1 - Critères de sélection des enquêtés

Partir des objets plutôt que des individus afin de rendre compte de leur distribution dans l’espace social ainsi que l’invite l’application du programme de recherche de R. Chartier ne fournit que peu d’information sur la manière de constituer les « communautés de lecteurs »369. A priori, lorsqu’il s’agit de mesurer des variations dans les appropriations, tous les individus composant une population sont susceptibles d’être concernés : soit parce que certains ont eu accès à l’objet, soit parce que l’enquêteur, intéressé par l’expérience qu’ils pourraient en faire, « provoque » en quelque sorte la confrontation, en les mettant en présence de l’objet. Autrement dit, il n’existe pas de règle précise de construction de la population enquêtée dans cette optique et celle-ci, pour peu que l’on recherche la variation des caractéristiques sociales des individus, devient rapidement difficile à borner. Dès lors, comment procéder pour constituer cette population ? La réponse combine une réflexion portant d’une part sur l’accessibilité des lecteurs des textes de Bobin, et d’autre part sur les caractéristiques sociales que l’on souhaite retenir chez ces lecteurs, dans la mesure où l’on peut avoir le choix.

Pour notre travail, nous avons utilisé la méthode des réseaux : les premiers enquêtés faisaient partie de notre entourage et par leur entremise, nous avons pu contacter d’autres lecteurs des textes de Bobin. Nous avons décidé de ne pas provoquer la lecture (nous n’avons pas sollicité des individus en vue de faire des entretiens). Ainsi, tous les enquêtés retenus ont une histoire de réception qui n’est pas directement liée à notre demande ou intervention. En revanche, certains de nos proches, soucieux de nous aider dans la phase de construction de la population, ont demandé à des collègues de travail de lire un texte de Bobin (généralement Le Très-Bas) afin de se faire une opinion et éventuellement de participer à l’enquête. Dans la constitution de la population, nous avons ainsi retenu quelques individus qui ont pris connaissance des textes de l’écrivain par ce biais. Même si nous ne pensions pas au départ utiliser cette possibilité, nous avons procédé à des entretiens avec ces lecteurs tout gardant à l’esprit lors de la reconstruction des expériences de réception, la particularité de leur première prise de contact avec les textes de Bobin (lire pour participer éventuellement à une enquête engage peut-être un rapport au texte plus tendu, plus attentif que pour d’autres lectures, et découvrir un auteur dont on sait qu’il fait l’objet d’une recherche universitaire peut avoir des effets sur sa légitimité dont l’appropriation de ses textes en portera des traces). Cela concerne sept enquêtés. Pour tous les autres, il s’agit soit de personnes que nous connaissions au départ (cinq individus), soit de personnes qui nous ont été présentées par les premières. L’aisance avec laquelle le nombre de cinquante individus a pu être atteint est à souligner : chaque lecteur de textes de Bobin était à même de nous indiquer les noms de plusieurs autres lecteurs, amis, collègues de travail, ou membre de sa famille. Cette sociabilité autour des livres de Bobin correspond-elle, ainsi que le signale André Comte-Sponville (voir le chapitre premier) à une particularité de son lectorat ? Si dans une étude centrée sur la réception d’un seul auteur il est évidemment impossible de trancher, il reste que cette accessibilité au moyen de la méthode des réseaux à un nombre conséquent de lecteurs a constitué une des bonnes surprises de l’enquête.

Concernant les caractéristiques sociales générales des individus à retenir, il faut signaler nous n’avons pas eu une très grande marge de choix. En effet, procéder par réseau a eu pour conséquence de nous mettre en présence d’individus proches selon certaines caractéristiques parmi lesquelles la plus redondante était la profession. Notre volonté de ne pas inscrire ce travail dans une perspective de représentativité du lectorat de Bobin fait que la sur-représentation de certaines catégories socioprofessionnelles n’est pas à envisager comme un obstacle. Au contraire, partir des objets plutôt que des individus de manière à reconstruire des « communautés de lecteur » autorise de se laisser porter d’une certaine manière par les réseaux déjà constitués autour des objets. Il en résulte des informations sur les manières dont circulent ou ne circulent pas les objets selon les aires et groupements sociaux qu’il est intéressant de relever. Nous observons ainsi que parler de ses lectures et des textes de Bobin est légitime dans certains milieux professionnels et pas dans d’autres. Le clivage est manifeste lorsqu’on compare par exemple les manières d’avoir connu les textes de Bobin chez les enseignants et chez les ingénieurs : alors que les livres de Bobin circulent facilement entre collègue chez les premiers, les seconds ne rapportent leurs lectures qu’à des réseaux de sociabilité hors du monde professionnel. Le lien entre les pratiques de lecture en fonction de la légitimité de celle-ci selon les sphères d’activités des enquêtés est un thème que nous aborderons dans cette étude. Il est en tout cas un des effets non prévu au départ, résultant du mode de construction de la population.

D’une manière générale, nous souhaitions recueillir les discours d’impressions positives et négatives de lecture des textes de Bobin, de sorte que les formes d’expérience de réception aient une chance de varier. Les impressions positives sont évidemment apparues en plus grand nombre : les premiers enquêtés connaissaient principalement d’autres individus avec qui ils partageaient un goût pour les textes de Bobin. Parfois et sous forme d’anecdote, nous était présenté le cas d’une connaissance qui « n’aimait pas du tout » les écrits de cet auteur. Nous avons tenté, chaque fois que cela était possible, de prendre contact avec ces individus dont la particularité est qu’ils se voient comme des non-lecteurs des textes de Bobin. Leur faible nombre (sept cas) dans cette enquête réside dans la difficulté que nous avons eue d’une part à les rencontrer, et d’autre part à les convaincre de se plier au jeu des entretiens et d’accepter de discourir à propos d’une expérience qu’ils ont jugée de façon négative. Le prétexte le plus souvent invoqué était l’absence de souvenir concernant ces lectures, qui faisait passer l’entretien pour un non-sens. Or, pour la demi-douzaine d’enquêtés retenue, il s’avère que leurs discours sont tout à fait riches et intéressants du point de vue des objectifs de recherche. Nous présentons même, sous forme de cas limite, un individu qui n’a jamais lu un seul texte de Bobin, bien qu’il puisse en parler plusieurs heures durant. Ses déclarations sont un apport précieux sur les manières d’être informé par un texte ou une oeuvre seulement au moyen du hors-texte.

Plutôt que de faire varier les catégories socioprofessionnelles, nous nous sommes intéressée à la variation des contextes affectifs, familiaux, professionnels ou encore amicaux. Se demander en quoi le fait d’être parents, marié ou divorcé, étudiant ou à la retraite, en pleine activité professionnelle ou au chômage a une incidence sur d’une part les pratiques de lecture et d’autre part l’expérience de réception des textes de Bobin est une façon d’envisager la question des conditions sociales de réception de l’oeuvre de Bobin. C’est également une manière d’inscrire la lecture dans l’ordre des préoccupations ordinaires et quotidiennes et de ne pas supposer que tout lecteur rapporte, d’une façon mécanique, ce qu’il lit à sa « bibliothèque intérieure».

Cinquante individus ont été retenu pour la passation des entretiens, parmi lesquels la répartition par sexe est à peu près égale (26 hommes et 24 femmes). Nous avons souhaité composer une population totale avec une égale répartition entre homme et femme parce que nous souhaitions pouvoir effectuer des comparaisons des expériences de réception en fonction de cette variable. De même, les âges des lecteurs s’étalent de 16 ans pour les lycéens à 70 ans pour les retraités, ce qui permet également des comparaisons des discours en fonction de cette variable. A la page suivante se trouve un tableau récapitulant les professions, situations familiales et âges des cinquante individus.

Tableau  : Population retenue selon les principales caractéristiques socialesN = 50 individus (dont : Homme : 26 ; Femme : 24)
Prénom Profession Situation familiale âge Nb
Artisans, commerçants, chefs d’entreprise
Madeleine libraire Mariée, quatre enfants 50 ans 1
Renaud Editeur Séparé, un enfant 33 ans 2
France Représentante en produits médicaux Divorcée, un enfant 44 ans 3
Cadres et professions intellectuelles supérieures
Marcel Professeur d’EPS (capes) Divorcé, un enfant, célibataire 50 ans 1
Catherine Professeur d’histoire-géographie (capes) Divorcée, trois enfants (à charge) 40 ans 2
Christine Professeur de français (capes) Mariée, deux enfants 42 ans 3
Sylvie Professeur d’allemand (agrégée) Célibataire 35 ans 4
Denis Professeur de français (agrégé) Célibataire 38 ans 5
Jean-Michel Professeur d’art plastique Marié, deux enfants 37 ans 6
Elise Professeur d’art plastique Marié, deux enfants 36 ans 7
Armand Professeur de français (agrégé) Marié, deux enfants 57 ans 8
Roland Professeur de mathématique (agrégé) Vie maritale, deux enfants 40 ans 9
Christian Ingénieur informaticien Célibataire 38 ans 10
Luc Ingénieur informaticien Marié, deux enfants 40 ans 11
Georges Ingénieur Marié, sans enfants 44 ans 12
Paul Responsable de service (GRH) Marié, quatre enfants 42 ans 13
Professions intermédiaires
Jean-Jacques séminariste Célibataire 28 ans 1
Bertrand Prêtre diocésain Célibataire 56 ans 2
Jérôme Prêtre diocésain Célibataire 59 ans 3
Michel Prêtre diocésain Célibataire 43ans 4
Odette institutrice Célibataire, sans enfant 40 ans 5
M.-Christine institutrice Divorcée, deux enfants 41 ans 6
Guy Educateur spécialisé Vie maritale, sans enfant 45 ans 7
Employés
John Employé de librairie Divorcé, vie maritale, deux enfants 44 ans 1
Julie Employée de librairie Vie maritale 35 ans 2
Didier Employé de librairie Vie maritale 28 ans 3
Antoine Employé de librairie Célibataire 30 ans 4
Denise Employée de bureau (comptabilité) Divorcée 48 ans 5
Michèle Employée de bureau (social) Mariée 53 ans 6
Claudie Employée d’association (comptabilité) Divorcée, trois enfants 54 ans 7
Retraités
Léon Ancien ingénieur Divorcé, trois enfants 64 ans 1
Jean Ancien ingénieur Marié, quatre enfants 69 ans 2
Inactifs divers (autres personnes sans activité professionnelle)
Sandrine Etudiante (capes histoire de l’art) En appartement (vie maritale) 28 ans 1
Annelise Etudiante Lettres modernes (DEUG) Chez ses parents 21 ans 2
Rodrigue Etudiant en philosophie (DEUG) Chez ses parents 22 ans 3
Eric Etudiant en philosophie (DEUG) En cité universitaire 20 ans 4
Céline Etudiante (capes histoire de l’art) En appartement (vie maritale) 27 ans 5
Estelle Etudiante école d’ingénieur Chez ses parents 23 ans 6
Célia Sans activité professionnelle En appartement (seule) 27 ans 7
Prénoms Origines sociales du père âge
Nicolas Responsable de la communication dans une entreprise 16 1
Cyrille Ingénieur (parents divorcés) 17 2
Amandine mère : Représentante en produits médicaux (parents divorcés) 16 3
Anaïs Employé 16 4
Angélique ouvrier 16 5
Julien ouvrier 16 6
Tristan ingénieur 16 7
Aude au chômage (avant employé) 16 8
Florence médecin 16 9
Céline Employé 16 10
Aurélie Commerçants (boucher-charcutier) ; (parents divorcés) 17 11

Notes
369.

Selon une expression également employée par D. F. MacKenzie, La bibliographie et la sociologie des textes, Paris, Edition du Cercle de la Librairie, 1991