Critique de la logique marchande

L’enseignant fait un détour, sans l’expliciter par la critique de l’échange avec gain, thème particulièrement présent dans la tradition chrétienne. C’est encore une fois une incursion dans un domaine qui déborde le seul discours sur la qualité littéraire du texte. Des idées sont présentées et soumises à la connaissance et au jugement des élèves :

Elève citant Bobin : « ‘un père c’est quelque chose qui représente autre chose que lui-même en face de son enfant, la loi, la raison, l’expérience. La société.’ »

Enseignant : voilà, donc société, loi, expérience, raison (écrit au tableau). D’ailleurs par son activité marchande, quel principe finalement représente-t-il ? Le marchand, finalement, que représente-t-il, quel est son objectif ?
E : vendre.
P : oui, vendre pour ?
E : faire du bénéfice
Enseignant : oui, faire du bénéfice, du profit. Au fond, comme on le dirait, il gagne sa vie. Alors là, l’expression est fortement remise en cause par Bobin ailleurs qu’ici, mais on sent ceci dans le texte. Donc la notion qui accompagne celle de père, c’est une sorte de profit qui repose, il me semble sur un échange. C’est un drapier, un commerçant, il échange, marchandise contre argent. Mais un échange d’ailleurs dont on doit garder plus qu’on ne cède. Sinon il se ruine et ne fait pas tourner la boutique. Pour faire tourner la boutique, il faut un échange lucratif où on dégage un gain, il me semble, c’est net pour le père. C’est entrer les éléments. Avec ça il fait vivre sa maison, mais c’est sur un principe de gains. »

La présentation du thème de la mère permet d’aller plus loin dans le développement du message que tente de faire passer l’auteur. L’enseignant va même jusqu’à proposer une assertion personnelle : « donc la vérité de la vie peut-être serait dans le don », en proposant à ses élèves de garder cette idée, afin de la méditer, d’y réfléchir plus longuement.

‘« La mère, chaque fois qu’elle est évoquée, comment est-elle montrée ? D’abord comme un mystère, effectivement, quelque chose qui n’est pas facilement cernable. Il faudrait aussi repointer des éléments du passage où il est question de la mère, p. 24-25.
Elève : une mère ne représente rien devant son enfant, alors que le père représente la loi... Les mères naissent en même temps que leur enfant.
Enseignant : et justement, la mère me semble du côté de l’attention permanente, de chaque instant. Elle est là. Elle grandit avec l’enfant, le père est loin. Elle, elle est là. Il y a un autre passage où elle est décrite comme partout dans l’enfant. Le père est en face, la mère elle est partout. Dehors, à côté, autour, dedans. Donc il y a ce mystère, justement, d’une omniprésence de la mère. Présence attentive, présence de tous les instants. On sent aussi effectivement qu’elle donne toujours. Et d’ailleurs y a un passage sur la sainteté qui est dans ce même chapitre, dans les mêmes pages, « d’ailleurs il n’y a pas de saints ». Donc y a aussi ce thème de l’usure de la mère, mais une usure non comptée, un don total. Ici on avait le principe de l’échange, là, il y a le principe du don, l’usure, on n’attend rien, on n’attend rien en échange. On sait que c’est fatigue perdue, peine perdue. En prenant ces expressions dans un sens particulier. Recevoir et donner sont peut-être un peu ces deux facettes de la vie, et évidemment, quand il dit que la maternité est source de sainteté, on comprend effectivement que de ce point de vue là, François d’Assise a hérité de la mère. Du moins tel que Bobin présente effectivement la mère comme toutes les mères. A savoir comme quelqu’un qui va donner et ne pas attendre en échange de recevoir quelque chose. Donc la vérité de la vie peut-être serait dans le don. Alors ça, donc à mettre en réserve, à examiner avec cette notion d’attention. »’

Les idées repérées par l’enseignant sont donc une critique de l’échange qui va avec le rôle de père, et une louange de l’éthique du don, associé à la figure maternelle. Ces deux thèmes, lorsque l’enseignant les évoque, ne sont pas rapportés à la dimension ou origine chrétienne qui est pourtant au fondement de la dichotomie. Par l’omission de ce référent, l’enseignant tend à réifier et universaliser des propositions qui ne prennent sens que dans un contexte particulier. Les élèves sont alors amenés à juger, à méditer sur une thématique en la rapportant à leur expérience ordinaire, aux connaissances objectivés éventuellement mobilisables, sans avoir les moyens de contextualiser la « vérité » qui s’est ainsi dévoilée. Le don est lié à l’attitude maternelle, et apparaît revêtir une valeur positive tandis que l’échange marchand, lié au « rôle de père » prend une valeur négative. La « vérité » étant que le don vaut mieux que l’échange marchand. Au regard du procédé utilisé par l’enseignant, on peut se demander quelles en seront les conséquences du point de vue de la réception du texte par les élèves. Quel apprentissage peut-il être fait à partir de ces thématiques dont l’enseignant demande aux élèves de les éprouver pour eux-mêmes, dans un rapport responsif-actif plutôt que passif au texte ?

En fait, la manière dont le père est présenté est rapidement pointée par les élèves comme polémique. Ils contestent la généralisation effectuée par Bobin. L’enseignant, pour discuter ce thème, tente de faire le lien avec les connaissances sociologiques ou économiques que certains élèves suivant l’option sciences sociales pourraient avoir :

Enseignant : le père, c’est un marchand drapier, qui voyage, il a d’ailleurs rencontré sa femme, grâce à son voyage commercial. Bobin en parle comme s’il avait ramené sa femme comme s’il avait ramené une belle étoffe, la plus fine, dit-il de ses étoffes, ou une expression similaire. Il est loin, il voyage. »
Elève : oui, mais il en fait une généralité alors que les pères ne sont pas forcément tous comme ça.
Enseignant : est-ce que ce n’est pas une vision qui serait un peu traditionnelle de la vision du père ? Peut-être que depuis quelques années, ou décennies tout au plus, les pères ont un peu changé, dans la vie, y a eu une évolution de l’attitude des pères, par rapport à leurs enfants, notamment leurs enfants en bas âge, socialement, ceux qui font peut-être un peu sociologie en ont peut-être un peu parlé de l’évolution des comportements familiaux. L’évolution du rôle des pères dans la société ou dans la famille. »

Ainsi, une des manières de contrecarrer l’impression commune, celle issue de l’expérience ordinaire concernant les rôles des pères et mères consiste pour l’enseignant à aller chercher une objectivation au moyen de connaissances issues des sciences économiques et sociales. La vision des pères proposée par Bobin est alors vraie pour l’enseignant, mais en ce qu’elle se rapporte à une vision traditionnelle, tandis que l’objectivation au moyen des sciences humaines tend à en présenter une autre. Il est ainsi à remarquer la manière dont l’entrée thématique est utilisée : elle sert à l’enseignant à faire rentrer les élèves dans le texte, en partant de leurs points de vue, de leurs centres d’intérêt. Et lorsqu’une question polémique est soulevée l’enseignant rapporte alors le thème à un corps constitué de connaissances issus d’autres disciplines (sociologie, ...). Les élèves, restant dans une compréhension passive, ont bien du mal à répondre. Mais cela montre qu’il y a des connections possibles entre les thématiques littéraires et celles à l’oeuvre dans d’autres disciplines (philosophie, histoire, sciences humaines). L’enseignant tente de faire appel à un autre ensemble de savoirs qui ne font pas sens pour les lycéens. Les thématiques semblent donc traverser les disciplines, du moment qu’elles restent des connaissances constituées. Par ailleurs, l’enseignant en demandant constamment si les élèves perçoivent, ressentent les propositions de l’auteur comme vrai, propose une sorte de va-et-vient constant entre l’expérience ordinaire et des connaissances constituées dans certaines disciplines. Lorsqu’il demande à ses élèves s’ils n’ont pas l’impression que le rôle du père s’est transformé depuis quelques décennies, c’est à la fois en les renvoyant à leur expérience ordinaire et aux schèmes interprétatifs issus des sciences humaines. Le flou qui accompagne le référent auquel les lycéens doivent rapporter une assertion de l’auteur invite donc à remarquer comment l’assimilation de schèmes interprétatifs « savants » au sein de l’expérience ordinaire s’effectue : dans ce cas, l’enseignant apprend aux élèves à ressentir comme juste, authentique, vrai, à la fois des éléments appris, extérieurs à eux (le rôle des pères dans la société envisagé d’une manière sociologique), et éprouvés au fonds d’eux-mêmes. Le rapport responsif-actif qui est demandé par l’enseignant ne se rapporte donc pas tant à l’expérience ordinaire de ses élèves qu’à un ensemble plus vaste que le seul domaine de la littérature. La question portant sur la validité de telle ou telle assertion se résout ainsi, selon l’enseignant, en confrontant celle-ci à des savoirs objectivés issus de champs voisins de la littérature (philosophie, idéologie, sociologie, histoire...). Les lycéens ont ainsi à naviguer entre des schèmes de perception et d’interprétation objectivés auprès desquels ils ont à se positionner en apprenant à reconnaître ce qui est juste, vrai au moyen de ce qu’ils « ressentent ».

Et lorsqu’au final l’enseignant explique en quoi consiste le « message » du Très-Bas, on observe qu’il effectue encore une sortie du cadre littéraire d’explication de texte :

‘« Et au fond le grand principe que véhicule ce texte d’un point de vue idéologique, moral, c’est l’amour de la vie. L’acceptation de tout ce qui nous arrive, magistralement, alors là, développé par ce dernier mot que François d’Assise ajoute à son cantique « loué sois-tu pour notre soeur la mort ». Même ce qui pourrait paraître infranchissable, quelque chose de négatif, à regretter, et véritablement accepté parce que faisait partie intégrante de cette vie. Et au fond ça ne peut pas être mauvais. L’amour de la vie dans tous ses aspects. Dans un don total de soi à cette vie même. Et je laisse un peu le côté idéologique, c’est vrai, très marqué par les valeurs religieuses, qui sont faciles à reconnaître. Mais j’en reviens à ce qui dans un cours de français est quand même, une préoccupation prioritaire, ce qu’on peut retenir de l’analyse de cette langue, de ce style. Et pourquoi j’ai parlé, assez rapidement, de prose poétique. »’

Les formules telles que « mais j’en reviens à ce qui dans un cours de français... » montrent que l’enseignant aura souvent eu l’impression de sortir du cadre littéraire de l’explication de texte. S’agit-il d’une pratique spécifique au Très-Bas, ou plus généralement courante en cours de français ? Le centrage d’observation des cours sur les séquences portant sur une oeuvre de Bobin ne permet pas de répondre à cette question. Qu’elle puisse être utilisée en cours de français invite à penser que cette pratique est une possibilité existant dans le domaine de la lecture analytique. Elle semble ici particulièrement présente et invite à questionner les effets possibles des appropriations de ces bribes de connaissances objectivées pouvant éventuellement fonctionner ainsi que des schèmes de perception et d’interprétation pour les lecteurs.