Le vocabulaire d’une expérience esthétique 

Lors de la première séance, l’enseignant entame son étude en demandant aux élèves leurs impressions à propos du Très-Bas. Les termes employés pour lancer ce tour de parole informel montrent qu’avant même d’avoir donné quelques indications sur le texte, une manière de qualifier l’expérience littéraire se dévoile : « Il s’agit de savoir un peu comment vous avez reçu cette oeuvre, un peu ce que vous avez ressenti ... ». Utiliser le vocabulaire du « ressenti », de la « réception » est une façon d’indiquer dans quel registre d’expérience esthétique les élèves doivent se positionner. En posant ces questions l’enseignant offre aux élèves des mots pour nommer leurs impressions de lecture. Cela signifie également qu’il ancre directement dans ce registre d’expérience la lecture du Très-Bas. Les réponses des élèves ne vont néanmoins pas dans le sens de la narration d’une expérience artistique ou esthétique :

‘« Elève : moi, j’ai trouvé qu’au début j’ai eu du mal à rentrer dans le bouquin, parce que c’est difficile comme texte quand même. Au début j’ai eu du mal. Y a plein d’images. C’est ce que vous appelez un texte poétique ?
Elève : C’est assez spécial.
Elève : c’est très abstrait. J’ai trouvé même un peu trop abstrait, y a trop d’images. C’est peut-être la prose poétique ? »’

Ils restent même complètement dans le cadre de lecture scolaire-lycéen et sont en attente de mots savants. Lors de la même séance, l’enseignant tente de creuser l’idée d’une impression de surprise relatée par certains élèves :

‘« Et dans ces passages-là [se rapportant au thème de l’enfance], il y a peut-être l’élément de surprise, bon, il est en train de parler de quelqu’un et puis là, tout d’un coup, généralisation sur la mère : « toutes les mères sont etc... ». Et puis là démarre un texte qui peut faire plus d’une page. Mais une fois la surprise passée, comment avez-vous reçu ces passages-là ? Ne serait-ce que du point de vue de l’idée ? C’est une réflexion qui vous a impliqué, concerné, des choses qui vous semblaient, importantes, vous concernait directement ? Ou vous avez pris ça pour un propos général, abstrait ? [...] Vous ne ressentiriez pas les choses à ce point là ? Vous trouvez qu’il a raison ? »’

Se trouvent dans la même phrases les termes de « ressenti » et de « raison » : ainsi, en demandant aux élèves de juger par eux-même en référant la justesse des propos de l’auteur à leurs sensations intérieures, l’enseignant leur apprend à mobiliser un schème d’appréciation particulier où l’intériorité constitue l’étalon de mesure de la justesse des assertions378. Il est à noter que, que ce soit en classe ou lors d’entretiens individuels, aucun lycéen n’utilise spontanément le vocabulaire de l’émotion. On voit donc bien comment la sensibilisation et l’acquisition d’un vocabulaire spécifique à une certaine expérience esthétique s’effectue (au moins en partie ) en cours de français.

Notes
378.

Pour une analyse de cette forme de réception, intitulé révélation ou « rencontre heureuse » voir chapitre VI  « Les rencontres heureuses »