Chapitre V : L’expérience ordinaire et la réflexivité

Introduction

Pour retrouver des traces de la fabrication des rapports aux livres et à la lecture et aux textes, nous disposons en théorie sociologique de la notion de mode d’appropriation des textes : lecture par référence à l’expérience ordinaire pour les uns, lecture par référence à « la seule réalité textuelle » pour les autres, le sens des textes se construit au travers de ces opérations. Ce qui clive ainsi les lecteurs est ainsi une compétence lectorale scolairement acquise car la lecture méthodique s’apprend au lycée à partir de la seconde.373 Il apparaît alors que le passage par les classes de français au lycée rend compte de la possibilité pour les lecteurs de l’acquisition d’une compétence à la lecture méthodique, compétence qui peut ou non être mobilisée lors de lecture hors du cadre scolaire. De ce point de vue, des informations sur le niveau scolaire des enquêtés, et notamment le rapport au français ainsi que le partage entre études littéraires et scientifiques doivent aider dans l’appréhension de la technique d’appropriation susceptible d’être mise en oeuvre pour les textes de Bobin. Un des indices utilisés pour rendre compte du mode d’appropriation des textes mobilisé par les lecteurs concerne donc la carrière de lecteur, envisagée en partie du point de vue de la scolarité.

Au regard des niveaux d’étude de la population retenue, il s’avère que la majorité des enquêtés se trouve dans ce cas de figure. Exception faite des lycéens (11 individus), qui sont au moment des entretiens en pleine acquisition de cette lecture méthodique, seuls trois enquêtés ont arrêté leurs études avant l’entrée au lycée ou pendant celui-ci.

Cette particularité de la composition la population invite à s’attarder sur la notion de lecture analytique ou méthodique : de fait, nous ne sommes pas en présence d’un lectorat dont le niveau scolaire empêcherait, au moins d’une manière théorique d’envisager qu’une certaine acquisition de ce mode d’appropriation a été faite au lycée. Il convient alors de préciser que pour les catégories de lecteurs auxquelles nous avons affaire, peu d’éléments empiriques et théoriques sont à la disposition du chercheur. La remarque faite par Bernard Lahire en 1993374 constatant la pauvreté des études sur les pratiques lectorales de lecteurs non populaires et pour lesquels « ‘dans l’état actuel des recherches sur l’appropriation des textes, on est contraint de se servir des catégories de différenciation, telles que « disposition éthique » et « disposition esthétique » qui ont été établies à propos des goûts en matière de consommation culturelle’ », reste toujours d’actualité. Même si des ouvrages tels que Histoires de lecteurs 375 offrent un panorama des types de textes lus selon les époques et contextes traversés par des enquêtés socialement diversifiés, ils n’entrent pas dans les problématiques liées à la variation des modes d’appropriation. Et les études qui placent en premier lieu cet élément (Baudelot, Cartier, Detrez, Et pourtant ils lisent 376) portent davantage sur les lycéens que des lecteurs sortis du système scolaire après un passage au lycée.

C’est donc armé d’outils qui n’ont pas été initialement conçus pour les populations de lecteurs dont il est question ici que nous avons à mettre en place cette étude. Une réflexion sur leur pertinence et limites apparaît donc en premier lieu nécessaire. A quoi renvoient réellement les notions d’expérience ordinaire ou de référence à « la seule réalité textuelle », relevant chacune d’un mode d’appropriation ? Et que se passe-t-il dans le cas où les compétences des lecteurs ne s’apparentent pas d’une manière exclusive à l’un ou à l’autre ?

Au cours du travail de terrain, nous avons eu l’opportunité de rencontrer un enseignant de français qui faisait étudier en oeuvre complète un ouvrage de Bobin à ses classes de secondes. Ayant eu l’autorisation d’assister à ces cours, nous avons alors pratiqué des observations nous permettant de retracer les contours d’une lecture analytique d’un texte de Bobin. Grâce à l’analyse de ce matériau (section I), nous espérons faire avancer les questions relatives aux modes d’appropriation des textes (section II).

Notes
373.

Voir les travaux de Fanny Renard, Changer des habitudes lectorales ?, Mémoire de DEA de sociologie, Université Lumière, Lyon 2, septembre 1999

374.

Bernard Lahire, La Raison des plus faibles, Rapport au travail, écritures domestiques et lectures en milieux populaires, Presses Universitaires de Lille, 1993, p. 101

375.

Gérard Mauger, Claude Poliak, Bernard Pudal, Histoires de lecteurs, Essais et Recherches, Nathan, Paris, 1999

376.

Christian Baudelot, Marie Cartier, Christine Detrez, Et pourtant ils lisent..., Paris, Seuil, 1999