La notion d’expérience ordinaire en question

Le mode d’appropriation éthique ou pragmatique consiste en la mobilisation de la part du lecteur de schèmes d’interprétation issus uniquement de l’expérience ordinaire, dans la construction du sens des textes. Ainsi que le précise B. Lahire pour des enquêtés issus du monde populaire :

‘ « Aux dispositions théoriques, esthétiques ou politiques (selon les imprimés que l’on considère) qui supposent toutes une attention spécifique à l’activité langagière en tant que pratique autonome (théories, problématiques politiques, courants esthétiques et styles...), c’est-à-dire un rapport réflexif au langage, s’oppose par conséquent les dispositions pragmatiques et éthico-pratiques des lecteurs de milieux populaires. »382

La division entre mode d’appropriation pragmatique et analytique reprend donc le partage entre le réflexif et le non-réflexif. Poser que le mode d’appropriation esthétique est du côté d’un rapport réflexif aux choses et au langage signifie que par opposition, le terme d’expérience ordinaire indique un rapport non-réflexif.

‘« La généralisation des formes sociales scripturales et, notamment, de la forme scolaire de relations sociales permet de diffuser plus largement dans la population un rapport scriptural-scolaire au monde qui peut parfois prendre la forme d’un rapport théorique au monde. »383

L’opposition de ces deux modes d’appropriation est pensée selon le modèle du sens pratique qui distingue la logique pratique de la logique savante, notamment au regard de la possibilité de réflexivité qu’offre la seconde. Dans ce cas, l’expérience ordinaire se rapproche de la notion bourdieusienne du sens pratique.

‘« L’idée de logique pratique, logique en soi, sans réflexion consciente ni contrôle logique, est une contradiction dans les termes, qui défie la logique logique. Cette logique paradoxale est celle de toute pratique ou, mieux, de tout sens pratique : happé par ce dont il s’agit, totalement présente au présent et aux formes pratiques qu’elle y découvre sous la forme de potentialités objectives, la pratique exclut le retour sur soi (c’est-à-dire sur le passé), ignorant les principes qui la commande et les possibilités qu’elle enferme et qu’elle ne peut découvrir qu’en les agissant, c’est-à-dire en les déployant dans le temps. »384

Le sens pratique est une notion qui aide à l’appréhension de la « logique logique », qui dit quelque chose des manières ‘savantes’ de raisonner. Elle fait néanmoins l’objet de révisions. Ainsi, B. Lahire385 pose la question de « ruptures avec le sens pratique » lorsque dans des situations ordinaires, les individus se mettent d’une façon inhabituelle à recourir à l’écrit. Ou encore, S. Faure, qui met en évidence le travail réflexif qui accompagne l’apprentissage de la danse au moyen d’exercices permettant de prendre conscience des mouvements du corps386. Si l’apprentissage de la danse constitue un cadre particulier d’insertion de la réflexivité sur le travail du corps, il n’est pas exclu d’imaginer que des situations ordinaires sont également l’occasion d’apprentissage ou d’intériorisation d’éléments de réflexivité. La coupure entre l’expérience ordinaire (où règne le sens pratique selon Bourdieu) et la réflexivité semble devoir être remise en question.

La lecture analytique apprend à hiérarchiser l’espace littéraire, à se repérer dans les genres, les auteurs, à construire un discours sur ses lectures, à transformer le lecteur en commentateur. Mais il y a plus : l’analyse thématique fait partie de la lecture analytique et porte sur le contenu des oeuvres. Ainsi, il y a des manières littéraires de traiter certains thèmes comme l’amour, la mort, l’art, ... Autrement dit, des thèmes de la vie ordinaire, ou relatifs aux questions existentielles se trouvent évoqués par les écrivains.

Par exemple, lorsque Denis, fait étudier Le Très-Bas à ses classes de seconde, on observe que ses interventions ne portent pas uniquement sur le style ou divers éléments de rhétorique du texte. La question du contenu de l’oeuvre est abondamment évoquée et discutée avec les élèves. Sont donc livrés aux lycéens des schèmes d’interprétation qui peuvent renforcer, remplacer ou concurrencer leurs manières ordinaires d’appréhension de ces thèmes. Si l’on considère que les thèmes en littérature peuvent constituer des schèmes d’interprétation de la réalité, il faut alors envisager qu’en apprenant aux élèves un mode de lecture analytique des textes, l’enseignant leur soumet également des séquences de schèmes d’interprétation qu’éventuellement les lycéens s’approprieront.

Pour Jauss, cette intrication de la littérature au sein de l’expérience ordinaire se nomme « fonction communicationnelle ». Il suppose que les textes littéraires transmettent des normes comportementales que les lecteurs vont acquérir ou conforter. Dans une étude menée sur la poésie lyrique en 1957 portant sur le thème de la douceur du foyer, l’auteur met en évidence la façon dont se dévoilent ces normes (au moyen d’une lecture analytique), et les procédés rhétoriques les plus propres à les produire.

‘« La sociologie de la connaissance [...] n’a visiblement pas encore apprécié à sa juste valeur le rôle que remplit l’expérience esthétique dans la constitution de la réalité sociale. Le but de l’étude que j’entreprends ici est de décrire ce rôle sur un exemple pris dans l’histoire, et de jeter ainsi un pont entre la théorie littéraire de l’esthétique de la réception et la théorie du monde vécu (Lebenswelt) qu’a développé la sociologie du savoir.387 »’

Au coeur de l’entreprise de l’esthétique de la réception, réside donc la dialectique de l’expérience esthétique et de l’expérience pratique. La « douceur du foyer » correspond à un ensemble de poèmes lyriques étudiés par Jauss, du point de vue de leur fonction communicationnelle, en mettant en évidence les outils rhétoriques servant cette fonction. Il montre ainsi que par le lyrisme des poésies portant sur ce thème, ce sont des normes comportementales qui se transmettent en même temps qu’une théodicée : « ‘Le thème lyrique avec ses variations est un paradigme social qui communique toujours des expériences, enseigne des modes de comportements, des normes de savoir quotidien.’ 388 » (p. 302). Il prend l’exemple de « La vie au champ » d’Hugo : « ‘on y voit le poète dans la situation du conteur au foyer, non seulement dire aux enfants comment il faut penser, rêver, chercher, mais encore leur donner des conseils plus ou moins solidement concrets ; à qui l’on doit donner l’aumône, comment il faut recevoir les enseignements ou le blâme des parents. Toutes ces leçons de morales sont étayées sur la promesse Qu’être bon, c’est vivre (v.67) et couronnés par une petite théodicée : Dieu n’a que faire du mal, donc l’homme peut trouver « la bonté » jusque dans la douleur et les larmes.’ 389 »

Il y a non seulement une interpénétration des assertions venues des textes au sein de l’expérience ordinaire, mais cette fonction « communicationnelle » de la littérature sert un groupe social, en transformant en normes intemporelles des injonctions, des schèmes de pensée et d’interprétation du monde historiquement constitués et pris dans des rapports de force avec d’autres groupes sociaux.

‘« La transmission par l’expérience esthétique soumet les modèles communicationnels à une idéalisation qui les soustrait au temps, rehausse leur efficacité didactique et leur donne, de surcroît, dans leur fonction d’éléments créateurs ou vecteurs de normes, la consécration de la poésie. Mais cette apparence de validité transtemporelle fait d’eux aussi les instruments adéquats de la dissimulation idéologique du réel. Ce qui caractérise l’idéologie dans ce contexte, c’est que derrière le discours se cachent les intérêts d’une couche sociale dominante, que la communication est déformée par une affirmation qui est en même temps silence complice, et qu’un intérêt de groupe revendique une valeur universelle pour son interprétation particulière du monde. On peut donc observer sur notre modèle comment la fonction sociale de la poésie passe de la légitimation des normes au soutien idéologique de l’ordre, dans différents domaines. 390» ’

On a vu lors de l’analyse des cours faits par Denis à ses secondes, comment concrètement pour le cas des textes de Bobin, la légitimation d’un schème d’interprétation était effectuée : qu’il s’agisse de la logique marchande, du rôle du père dans la famille, l’enseignant transforme les assertions, les décontextualise, les généralise, et fait tente de faire basculer ses élèves dans un rapport responsif-actif à leur égard.

Si l’appropriation du Très-Bas par les élèves passe par l’appropriation de certains schèmes d’interprétation, se pose alors la question de la façon dont ils vont s’opposer, ou au contraire s’harmoniser, s’intégrer ou non à l’expérience ordinaire. Il se peut que ces schèmes consistent en un savoir distinct, isolé et seulement mobilisable lors d’exercices scolaires. Il se peut également qu’ils transforment l’expérience ordinaire en s’y intégrant. Dans ce cas, à quel type d’expérience ordinaire a-t-on alors affaire ? Se distingue-t-elle toujours aussi radicalement d’une connaissance savante, objectivée du monde ? Notre point de vue est que ce n’est que dans certains cas très spéciaux, dont la pratique et la construction d’un savoir scientifique fait partie, que l’on peut dissocier radicalement l’espace des savoirs objectivés (J.-C. Passeron)391 de l’espace de l’expérience ordinaire, et qu’il faut, avec Jauss, envisager que l’expérience esthétique joue un rôle dans la construction sociale de la réalité.

Se pose également la question de la nature des connaissances et normes comportementales qui se dégagent des textes et que s’approprient les lecteurs (ou plus généralement, des produits culturels et de leurs publics). Peut-être qu’elles s’apparentent à des schèmes de perception et d’interprétation ordinaires que le lecteur retrouve et confronte avec les siens. Mais il peut également s’agir de schèmes permettant une objectivation et un retour réflexif sur sa propre expérience ordinaire. Le corollaire d’une hypothèse des fonctions cognitives et normatives de la littérature est en effet la possibilité d’une activité réflexive chez le lecteur, et donc au sein de son expérience ordinaire.

Avec les textes de Bobin, nous observons bien une définition de certaines situations sociales (la maternité, le rôle des femmes, des hommes, l’importance de certaines valeurs...) qui conduit à l’énonciation de certaines normes comportementales relevant de l’ethos de la mystique contemplative. On peut alors tout à fait imaginer le cas d’un lecteur qui apprenne au cours de leur lecture des textes de Bobin à envisager son propre rapport à ces situations sociales de la façon prévue par Bobin et qu’il s’en serve pour donner sens à son expérience. Les textes permettent dans cet exemple un retour réflexif sur sa propre pratique. S’agit-il d’une objectivation ? Peut-on dire alors que le lecteur a intégré au sein de son expérience ordinaire des schèmes de perception et d’interprétation, des normes comportementales lui permettant de constituer un rapport « savant », réflexif à sa pratique et au monde ? Il est bien difficile de répondre, d’autant plus que cela dépend sans doute de la nature des schèmes de perception et d’interprétation ainsi acquis. Cela revient donc à considérer que le partage entre expérience ordinaire et sens savant ou réflexif ne constituent que deux pôles idéaltypiques d’une réalité dans laquelle la mixité des deux est sans doute davantage la règle.

Notes
382.

B. Lahire, « Ecrits hors école : la réinterrogation des catégories de perception des actes de lecture et d’écriture », in B. Seibel, Lire, Faire lire, Paris, Le Monde Editions, 1995, p. 149

383.

B.Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op.cit., p. 41

384.

Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Editions de Minuit, 1980 p. 54

385.

Bernard Lahire, L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, Nathan, 1998

386.

Sylvia Faure, Les processus d’incorporation et d’appropriation du métier de danseur, thèse de doctorat de sociologie, Université Lumière Lyon 2, 1998

387.

Hans R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p. 295

388.

H. Jauss, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 302

389.

H. Jauss, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 302

390.

H. Jauss, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 313 - 314

391.

Jean-Claude Passeron, « l’espace mental de l’enquête (I) : la transformation de l’information sur le monde dans les sciences sociales », Enquête n°1, 1995, pp. 13 - 42 ; Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement sociologique, l’espace non-paupérien du langage naturel, Nathan, 1991