1- Les coulisses du cours : les problèmes annoncés d’une lecture analytique du Très-Bas

Le premier entretien avec l’enseignant a été réalisé avant le début des cours sur Le Très-Bas. Il livre des informations tout à la fois sur l’expérience de lecteur de Denis, et sur la façon dont il pense aborder l’oeuvre de Bobin en classe.

Pour l’enseignant, présenter cet auteur en oeuvre complète à des secondes est une sorte de pari : le sentiment d’une prise de risque, voire de légère subversion perce dans ses commentaires (« ça va être un peu l’aventure »). Manque tout d’abord à l’enseignant l’appareil critique disponible lorsqu’il s’agit d’oeuvres anciennes et « canonisées ». N’ayant lu ni commentaires critiques sur Bobin ou le Très-Bas, ni explications de texte, l’enseignant se sent démuni et obligé d’aller chercher par lui-même les indications nécessaires à la présentation de l’oeuvre. Il est alors particulièrement intéressant de relever les questions que lui pose l’étude dans un cadre scolaire d’une oeuvre qui n’est pas habituellement reçue dans ce contexte. La transformation d’une lecture personnelle en travail scolaire génère de la part de Denis de nombreuses interrogations et exige l’application d’une grille de lecture bien plus systématique que celle initialement mise en place lors de sa première lecture de l’oeuvre. Les étapes de cette conversion du mode d’approche du texte fournissent donc l’occasion d’observer quels points doivent être mis en évidence dans un cadre scolaire-lycéen. La nécessité de fabriquer une biographie et la liste des « oeuvres marquantes » de l’auteur constituent, on le verra, quelques uns des éléments incontournables de l’entrée d’un auteur dans la littérature légitime.

Cette absence d’éléments de discours critiques déjà constituées autour de Bobin et de son oeuvre se traduit par une inquiétude concernant la préparation des explications de textes. Denis, bien que familier des techniques d’analyse, se trouve dépourvu pour Le Très-Bas :

‘« D’habitude je travaille dans le sens où j’épluche, je décortique le texte je m’entoure d’un appareil critique qui là fait défaut. Enfin grâce au texte de La merveille et l’obscur, où Bobin parle de lui-même, ou d’autres articles. Mais, en l’absence de ce travail critique sur Bobin moi justement je vais peut-être en profiter d’une certaine manière de cette absence. Pour me lancer à l’aventure quoi. [...]
Alors je me dis que peut-être ça sera la meilleure des façons de partir à l’aventure, de ne pas trop prévoir les conditions de diffusion et de réception de ce cours. »’

Les raisons de ces difficultés ne proviennent pas uniquement de l’absence d’appareil critique mis en place pour l’oeuvre de Bobin. Elles sont également le résultat de la composition spéciale des textes. L’enseignant se demande comment intégrer la brièveté, qui lui semble l’une des plus remarquables revendications de l’auteur :

‘« Je pense qu’il y aura six heures [en tout sur l’oeuvre] à peu près, je ne vais pas effectivement faire trop long sur un texte assez court. Par rapport à un poète qui revendique cette brièveté comme apparemment une des clés de son art. Donc faire long sur Bobin qui fait court et qui revendique cette brièveté, ça serait peut-être finalement déplacé. Et puis, je voudrais éviter cet effet qui est dû traditionnellement au cours et qui est la répétition. »’

Les difficultés annoncées proviennent également de la relation privilégiée qu’il a pour Le Très-Bas. Relatant son expérience de réception en terme de «  rencontre » marquante, Denis évoque quelques passages « intimes » qui lui paraissent délicats à commenter ainsi que la peur d’échouer dans la transmission d’une émotion littéraire :

‘«Je pense que ça va m’être délicat de parler en cours, dans un cadre justement scolaire, mais je le ferai. Pas délicat par rapport à une gêne personnelle par rapport au contenu, des idées de Bobin. Mais parce que, j’ai toujours cette peur que ça ne soit pas reçu à sa juste valeur, enfin, que la parole de Bobin, par l’intermédiaire du professeur, soit dévaluée. Le risque de s’emparer de choses essentielles est d’en faire des choses, qui vont tomber dans le décorum dans l’apparence, dans la parole figée, scolaire, classique, attendue. Mais plus particulièrement quand on a des textes qui s’attaquent entre guillemets à cette relation de la mère et de l’enfant, cette douceur de vivre, ce bonheur de l’enfance, la pureté, les joies simples de la vie, enfin, je le dirai, mais je ne sais pas comment cette parole risque de, une peur de la dévaluer, par rapport au cadre dans lequel elle va s’exprimer, là, précisément. »’

Denis semble avoir peur de « dévaluer » la « parole de Bobin » en raison du cadre scolaire où elle va s’énoncer. Cette crainte n’est pas sans rappeler l’opposition qui figure dans les textes de Bobin entre le savoir (immédiat, intuitif, pris dans l’émotion) et la connaissance (scolaire, laborieuse, prise dans la raison). On note ainsi une connotation péjorative à l’encontre de l’Ecole, où Denis sent que ce n’est peut-être pas le cadre idéal pour une transmission de l’émotion des textes de Bobin. Ce qui semble placer l’enseignant dans une position pour le moins inconfortable puisque sa tâche consiste justement à former les élèves à la littérature.

L’opinion de l’enseignant avant qu’il ne déclenche un regard plus analytique sur Le Très-Bas se focalise sur l’impression de justesse des propos de Bobin. Les thèmes qu’il repère immédiatement et qui le touchent particulièrement concernent la manière dont l’écrivain « remet les pendules à l’heure » pour indiquer où réside l’essentiel de la vie. Ainsi, avant la mise en oeuvre d’une lecture analytique de ce texte, Denis évoque cette thématique comme centrale :

‘« Et bien, je dirais que c’est, cette façon de mettre en évidence la vie dans son aspect élémentaire, et il y vraiment un sens, évident, une sorte d’évidence. Une évidence qu’on ne voit pas, enfin qu’on ne voit pas assez dans la vie courante comme on dit, qui est pleine de frivolité. Donc cette façon de mettre en évidence la force de cette vie qui est toujours là. Cette présence qu’on oublie quoi.
Et puis bon, ben la façon dont il parle des choses essentielles, dont on ne parle pas, par une sorte de fausse pudeur. Chez lui, il y a une façon d’étaler des choses qu’on garderait un petit peu pour soi. Il emploie des mots comme douceur, comme vie, comme simplicité, comme ces mots là que finalement, parfois, on n’ose pas dire. Donc c’est très fort, parce que finalement, c’est des choses simples mais qu’on refuse presque de voir quoi. Alors donc, il remet les pendules à l’heure en oubliant, ou en rejetant, ou en oubliant tous les aspects un peu superficiels de la vie, ou de la vie, du travail, ou des relations un peu superficielles et faciles, et puis il pointe comme ça directement des choses qu’on garde parfois un peu pour soi. »’

Ainsi pour Denis, les thèmes à relever du Très-Bas sont la relation de la mère à l’enfant, les joies simple, la douceur de vivre, le bonheur de l’enfance. Toujours selon lui, l’auteur exprime des « évidences », c’est-à-dire des idées qui n’ont pas besoin d’une démonstration pour être comprises par tous. Ces évidences portent sur des « choses simples » qui devraient ainsi être entendue par tout le monde. Et au moyen de ces évidences, Bobin « remet les pendules à l’heure », autrement dit, partage ce qui est essentiel et simple dans la vie, de ce qui est superficiel et facile. Ce n’est donc pas le contenu du « message » de Bobin qui paraît poser problème à Denis : il n’anticipe pas une difficulté à faire comprendre à ses élèves le fond du propos. Ce qui l’inquiète davantage, c’est que l’émotion et la poésie qui se dégagent du texte, ne soient pas perçues par les élèves (« donc le risque de détruire un petit peu de la magie de ce verbe là, qui est presque le problème numéro un du professeur de lettre, dans tout texte. »). En fait, et c’est ce que nous allons observer avec les réactions des élèves (en classe et lors des entretiens), ces « évidences » n’en constituent pas vraiment, ce sont à des problèmes de compréhension des énoncés qu’ils se heurtent. Il est alors intéressant de remarquer que ce qui fait sens pour l’enseignant, ce qu’il considère comme des vérités simples et qui ne demandent pas à être expliquées ne se perçoivent pas comme tel par les élèves.

Finalement, en guise de conclusion au thème de la préparation de ses cours sur le Très-Bas, Denis se propose de considérer ce texte « comme les autres », lorsque lui est posée la question de la façon dont il va préparer ses cours :

‘« Je sélectionnerai des passages. Peut-être que le mieux c’est de faire comme je fais habituellement avec d’autres textes, de pas trop se poser de questions particulières. C’est peut-être ça qui va résoudre le problème. Mais y aura peu de préparation, enfin j’essayerai de faire peu de préparation, quand même, comme d’habitude quoi. »’

L’ensemble de ces inquiétudes traduit un rapport à l’oeuvre de Bobin particulier : c’est en raison du vif intérêt de l’enseignant pour Le Très-Bas qu’il choisit de l’inclure au programme de seconde, mais cet intérêt lui fait considérer l’oeuvre comme un objet à part, qui mériterait presque un traitement qui semble aller en contradiction avec un mode scolaire d’appropriation du texte. Ainsi, sa peur d’échouer dans la transmission d’une émotion, d’être répétitif envers un texte qui revendique sa brièveté relèvent d’une position ambivalente. Denis oscille entre son devoir de « commentateur » et son désir de n’être que dans l’émotion face au texte. Appliquer une grille de lecture analytique devient alors quelque peu sacrilège. L’analyse détaillée des séquences de cours consacrée à la lecture et les explications de texte du Très-Bas montrent comment Denis tente de résoudre cette tension.