Une rhétorique au service du « message »

Lors de la troisième séance, le travail d’explication de texte commence. Denis avait au préalable demandé aux élèves de préparer un texte (en le lisant). La lecture commentée porte sur un passage évoquant les relations entre le père, la mère et l’enfant. L’exercice consiste à repérer dans un passage l’ensemble des termes qui reviennent d’une phrase à l’autre. Il a pris soin de préciser qu’il attend les termes abstraits et non concrets dans ces répétitions. Cela permet d’observer comment l’enseignant passe de la mise en évidence de techniques rhétoriques à l’énonciation d’assertions présentes dans le texte. Les techniques rhétoriques repérées par l’enseignant servent à renforcer la compréhension du « message » de l’auteur. Les élèves sont amenés à repérer les répétitions voulues par l’auteur :

Question de l’enseignant : « ‘Alors comment Bobin, pour cette lecture, nous fait glisser d’une notion à une autre, dans un texte qui opère une véritable jonglerie verbale, avec tous les mots forts qui parsèment cet ouvrage ? Et peut-être aussi d’autre part... pour préciser un peu, une autre piste qu’il faudra suivre en tout cas, puisqu’on a parlé hier aussi de l’abstraction de Bobin : oui, ici aussi on a beaucoup de mots abstraits. On va les relever d’ailleurs, on va commencer par là. Mais comment chaque fois ces mots abstraits sont reliés à des choses simples de la vie ordinaire, courante, donc à des éléments les plus concrets possibles. L’envolée réflexive, méditative du texte, la méditation sur la mère, la sainteté passe par cette jonglerie avec des mots, avec des mots abstraits. Mais toujours aussi dans un rapport entretenu en permanence avec le concret. Et il ne faudrait pas prendre ce passage pour une réflexion théorique, c’est tout sauf ça.’.»

Parmi les occurrences repérées, il y a le mot « vie ». Sa particularité au regard des autres occurrences est qu’il ne revient que d’une façon sporadique dans le passage. L’enseignant dénombre cinq utilisations de ce mot, mais à des endroits différents du texte. Sa conclusion va dans le sens d’un éclaircissement du message de l’auteur :

‘« Oui, alors vie. Le problème c’est que ‘vie’ n’est pas répété immédiatement. Donc on a peut-être un peu tendance à l’oublier, mais il sera répété par la suite du texte. Donc je suis d’accord pour le mettre dans cette série des mots-clés du passage. Le mot vie : quatre occurrences du terme vie. Donc sa présence est diffuse. Presque noyée dans l’ensemble des autres termes. Je crois que ceci est déjà un fait en soi intéressant. La vie, elle ne se saisit pas de manière figée et rationnelle, mais elle est là, présente tout le temps. C’est la compagne ordinaire, qu’on finit par oublier tellement elle est là. Compagne de tous les jours. Heureusement. Sinon nous ne serions pas là pour en parler. Paradoxe. »’

Ainsi, l’usage et la finalité dévoilés par cet exemple des outils d’analyse textuelle consistent en une meilleure appréhension et explication du message de l’auteur. Repérer la manière dont l’occurrence « vie » est employée tout au long du passage amène à montrer que le contenu du texte, la thématique est une préoccupation incessante en analyse de textes. Même lorsqu’elle cède le pas à la mise en évidence d’outils rhétoriques, ces derniers ne sont pas étudiés en soi, mais pour le surcroît d’information sur le contenu du texte qu’ils apportent. Au coeur de l’appareil rhétorique, stylistique, d’analyses textuelles réside l’ensemble des questions relatives au sens du texte et à son contenu. Ainsi, les schèmes d’interprétation proposés par les auteurs sont constamment sollicités dans les lectures analytiques de leurs textes. D’où une imprégnation possible pour les élèves et plus généralement tous ceux qui mobilisent ces techniques.

Autre exemple de transformation du sens commun au sens savant de l’appréhension d’un terme : il s’agit cette fois pour l’enseignant de faire relever par les élèves l’abondante utilisation du mot « joie ».

‘« Et puis un tout petit mot encore qui vient avec le retour du mot vie. Qui est répété lui aussi. Joie. [il l’écrit au tableau]. Déjà la sainteté c’est la joie, et puis un petit peu plus loin : « la mort avalée c’est la joie », et puis un « merveilleux conducteur de joie ». Trois fois le terme joie. La joie. Alors le mot est peut-être un peu dévalué aujourd’hui, mais logiquement il a un emploi essentiellement religieux. Au départ, il désigne une émotion forte. Bien au delà de plaisir. Donc le mot joie qui est plus fort pour exprimer une sorte de sentiment de bien-être mais, dix mille fois plus fort que l’expression bien-être, bien entendu. »’

Il y un sens ordinaire du mot « joie » qui est sous-entendu par l’enseignant lorsqu’il dit que ce mot est de nos jours galvaudé. Si les élèves n’ont pas relevé ce mot parmi les termes forts, c’est que justement, ils se réfèrent au sens ordinaire, au sens galvaudé de ce mot. L’enseignant précise alors comment il convient de comprendre ce terme. De ce fait, il transforme un savoir commun, ordinaire pour un terme, en lui donnant un sens savant : la joie s’oppose au plaisir, est beaucoup plus intense et doit être entendu dans une connotation religieuse. On considère que la définition « savante » de la joie, telle qu’elle est présentée par l’enseignant est un schème d’interprétation susceptible de transformer l’appréhension ordinaire de ce terme. Le rôle des cours de français et d’analyse de texte dans l’apprentissage de schèmes d’interprétation du monde est alors ici manifeste.

L’entrée thématique est donc à l’origine d’un travail plus spécifique sur quelques techniques rhétoriques utilisées par l’auteur. Ce faisant, c’est bien encore et toujours du contenu et de la mise en évidence d’un message qu’il est question dans cette analyse de textes. Les élèves apprennent donc à la fois à reconnaître des techniques d’écriture particulière, relevant du style et de l’expression de l’auteur, et à la fois des éléments de son « message ».

Ainsi, l’apprentissage de la lecture analytique en classe consiste également en un apprentissage de normes comportementales, de schèmes de perception et d’interprétation. C’est de la matière à penser autant que de la matière à analyser les textes qu’offre l’enseignant à ses élèves. Dès lors, il reste à se demander ce que vont faire les lycéens de ces schèmes d’interprétation et de ces normes comportementales : il n’y a que dans le cas d’une étanchéité parfaite avec leur expérience ordinaire qu’il est encore possible de dissocier ce qui relève de la lecture analytique de ce qui relève d’un mode d’appropriation par référence à l’expérience ordinaire. Rien n’empêche de penser que les schèmes d’interprétation proposés par les textes de Bobin, relevés et expliqués par l’enseignant ne vont pas également être partiellement appropriés par les élèves.