3 – Les conditions de passation des entretiens

Nous avons essayé de nous tenir, dans la mesure où cela était possible à une passation d’entretiens au lieu du domicile des enquêtés. Il apparaissait effectivement pertinent de faire discourir des individus à propos de leur pratique dans l’un des lieux où celle-ci s’effectue, et où l’on peut s’épancher de manière (peut-être) plus relâchée et moins tendue qu’ailleurs (un lieu public, ou à son travail). Il était également intéressant pour nous d’observer les mises en scène du livre au sein du domicile. Aussi avons-nous procédé par notes ethnographiques en focalisant l’attention sur les lieux d’exposition des livres (dans le salon, dans les cabinets, dans le couloir, dans la chambre, au sous-sol ; dans des cartons, dans des bibliothèques...) et sur les manières dont les enquêtés se comportaient avec leurs livres. Parfois, un rapport quasi « charnel » se dévoilait, où on voyait un enquêté passer l’entretien à caresser, à contempler tel ou tel livre, ce qui donne évidemment de précieuses indications sur les expériences de lecture susceptibles d’être faites. Réaliser les entretiens sur les lieux d’habitation des enquêtés paraissait donc être le procédé le plus efficace pour recueillir sous forme d’indices ténus tout ce qui se dévoile du rapport au livre et qui ne se met pas forcément en discours (parce que cela serait trop descriptif ou vide de sens pour l’enquêté). C’était également une manière de permettre aux enquêtés de parler de lectures en présence des livres : bien souvent ceux-là interrompaient la discussion pour aller fouiller dans leur bibliothèque, ou se mettait à parler d’un livre parce que leur regard s’était accroché comme en passant à cet objet. Il semble d’ailleurs à ce propos qu’une des façons les plus radicales de rompre avec « l’ethnocentrisme lettré370 », qui guette le chercheur en sciences humaines dès lors que sont abordées les questions relatives à la lecture, consiste justement à ne pas mettre les enquêtés dans des situations où ils auraient à discourir de façon décontextualisée de leur pratique. Et il s’est avéré tout au long du travail de terrain, que les enquêtés parlaient d’autant plus et d’autant mieux de leurs lectures qu’ils pouvaient à tout moment retourner dans leur bibliothèque chercher l’ouvrage qu’ils venaient d’évoquer ou tout simplement regarder s’ils n’en oubliaient aucun dans leur énumération. Car l’expérience de réception n’est pas qu’une expérience faite avec des textes hors de toute matérialité. Leur support physique, qui a participé de la construction du sens du texte et dans l’expérience de réception est également ce qui permet leur mémorisation. Les souvenirs de lecture, s’ils concernent des mots, des phrases, des histoires, s’étendent aussi aux livres comme objets : une maison d’édition particulière, une image sur la couverture, un grain de papier spécial, une typologie remarquable... Il suffit, pour prouver ce que l’on avance, d’observer que bien souvent des gestes accompagnent l’évocation de livres : des mains écartées pour signifier qu’il s’agit d’un « pavé », deux doigts serrés pour un texte très court. Le souvenir d’un texte est bien également souvenir d’un objet, ce qui renforce l’intérêt dans ce type de recherche pour le programme de recherche énoncé par R. Chartier et D. MacKenzie relatif aux effets de sens résultant des effets de forme. D’autant plus que travailler à partir d’entretiens et d’observations ethnographiques (effectuées pendant les entretiens) permet de recueillir une multitudes d’indices renvoyant au rapport que les enquêtés entretiennent avec livres dans leur matérialité. Nous avons ainsi tenu compte de tous ces éléments lors de la reconstruction des expériences de réception des textes de Bobin.

Dans quatre cas, il n’a pas été possible de réaliser les entretiens au domicile des enquêtés. Il s’agit d’un ingénieur qui bien que travaillant sur Lyon, habitait Paris, et qui a souhaité réaliser les entretiens à son bureau ; d’un professeur de mathématique habitant également à une soixantaine de kilomètres de Lyon qui a préféré que nous nous rencontrions sur un campus universitaire ; et de deux professionnels du champ littéraire (un éditeur et une libraire) habitant la région lyonnaise, qui ont spontanément proposé leur lieu de travail pour les entretiens. Il est à ce propos intéressant de constater que pour ces derniers le lieu de travail est apparu comme le plus propice et pratique pour la réalisation d’entretiens sur la lecture. Dans les analyses qui vont suivre, nous avons intégré cet élément comme indice d’un rapport particulier à la lecture et aux livres, en essayant d’observer quelles pouvaient en être les conséquences sur l’expérience de réception des textes de Bobin.

Notes
370.

Ce terme est employé par G. Mauger, C. Poliak, B. Pudal, dans l’article « lectures ordinaires », in B. Seibel, Lire, faire lire, op. cit,. p. 38

C’est une précaution méthodologique également mise en avant par P.Bourdieu, « Je crois qu’il est important que nous sachions que nous sommes tous des lecteurs, et qu’à ce titre, nous risquons d’engager sur la lecture des foules de présupposés positifs et normatifs » et R. Chartier « Je crois que cette projection universaliste de l’acte de lecture qui est le nôtre, les historiens l’ont aussi pratiqué dans une dimension diachronique en projetant rétrospectivement notre rapport aux textes comme étant le seul rapport historiquement possible. » R. Chartier et P. Bourdieu, « la sociologie, une pratique culturelle ? », in R. Chartier (ed), Pratiques de la lecture, op. cit., p. 268 et p. 268 ; et B. Lahire : « L’erreur théorique la plus courante en sociologie et la plus difficile à contrôler consiste, pour l’analyste (sociologue, historien, etc.) à placer son propre rapport aux textes dans la tête des lecteurs qu’il étudie ou dans les textes lus eux-mêmes. Ce rapport aux textes tient essentiellement à la formation scolaire de l’analyste et consiste à considérer, de façon logocentrique, que tout texte est susceptible d’une appropriation exégétique ou herméneutique. Un texte, quel qu’il soit, serait donc d’abord et avant tout, un objet de déchiffrement ou de quête de sens. Or, la sociologie des modes populaires d’appropriation des textes a pour principale vertu de faire apparaître la relativité de ce mode d’appropriation des textes. » B. Lahire, « écrits hors école... », in B. Seibel, Lire, faire lire, op. cit., p. 147