4 – L’analyse : entrée thématique ou portrait

Les entretiens ont été accompagnés systématiquement de prises de notes ethnographiques et intégralement retranscrits. Il reste alors à préciser dans cette introduction les choix que nous opérés pour l’analyse de ce matériau relativement volumineux (chaque entretien durait entre une et trois heures et donnait lieu à des retranscription allant de quarante à soixante-dix pages, il y avait au minimum deux entretiens par enquêtés).

L’analyse thématique, relativement fréquente dans la littérature sociologique offre l’avantage de permettre une comparaison des réponses des enquêtés selon un ensemble de points jugés pertinents. Pour les cinq que nous avons retenus, cela signifie rendre compte tout d’abord des pratiques de lecture ordinaires des enquêtés, puis de leurs modes d’appropriation des textes de Bobin, de leurs usages et fonction, de leurs effets, et enfin de la légitimité de la lecture et des textes de cet écrivain selon les milieux sociaux. L’objectif recherché serait alors la présentation comparée de toutes les réponses des enquêtés pour chacune de ces thématiques, selon une visée d’exhaustivité. Mais échappe alors ce qui constitue l’essentiel de notre objet, c’est-à-dire la reconstruction d’expériences de réception, entendues comme un mixte variable d’un individu à l’autre des traits pertinents précédemment cités. Dans cette optique, l’analyse sous forme de portrait, ainsi que l’effectue B. Lahire dans Tableaux de famille 371 paraît correspondre davantage aux objectifs attendus :

‘« Si nous avions abordé séparément des traits, nous aurions fait perdre de vue ce qui nous semble le plus important à souligner, à savoir que ces traits (caractéristiques, thèmes) se combinent entre eux et n’ont de sens sociologique, pour notre objet, qu’insérés dans le réseau de leurs entrelacements concrets. Contrairement à ce que l’on peut penser d’ordinaire, c’est donc bien dans les portraits de configurations, et non dans des analyses qui dénoueraient ce que nous avons consciencieusement noué, que l’on trouve l’interprétation des faits. Notre souci a été de ne point trop détruire les logiques pratiques avec leurs multiples contraintes simultanées et enchevêtrées (logiques dans lesquelles nous sommes souvent pris lorsqu’il s’agit de prendre telle ou telle orientation, de faire un ‘choix’ plutôt qu’un autre au cours de notre vie quotidienne) et non de faire une lecture de la réalité sociale dans le langage des variables et des facteurs explicatifs. »372 ’

La notion de portrait s’emploie dans une logique de configuration qui invite l’analyste à retenir un ensemble de traits sociologiquement pertinents pour rendre compte d’une pratique ou d’une expérience. L’écriture de portraits obéit donc à une visée différente de celle mise en place pour l’analyse thématique : chaque portrait s’élabore en repérant les configurations spécifiques formées par l’ensemble des traits pertinents pour un enquêté. Plutôt que de prendre un thème et de faire défiler en quelque sorte tous les enquêtés afin d’observer les variations et/ou convergences de l’un à l’autre, il s’agit pour chaque enquêté de reconstruire la combinaison singulière que son cas forme au regard des traits pertinents retenus. La comparaison d’un cas à un autre n’est pour autant pas perdue de vue. Même si l’on a l’impression qu’elle s’efface à l’intérieur de chaque portrait, elle est ce qui en permet la construction : ce n’est que parce qu’une configuration particulière a été mise en évidence qu’une autre se construit, dans une sorte de dialogue virtuel entre tous les cas. La comparaison d’un enquêté à l’autre est néanmoins dans une position moins centrale que dans l’analyse thématique, et ce n’est qu’à la lecture de l’ensemble des portraits que des récurrences et divergences s’observent.

Notre population, nous l’avons signalé, se comporte de cinquante individus. L’analyse par portrait de configuration, pour intéressante qu’elle soit, possède tout de même l’inconvénient d’occuper beaucoup d’espace (entre dix et quinze pages par cas). Il arrive également que certains cas soient plus éclairants que d’autres dans les configurations que l’on souhaite mettre en évidence. Enfin la visée n’est pas l’exhaustivité dans les formes possibles d’expériences de réception des textes de Bobin, en raison du parti pris qualitatif de la recherche. Aussi avons-nous décidé de ne pas constituer cinquante portraits, mais d’en présenter quatorze. Le choix des enquêtés dont nous avons ainsi construit le portrait s’est effectué selon le critère principal de la différenciation des cas : figurent ainsi à peu près autant d’hommes que de femmes, toutes les catégories socioprofessionnelles représentés dans la population totale, des individus mariés, célibataires, divorcés, et enfin des enquêtés déclarant aimer les textes de Bobin, et d’autres déclarant ne pas les aimer. C’est bien évidemment à la lecture des entretiens retranscris que le choix final s’est décidé pour chaque enquêté. Ces portraits sont présentés dans quatre chapitres et classés en fonction de redondances repérées soit dans les usages des textes de Bobin, soit dans les formes d’interprétation qu’en font les lecteurs.

Pour les trente-cinq enquêtés restants, nous avons mis en place une analyse thématique. Un dernier chapitre propose une étude comparative des discours des enquêtés restants (soit vingt-quatre individus) selon deux traits pertinents : les effets des textes sur les lecteurs ; les usages ou fonctions des textes de Bobin. Car au delà de l’utilisation de ces éléments pour la fabrication des portraits, mettre en évidence des similitudes et/ou des divergences d’un enquêté à l’autre semble intéressant du point de vue d’une sociologie de la réception. Observer par exemple, que les effets des textes de Bobin sur les lecteurs convergent vers un petit nombre de sensations invite à questionner autrement qu’au cas par cas l’articulation entre injonctions des textes, compétences des lecteurs et variation des contextes. Le repérage de tendances s’organisant autour de certains traits pertinents constitue également une manière de répondre aux interrogations posées par la réception en inscrivant les appropriations des lecteurs dans des cadres généraux (la possibilité de la fabrication d’une typologie des effets des textes sur les lecteurs, pour poursuivre l’exemple sera ainsi discutée).

Il reste avant d’en passer aux analyses, à approfondir un point théorique au moyen d’un matériau qui n’a pas encore été présenté. La discussion porte sur la notion de mode d’appropriation des textes qui paraît devoir être soumise à quelques aménagements pour devenir dans notre recherche pleinement opérante, et le matériau consiste en l’observation, l’enregistrement et la retranscription intégrale de deux séances de huit heures cours de français en classe de seconde portant sur le Très-Bas étudié en oeuvre complète. Eclaircissement théorique et analyse de l’étude du Très-Bas en classe sont proposés au chapitre cinq ; les portraits classés selon quatre entrées (les rencontres heureuses ; des lectures professionnelles des textes de Bobin ; le référent chrétien ; des expériences malheureuses de réception) forment les chapitres six à neuf ; et la synthèse thématique des discours de réception est faite au chapitre dix.

Notes
371.

B. Lahire, Tableaux de famille, op. cit.

372.

B. Lahire, Tableaux de famille, op. cit., p. 61