Il apparaît enfin important de toujours contextualiser les pratiques de lecture des enquêtés : lire n’est pas une activité qui s’effectue en apesanteur sociale c’est-à-dire hors de toute inscription dans des sphères d’activités ou à des moments particuliers dans la trajectoire du lecteur. Ainsi, selon les milieux sociaux fréquentés à telle ou telle époque, la lecture (et la lecture de certains genres littéraires, de certains auteurs...) peut revêtir une signification qui disparaît lorsque l’individu change de milieu social. Les définitions de la lecture et manières de lire ne sont alors pas uniquement intériorisées par le lecteur, mais se trouvent plus ou moins acquises ou actualisées selon les milieux sociaux, d’une part, mais également, aurions-nous envie de dire, selon l’importance pour l’individu de ces milieux. Un bon exemple en est le milieu estudiantin fréquenté pendant le temps de la formation : les pratiques de lecture des enquêtés peuvent s’intensifier durant ce laps de temps, au contact de camarades de promotion particulièrement influents et stimulants, en raison des exigences de la formation, sans que l’on observe qu’elles deviennent des habitudes tellement acquises qu’une fois les études terminées, ces pratiques restent.
Même si la valorisation de l’activité lectrice par l’école nécessite de toujours considérer qu’il s’agit d’une pratique particulièrement légitime (plus que d’autres, plus que la télévision...), et qu’il y a donc pour les enquêtés un rapport à la culture dominante qui se joue dès lors qu’on aborde le sujet de leurs lectures, il convient de ne pas dissocier plus que les enquêtés ne le font eux-mêmes, leurs pratiques de lectures des autres pratiques quotidiennes. Nous souhaitons rompre avec une conception trop littéraire de la lecture, qui conduit à rapporter les lectures présentes aux lectures passées (notion de « bibliothèque intérieure » chez J.-M. Goulemot367), ceci pour déterminer ce que font les lecteurs de leurs lectures. La position que nous voulons adopter est quelque peu différente : nous postulons que l’expérience de réception puise à la fois dans les lectures antérieures des enquêtés et dans l’expérience sociale (toute entière), le contexte affectif, familial, professionnel, économique ... C’est également cette voie qu’emprunte P. Noizet :
‘« Il est caractéristique que les lectrices de la paralittérature sentimentale produisent sur leur acte de lecture une interprétation dont le premier principe est d’ordre matériel. Ainsi, la plupart des consommatrices l’inscrivent-elles dans une pratique quotidienne de travail professionnel et familial. Situé dans un espace-temps qui régit solidement et généralement la vie des femmes, la lecture remplit ici la fonction d’une détente. [...] La lecture représente un acte personnel et même solitaire au milieu d’une série d’obligations professionnelles et familiales. Cette relaxation, pour user de ce mot-clé, participe bien d’un moment de répit dans une vie quotidienne principalement tournée vers les relations aux autres. [...] Dans ce sens, la pratique culturelle s’avère être une aire d’intimité mais dont l’existence se découpe dans la dépendance du vecteur ’temps de travail’ et qui se vit par le fait même sur le mode de la culpabilité, le plus souvent alimenté par les membres de la famille. [...] Autrement dit, la culpabilité n’est pas liée au degré de légitimité sociale du corpus mais à une praxis qui signifie pour les lectrices le fait de s’occuper d’elles-mêmes, dans une sphère d’activité intime échappant à l’emprise contraignante de la division sexuelle du travail. »368 ’Cette proposition conduit à envisager d’une manière nouvelle les questions figurant dans les entretiens lors de l’enquête. Il ne s’agit plus de se focaliser uniquement sur les lectures présentes et passées de l’enquêté, mais de rattacher à chaque fois la lecture de tel ou tel type d’ouvrage à un contexte particulier, en faisant intervenir divers thèmes : contexte économique, professionnel, familial, affectif... Cela signifie en terme de trait pertinent que le rapport entre les lectures et les contextes de cette pratique doit être retenu.
Jean-Marie Goulemot, « De la lecture comme production de sens », R. Chartier, Pratiques de la lecture, Paris, Editions Rivages, 1985. C’est une critique adressée à l’auteur par B. Lahire (La raison des plus faibles, op.cit.) que nous reprenons également.
P. Noizet, L’Idée moderne d’amour, op. cit, p. 174 - 175