, c’est-à-dire celui de ’relaxation’. Il y a donc bien un principe de réalité qui trouve son ancrage à l’intérieur d’une relation sociale et qui répond au besoin de se ’reposer’ d’une réalité matérielle dont les termes descriptifs, sans être analytiques, tendent à prouver le caractère oppressif. Ainsi, les énoncés du lectorat retiennent eux-mêmes l’idée que leur processus de lecture participe d’un principe d’humanisation puisqu’il lui procure le territoire minimal d’une relaxation et non pas d’une échappatoire. »362

La relaxation n’est donc pas synonyme d’évasion pour l’auteur, mais signifie le contraire: il s’agit pour les lectrices de se plonger dans un univers fictionnel leur donnant les moyens de revenir sur un rapport hétérosexuel polémique. Sans engager de discussion sur les présupposés de cette analyse, nous retenons la variation des fonctions de lecture que celle-ci met en évidence. Là où la presse fustige un genre qui selon elle promet évasion à ses lectrices363, on observe au contraire des discours de lectrices orientant leurs attentes vers d’autres fonctions de la lecture.

De la même façon, dans une étude consacrée aux pratiques de lecture en milieux populaires, B. Lahire remarque le rôle « réparateur » pris par certains livres :

‘« Il arrive fréquemment que le livre puisse jouer un rôle quasi « réparateur » à la suite de drames. Par exemple, une lectrice lit un roman parlant d’une femme malheureuse d’avoir perdu un frère dont elle était très proche, alors qu’elle vit la même situation. Pourquoi, après un tel drame, se plonger dans un roman qui « remue le couteau dans la plaie » ? En fait, la lecture permet de faire travailler son chagrin, son expérience douloureuse pour mieux l’accepter, pour essayer de donner du sens à ce qui est insensé et insupportable »364

L’exemple de ces études montre qu’il est tout à fait envisageable de présupposer l’existence de fonctions plurielles et implicites de l’acte de lecture, sous le couvert général de la fonction « évasion ». On aurait alors plus à perdre qu’à gagner à se rallier aux seules fonctions énoncées par les enquêtés et les auteurs de Histoires de lecteur. Nous postulons d’une part que cette pluralité des fonctions de la lecture des textes de Bobin est présente chez son lectorat, et d’autre part que la relaxation souhaitée par une possibilité de retravail de situations ordinaires conflictuelles au moyen de la lecture de ses livres constitue également un attendu par certains de ses lecteurs. Les fonctions et usages des textes de Bobin auprès de notre lectorat constituent donc un des traits pertinents dans l’élaboration de leur expérience de réception, mais à la condition de ne pas réduire celles-ci aux plus communes, et de se donner les moyens d’aller vérifier si, par delà les discours, des fonctions inédites peuvent être mises au jour.

Notes
358.

Jacques Leenhardt, « Les effets esthétiques de l’oeuvre littéraire : un problème sociologique », in Martine Poulain (ed), Pour une sociologie de la lecture, Paris, Editions du Cercle de la Librairie, 1988, p. 59 - 60

359.

G. Mauger, C. Poliak, « Lectures ordinaires », in B. Seibel, Lire faire lire, op. cit., p. 39

360.

G. Mauger, C. Poliak, « Lectures ordinaires », op. cit., p. 49 - 50

361.

G. Mauger, C. Poliak, « Les usages sociaux de la lecture », op. cit

362.

Pascale Noizet, L’idée moderne d’amour. Entre sexe et genre : vers une théorie du sexologème, Paris, Editions Kimé, 1996, p. 186

363.

P. Noizet, L’Idée moderne d’amour, notamment le chapitre 8 « Harlequin, un cas critique », op. cit.

364.

B. Lahire, La Raison des plus faibles, op. cit., p. 121