4- les effets du texte sur le lecteur 

Il est un domaine des réflexions concernant la réception, qui bien qu’abordé par H. Jauss et W. Iser, n’a pas eu de fortune du point de vue des recherches empiriques. Il s’agit des effets du texte sur le lecteur. Cela concerne toutes les manifestations physiques et psychiques liées à la lecture d’un texte : la joie, le sentiment d’un bien-être, l’envie de rire, ou au contraire l’agacement voire la colère, pour ne citer que les plus courants.

La mise en place d’une interrogation centrée sur les effets des textes sur le lecteur n’est pas habituelle en théorie de la réception. Pourtant lié aux interrogations relatives à la fabrication du sens des textes, ce thème n’est curieusement pas évoqué. Envisager la réception ainsi qu’une expérience mobilisant une série d’actes ou d’opérations nécessite alors de considérer que la question de construction du sens des textes n’épuise pas celle des effets : des lecteurs déclarant ne pas très bien comprendre un texte (un poème, par exemple) peuvent ressentir des émotions agréables ou désagréables à sa lecture. Par ailleurs, il y a des genres, comme la littérature érotique par exemple, qui visent explicitement à provoquer certaines émotions chez le lecteur. Les effets des textes font donc tout à fait partie de l’expérience de réception. Leur appréhension reste néanmoins délicate car elle nécessite de mêler ce qui est de l’ordre des sensations physiques éprouvées au moment de la lecture (et en conséquence de celle-ci) avec la compréhension des textes : autrement dit, ce sont des réactions physiques aux sons, mots, schèmes d’interprétations et injonctions venues de la matérialité des textes qu’il s’agit de repérer.

Les enquêtés, sollicités de dépeindre leurs impressions de lecture des textes de Bobin, ne partagent évidemment pas dans leurs commentaires ces deux éléments. Tandis que certains mettent l’accent sur un « bouleversement » sans en dire plus, d’autres s’épanchent sur les larmes, les sensations de bien-être et de douceur accompagnant l’appropriation des textes. Dans quelle mesure pouvons-nous rendre compte de ces effets parfois furtifs, qui se trouvent disséminés ça et là dans les discours de lecteurs ? De plus, existe-t-il suffisamment de proximité entre les effets ressentis par les lecteurs heureux et malheureux de Bobin pour qu’on puisse en proposer des regroupements, voire une typologie ? Nous posons que l’opération de reconstruction des effets de lecture lors de l’expérience de réception est non seulement possible pour les textes de Bobin, mais constitue un élément d’analyse pertinent quelque soit le support artistique retenu (littéraire, pictural, filmique...).

L’absence d’un questionnement centré sur cette thématique a de quoi surprendre, tant il paraît évident qu’une partie de la littérature (dans un sens très large) est aussi affaire de sensations. Ainsi la collection « chair de poule » dans la littérature pour jeunes porte un titre éloquent et dans un autre registre, la littérature érotique, a pour objectif avoué de provoquer des sensations y compris physiques. Concernant les textes de Bobin, la question se pose alors de la possibilité de repérer types de sensations ou d’effets. Et si l’on se rend compte que celles-ci sont récurrentes d’un enquêté à l’autre, cela signifie-t-il qu’il y a des injonctions dans les textes visant à produire certains effets sur le lecteur ?

La raison pour laquelle la thématique des effets du texte sur le lecteur n’a pas été étudiée est peut-être la conséquence du débat sur la nature de l’expérience artistique pour lesquels les tenants de la philosophie analytique kantienne et ceux de la philosophe pragmatique s’opposent. La question de fond concerne la notion d’expérience de réception : doit-elle être entendue dans le sens d’une expérience de nature artistique ou esthétique a priori ? Il y a deux réponses possibles, selon qu’on s’appuie sur les tenants de la philosophie analytique d’inspiration kantienne ou les tenants de la philosophie pragmatique. Pour les premiers, il s’agit d’une forme tout à fait singulière d’expérience, compartimentée, isolée du reste des sensations ordinaires, qui ne s’effectue qu’au contact de certains objets artistiques (légitimes). Les seconds (Dewey et Shusterman) au contraire, tentent en quelque sorte de démocratiser ce type d’expérience.

Soit on considère que le terme d’expérience artistique est synonyme d’esthétique et l’on se réfère à la philosophie kantienne pour extraire ce type d’expérience des sensations ordinaires communes, soit on élargit le sens du terme artistique pour lui faire rendre compte de toutes les sensations éprouvées par tout un chacun. Pour les tenants de la deuxième position, il y a une volonté de désacralisation de la relation à l’oeuvre, de démocratisation des expériences :

‘« Tandis que l’esthétique analytique s’inscrit dans la tradition romantique et moderniste qui affirme la valeur et l’autonomie de l’art en l’identifiant aux seuls arts « supérieurs » et en recourant aux concepts associés du sublime et du génie, Dewey déplore cette tradition élitiste qui fait de l’art « un art de musée. »365 ’

Mais celle-ci conduit à la dissolution de l’objet de recherche : il devient difficile de distinguer une expérience artistique d’autres formes d’expériences ordinaires si l’on pose à la fois que doivent être prises en compte les sensations les plus diverses et que les objets les déclenchant peuvent ne pas être des oeuvres d’art légitimes. Cet écueil constitue une des critiques adressées par la philosophie analytique à l’esthétique pragmatique :

‘ « Une deuxième raison pour laquelle la philosophie analytique a négligé l’expérience esthétique est qu’elle semble à première vue éphémère, évanescente et insaisissable. Contrairement aux objets d’art, solides et durables, constituant des réalités discrètes et détaillables, et satisfaisant à ce qu’Austin nomme la préférence philosophique pour « les marchandises de taille moyenne », l’expérience esthétique ne constitue pas une substance stable ou un phénomène clairement défini. Il devient même avec Dewey particulièrement difficile de l’isoler d’expériences non artistiques telles que les plaisirs du sport, de la conversation, de la cuisine. Réciproquement, l’expérience esthétique ne se manifeste pas à coup sûr devant les chefs-d’oeuvres de l’art. Bref, s’il ne s’agit ni d’une expérience particulière ni d’une expérience commune à tout ce qui est artistique, comme[nt] affirmer qu’une expérience proprement esthétique existe ? »366.’

Mais se rallier à la première position soulève également plusieurs problèmes. Si ce qu’on nomme une expérience artistique (esthétique) ne s’effectue que sous certaines conditions (être en présence d’oeuvres d’art reconnues comme telles dans une société ; disposer de la culture nécessaire pour les appréhender ainsi qu’elles le sollicite), que faire de toutes les formes variées, inopinées de réactions devant des produits culturels légitimes ? Un travail centré sur la réception ne peut se permettre de ne consister qu’en une sorte de vérification de l’adéquation entre des codes d’interprétation et des oeuvres. Sinon échappent toutes les expériences plurielles faites par des individus aux propriétés sociales et compétences culturelles variées. Et c’est l’ensemble du programme de recherche centré sur la notion d’appropriation qui disparaît.

Parmi les enquêtés retenus pour ce travail, nous comptons par exemple une dizaine de lycéens qui avaient à étudier Le Très-Bas en oeuvre complète. Pour un tel public, pour lequel la lecture d’un texte de Bobin est imposée, et qui par ailleurs avoue avoir « du mal à lire et à comprendre où veut en venir l’auteur », doit-on considérer qu’il s’agit d’une expérience artistique ? Et si la réponse est négative, comment analyser les réactions de ces lecteurs ? On ne peut tout de même pas considérer qu’il ne s’est rien passé, même si c’est la suggestion que font P. Bourdieu et A. Darbel dans L’amour de l’art. Le spectateur est donc « noyé », et il ne « s’attarde pas ». Ce qui vaut pour la peinture doit également valoir pour les livres, et cela signifie dans cette optique que le lecteur ferme sans le terminer l’ouvrage dont le message excède ses compétences et sa compréhension. Mais dans le cas, par exemple de lycéens, confrontés malgré eux à la lecture puis à l’analyse d’un texte de Bobin en classe, on ne peut conclure que ceux qui n’auraient pas « compris » le texte n’ont pas tout de même fait une expérience dont il reste intéressant d’en recueillir les traces.

Quelques années plus tard P. Bourdieu propose dans La Distinction deux types d’expériences en fonction des dispositions possédées par les individus qui permettent de faire avancer le débat. Reprenant la distinction kantienne entre l’éthique et l’esthétique, il pose que les expériences esthétiques ou éthiques sont fonction du niveau de capital culturel, économique et social. Ainsi, aux milieux populaires est accordé un rapport à l’art et aux oeuvres éthique (la fonction plutôt que la forme) tandis qu’aux milieux bourgeois est relevé un rapport esthétique (la forme plutôt que la fonction). Il y a bien dans cette grille de lecture des rapports aux oeuvres une volonté de considérer que les milieux populaires ont un type d’expérience artistique, qu’on ne peut en revanche qualifier d’esthétique.

Le pari pris ici consiste à dire que tous les enquêtés font avec les textes de Bobin une expérience, quel que soit leur degré de compétence culturelle et littéraire. Trancher sur le fait qu’elle soit artistique ou non reviendrait à décider d’autorité ce qui relève de la compétence artistique et exigerait d’en avoir une définition préalable bien arrêtée et établie. Or, on ne voit pas au nom de quel principe il pourrait revenir au sociologue de prendre cette position et d’entrer dans la lutte pour la bonne définition. En revanche, il apparaît pertinent de pouvoir dissocier lors de l’analyse du travail interprétatif mené par chaque lecteur, les types de compétences, de disposition set de modes d’appropriation des textes qu’il mobilise. Dans ce sens, la distinction entre les modes de jugement éthique ou esthétique (au sens de Kant/Bourdieu) reste pertinente car elle construit deux pôles idéaltypiques par rapport auxquels nous pourrons confronter les appropriations des lecteurs.

Notes
365.

Richard Shusterman,L’art à l’état vif. La pensée pragmatiste et l’esthétique populaire, Paris, Editions de Minuit, 1992, p. 38 - 39

366.

R. Shusterman, L’Art à l’état vif, op. cit, p. 52