La transformation de Bobin en un auteur légitime 

Lors de la première séance, il revient à l’enseignant d’effectuer une présentation générale de « l’auteur et son oeuvre ». Elle semble importante pour Denis en ce qu’elle doit permette aux élèves de prendre quelques points de repères par rapport à un écrivain contemporain. Cette séquence biographique avait été évoquée au moment de l’entretien préliminaire :

‘« D’ailleurs je pense que lors de la première séance, où je vais faire une brève présentation, forcément, sur la biographie de Bobin. Je ne vais pas m’étendre et puis on sait peu de chose. Donc à part cet élément un peu biographique, des présentations de l’ensemble de son oeuvre, qui est-il. Parce que pour certains, ils ne se rendront même pas compte que c’est quelqu’un de vivant enfin ils le savent pas, et puis c’est vrai qu’il n’est pas connu quand même du grand public. Donc je suis quand même un peu obligé de le resituer. Donc dates, le type de personne, un peu, puis présenter son oeuvre, comment il réagit, par rapport aux médias, à la presse, tout ça, qu’il reste plutôt enfermé. »’

La présentation de l’oeuvre reprend des qualificatifs trouvés dans différents articles de revues littéraires. Est mise en avant la difficulté de définir précisément la production de Bobin, lorsque Denis en fait une présentation à ses élèves :

‘« Pour qualifier un peu plus son oeuvre : globalement, la plupart des ouvrages de Bobin sont des textes courts, qui même lorsque les ouvrages sont un peu plus importants, prennent la forme, soit de chapitres courts, soit de ce qu’on pourrait appeler à la limite des nouvelles ou récits. Dans L’Inespérée par exemple, qui font quelques pages chacun, qui sont autant de méditations effectivement sur la vie, cette vie prise souvent dans ses formes les plus simples, les plus élémentaires, d’une rencontre, de ce qu’il appelle le rien, encore une fois, dont il fait l’éloge.
D’ailleurs il y a des titres qui sont significatifs aussi : l’Eloge du rien ou Souveraineté du vide. C’est dire assez la direction que prend sa méditation . Ce sont des textes en prose, mais d’une prose et ça posera la question, d’une prose qui le rend difficilement classable. Non dénuée en effet de qualité poétique, que ce soit les images, que vous avez remarquées, que ce soit aussi son rythme, ses reprises, ses répétitions, etc. Alors Bobin poète , c’est le qualificatif qui revient en effet le plus souvent, même si toute son oeuvre est en prose. »’

Dans cette présentation, qui ne vise pas à être justifiée par l’enseignant, mais seulement à donner aux élèves quelques points de repère et de classification des textes de Bobin, on remarque qu’un certain nombre de termes relevant encore une fois d’une expérience esthétique fondée sur l’émotion se dévoilent. Le terme de méditation par exemple, indique une manière d’écrire qui tout en s’opposant à la rigueur d’une démonstration scientifique, opère tout de même sur des sujets ou thématiques légitimes (la vie, dans sa forme la plus élémentaire, les « rencontres »).

Les qualificatifs de « poète » apposés à l’auteur, d’ « oeuvre » pour désigner sa production littéraire constituent également des manières de faire apparaître Bobin (ce nouvel entrant dans le champ consacré de la littérature légitime dont l’école fait en partie figure de garant) comme un « vrai » écrivain. S’il s’agit d’un poète, qui a déjà composé une oeuvre, alors sa présence au programme scolaire se justifie. Pour un écrivain non « canonisé » tel que Bobin, c’est un coup de force qui est effectué par l’enseignant au moyen de la mobilisation d’un outil d’analyse textuelle tout à fait ordinaire : la présentation de l’oeuvre et de l’auteur.

Denis se doit également d’énoncer les quelques oeuvres majeures de la bibliographie de l’écrivain. Sans aide extérieure, et sans avoir lu l’intégralité de sa production, il doit donc construire la liste des « textes marquants ». Il la présente à ses élèves sans préciser qu’il lui est revenu le travail de la constituer. Elle devient pour ses secondes la liste officielle des textes marquants de Bobin. Cette liste reprend la plupart des titres publiés chez Gallimard, que l’enseignant considère être un signe de consécration littéraire. Il cite donc :

Le coup de force qui permet de faire de Bobin un écrivain consacré de la littérature réside donc à la fois dans les termes choisis par l’enseignant pour qualifier « l’auteur et l’oeuvre » ainsi que dans la manière dont il présente les éléments biographiques. La légitimité littéraire de Bobin n’est pas soumise à la question. A aucun moment il ne se demande avec ses élèves si Bobin est ou non un écrivain légitime. La mobilisation d’outils d’analyse littéraires tels que la capacité à citer une liste d’oeuvres « marquantes » de l’écrivain, à le situer comme poète contribuent à le transformer en auteur légitime. Sans doute que s’il s’était agi d’un auteur complètement méconnu pour lequel aucun article de presse n’ait existé, n’ayant publié qu’un seul texte dans une petite maison d’édition, l’enseignant ne l’aurait certainement pas mis au programme de ses classes de seconde. En toile de fond se dévoilent donc les techniques et schèmes d’appréciation de l’enseignant qui lui permettent de transformer Bobin en un auteur susceptible de légitimation par le milieu scolaire.