Les transformations de l’expérience ordinaire

A la séance six, l’enseignant précise que les propos de Bobin tout au long du Très-Bas constituent pour le lecteur une « véritable libération », en ce qu’ils invitent, par l’usage d’un vocabulaire volontairement simple, à renverser l’ordre des choses établies :

‘« Plus radicalement encore à la fin, l’auteur joue véritablement avec l’inversion des mots et met dans la bouche de François d’Assise, des oppositions radicales. « Je serai riche par tout ce que je perdrai » là c’est clair, l’expression est paradoxale, elle ne se comprend pas au premier degré de lecture. Dans le monde de l’esprit, la loi première n’est pas celle du gain, ou même de l’échange. C’est celle au contraire du don, du don sans calcul. Du don sans espoir d’en tirer quoi que ce soit. Si on n’a pas fait ce don là on n’est pas prêt à rentrer dans le royaume de l’esprit. Ce don sans calcul, « sans perte ou presque, sans reste ou presque », c’était celui qui était déjà annoncé à travers le thème de la mère. C’est cette mère qui montrait la voie justement. C’est pourquoi le texte insistait beaucoup en disant que cette sainteté future de François, il l’atteindra de l’imitation du trésor maternel. Le monde de l’esprit n’est rien de différent du monde matériel. Le monde de l’esprit n’est que le monde matériel enfin remis d’aplomb. Voyez l’inversion des signes. Dans le monde de l’esprit, c’est en faisant faillite qu’on fait fortune. Extraordinaire renversement de situation. Tout perdre pour tout gagner, tout miser sur la seule case possible : Dieu.
Donc ce qui me semble intéressant aussi dans ce texte, c’est comment à travers tout le Très-Bas on retrouve comme ça des passages qui nous obligent à revoir nos façons de concevoir les relations, nos façons de concevoir le monde, la vie, etc. une remise en cause radicale . Mais une remise en cause radicale qui passe par une interrogation sur le langage. Puisqu’au fond, tout n’est qu’une question de mots. C’est aussi avec les mots de tous les jours, et avec les mots du commerce qu’on peut réussir à exprimer un sentiment radical de vie et un choix spirituel. Il y a par l’usage de ces mots, il me semble une sorte de véritable libération. »’

L’effet du contenu des propos de l’auteur porte sans aucun doute pour l’enseignant sur la manière dont le lecteur appréhende les choses (le monde) : « ‘on retrouve comme ça des passages qui nous obligent à revoir nos façons de concevoir les relations, nos façons de concevoir le monde, la vie, etc. une remise en cause radicale’ ». En utilisant une formule assez forte (des passages qui « nous obligent »), l’enseignant met directement en relation le texte lu et les transformations des conceptions qui doivent en découler. La manière dont cette assertion est effectuée montre que pour l’enseignant, il ne s’agit pas d’un effet sur le lecteur tout à fait original et propre à Bobin, mais qu’il est à envisager comme une possibilité offerte par la littérature. Ainsi, la modification de « nos façons de concevoir les relations, nos façons de concevoir le monde, la vie » est une des dimensions de la réception de certains textes littéraires dont Le Très-Bas fait partie. Il y a bien une sorte de va-et-vient repéré par l’enseignant qui doit s’effectuer entre le lecteur et les propositions textuelles, de sorte qu’une transformation de l’appréhension issue de l’expérience ordinaire se manifeste. Il y a là une intrication de schèmes d’interprétations savants au sein de l’expérience ordinaire qui, loin de représenter un mécanisme inhabituel et surprenant, constitue un des effets repérables et explicables du Très-Bas. Les dimensions cognitives et normatives de la littérature, que Jauss381 avait mises en évidence lors de l’étude de poèmes lyriques trouvent ici une bonne illustration.

Notes
381.

Hans R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978